JM et les chefs coutumiers de la République démocratique du Congo

09 October 2020

Sir Gaëtan Duval : "Je n’ai pas peur de mourir"

Entretien réalisé par Jean-Mée Desveaux, six mois avant la mort de Sir Gaëtan Duval. 
Business magazine 1995

On peut l’aimer comme on peut le détester mais pendant près de quarante ans, l’île Maurice n’a pu l’ignorer. Gaëtan Duval, le nom même évoque une foule de souvenirs et d’émotions qui ont marqué, souvent de façon dramatique, le cours de l’histoire récente de notre île. 

Dans l’interview qui suit, on a l’impression que plus que jamais l’homme d’Etat arrivé à un stade crucial de la vie, révèle la fragile structure de l’humain qu’on n’a réussi, jusqu’ici que d’entrevoir. Gaëtan Duval nous parle de la mort qui ne l’effraie pas et à laquelle il pense souvent. Il nous révèle les détails les plus intimes qu’il conserve à l’égard de son fils qui le remplace aujourd’hui à la tête du PMSD. De ce parti, il nous avoue qu’alors qu’il serait disposé à reprendre le leadership pour l’enlever d’une période de division, il n’accepterait jamais de poser à nouveau sa candidature dans l’arène politique.


Plus que toute autre pensée que Gaëtan Duval dévoile avec une candeur qui lui est propre, le lecteur gardera longtemps cette phrase qu’il veut voir gravée sur sa tombe : « Passant ne pleure pas, je ne suis pas mort. Je fais semblant. »



Une vie aussi remplie que la vôtre génère beaucoup de souvenirs chez soi, autant que chez ceux qui nous ont vu évoluer sur cette scène éphémère. Quelle est l’image qui survivra de Gaëtan Duval dans la mémoire de l’île Maurice quand Gaëtan Duval ne sera plus ?

A mon avis, ce sera quelqu’un de très près du peuple qui, bien qu’ayant à travers sa vie rencontré des gens venant de tous les mondes, a su quand même garder sa simplicité et mettre les gens à l’aise quels qu’ils soient. Quelqu’un aussi qui a contribué à faire de l’île Maurice, le pays qu’il est aujourd’hui, du point de vue économique, tout en rapprochant les différentes classes sociales du pays. Quelqu’un, enfin, qui en essayant de traiter tous les gens de la même manière, de les inviter autour de la même table, a tenté de diminuer les différences et les tensions entre les classes, je dis bien classes, je ne dis pas ethnie parce que pour moi la tension au sein de l’île Maurice d’aujourd’hui existe entre les classes plutôt qu’entre les ethnies.

Ai-je devant moi un Gaëtan Duval devenu adepte de la sociologie marxiste ?

C’est le contraire du marxisme. Le marxiste veut exacerber la tension entre les classes, alors que moi j’essaie de la diminuer.

Mais vous croyez que ce sont essentiellement les classes sociales qui divisent les hommes ? 

Aujourd’hui – et je parle de 1995 car ce n’était pas la même chose en 1960 – je prétends que quand on parle de malaise créole ou autre malaise, ce n’est pas un malaise d’éthnie ou de communauté, c’est un malaise de classe. Il y a des gens qui ont et des gens qui n’ont pas et ceux qui n’ont pas, ont un malaise quand ils regardent ceux qui ont. 

C’ est une question de société, d’ appartenance à une classe sociale beaucoup plus qu’une appartenance à une classe ethnique. Le petit Hindou qui travaille comme laboureur dans les champs de cannes ne sent rien en commun avec les grands Hindous du service civil ou les directeurs des corps para-étatiques. Il a beaucoup plus en commun avec l’ artisan ou le petit laboureur créole qui est à côté de lui.

Nous parlions de souvenirs, de l’image que vous laisserez derrière vous. Estce que cela vous importe cette image que vous laisserez derrière vous après que vous soyez parti ?

C’est peut-être bête mais la réponse est oui.

Pourquoi est-ce que cela importe pour celui qui s’en va ?

Pourquoi, parce que partir c’est mourir un peu, mais je ne voudrais pas que mourir soit mourir pour toujours, je veux seulement mourir un peu. Je suis d’accord de mourir. D’ ailleurs, ce que j’ ai donné comme dernière volonté, c’est de mettre sur mon caveau : « Passant ne pleure pas, je ne suis pas vraiment mort, je fais semblant ». Donc, j’aurais voulu vivre dans le cœur des gens et dans la mémoire de ceux qui viennent après. Parce que je crois que c’est important, pas seulement pour moi mais important aussi pour eux. Que dans leurs cœurs, dans leurs comportements, ils sachent que j’existais et ce que j’ai fait pour aider à la cohésion. 

Ce dossier de la mémoire nous joue le tour cruel de mettre sur le même pied les pellicules qu’on aurait préféré oublier d’ une jeunesse fougueuse, mêlée pêle-mêle avec celle de l’ homme d’ Etat mûr en pleine commande de ses facultés mentales et émotionnelles. Quelles sont les pellicules ou les chapitres mêmes que vous auriez préféré ne pas voir mentionnés dans ce recueil final ?

La mémoire est sélective, de sorte que pour moi, à 64 ans, je me souviens de ce que ma mémoire peut bien se souvenir ; c’est ça l’histoire. Il y a sans aucun doute des incidents dont je ne veux pas me souvenir, mais c’est sans importance, ce n’est pas très grave. Je ne crois pas, cependant, que je voudrais voir toute une époque de ma vie ensevelie, parce que la vie est un tout. J’ai changé c’est vrai, mais j’ai évolué et, s’il n’y avait pas cette époque précédente de la vie, il n’y aurait pas eu la suite. 

Vous avez des regrets…

Dans ma vie privée oui ; dans ma vie publique non.

Et vous faites une grande distinction entre les deux ?

Je fais une grande distinction, parce que dans ma vie privée, je regrette des tas de choses. Dans ma jeunesse, dans ma fougue, mon impétuosité, j’ai peut-être fait mal, ça je regrette, si je pouvais effacer, je l’effacerais.

Et dans la vie publique ?

Dans la vie publique, je ne regrette rien. J’ai commencé par être le « roi créole », j’ai amené une coalition qui a évité à l’ île Maurice toutes ces souffrances des pays nouvellement indépendants. Ensuite, j’ai fait ce que j’ai pu pour le développement du pays et j’ai été respecté pour cela. Aujourd’hui, je suis aimé de tous. Il y a très peu de gens qui disent du mal de moi et il y a très peu de gens qui ne m’aiment pas. Du moins, je le crois. 

Si vous excusez mon audace, beaucoup de grands hommes approchant le stade de votre vie ressentent un besoin spirituel pour combler un vide existentiel. Gaëtan Duval ressent-il ces tentations métaphysiques qui permettent à ceux qui, comme lui, ont vécu une vie essentiellement matérielle d’amadouer un au-delà toujours possible ?

Ce ne serait pas vrai, mais je dois vous dire que, sur ce sujet, j’ai été très influencé par deux choses : par une personne, Sir André Nairac, et par un film « L’Itinéraire d’un enfant gâté ». André Nairac m’aimait beaucoup et je passais des journées à Trou-d’Eau-Douce chez lui. Il m’avait dit, un jour : « Tu vois Gaëtan, aujourd’hui je vais m’en aller, je vais passer un an en dehors du pays et quand je reviendrai je vais changer ". Quand il est retourné, il avait changé et il était tombé dans la religion, et on entendait à la radio : « Après Sœur Sourire, vous entendrez maintenant Sir André »

Et puis j’ai vu « L’itinéraire d’un enfant gâté » où Belmondo efface complètement une partie de sa vie et recommence une autre vie complètement. Cela m’a beaucoup influencé et j’ai actuellement envie de faire la même chose, c’est-à-dire de changer de vie complètement, moi aussi.

Un retour spirituel ?

Non pas nécessairement. Différent, il faudra que je m’interroge. Il faudra que je cesse de travailler pour cela, car quand on fait un travail 7 heures par jour, on n’a pas le temps.

Métaphysique ? 

Peut-être, j’en sais rien, pas encore.

Religieux ?

Pas encore, je ne sais pas, aucune idée. La seule idée c’est que je dois changer et recommencer. 

Pour préparer un départ ? 

Pour s’assumer oui ! Je pense au départ. Je viens de vous dire que j’ai fait refaire le caveau de la famille et que je pense à ce qu’on mettra sur ma tombe. D’ailleurs, mes amis m’insultent quand je parle de ces choses-là, mais il faut en parler, je n’ai pas peur. 




L’essence même de Gaëtan Duval est qu’il irait jusqu’en enfer pour défendre ses amis. Pour ses proches, et on ne cesse de le critiquer pour cela, il va encore plus loin. C’est donc avec beaucoup de surprise que l’île Maurice l’a vu aux prises avec la chair qui lui est la plus proche durant ces dernières années. Pourquoi cette attitude amère vis-à-vis de Xavier qui dit maintenant qu'il a honte de s'appeler Duval  ? 

Xavier est un enfant du divorce, le jour où Xavier est né, j’ai quitté la maison, parce que ça n’allait pas. C’est pas parce qu’il était né, mais parce que je me disais que si je me prends à aimer cet enfant, comme j’adore les enfants, je ne pourrais jamais plus me séparer de lui, quitter la maison et refaire ma vie. Or, il fallait que je refasse ma vie. J’ai connu Xavier quand il avait peut-être 14 ans vraiment. Quand je partais en Europe, il venait me rencontrer en France, j’arrangeais pour lui des voyages de millionnaire avec les Jaipur en Inde etc. Naturellement, ça ne suffisait pas, je m’en rends compte maintenant. Quand il rentrait chez lui en Europe avec mère, il n’était pas pauvre, mais il vivait complètement différemment. Il disait que pendant que les autres autour de papa vivent comme ça, regarde moi comme je vis, je prends l’autobus, le car pour aller à l’école.

Mais quand il venait, il était heureux. Je lui ai donné une Porsche à 18 ans. Donc, tout ça a dû bouillir pendant un certain temps, comme dans un volcan, n’est-ce pas, et puis un jour c’est parti, c’est sorti et il le regrette, je suppose, parce que je suis très bien avec sa mère. A chaque fois que je pars en Angleterre, je l’invite à déjeuner ou à dîner. Je suis très bien avec la famille parce que nous sommes des adultes. N’empêche que Xavier avait, si vous voulez, un compte à régler. Et c’était aussi méchant que bête, mais ce qui me tranquillise, c’est que ce n’était pas calculé.


Mais vous n’avez pas mâché vos mots non plus, une "voiture sans moteur" ?

Non, mais vous venez de me parler de la famille. Je voulais lui dire simplement que quand on ne s’occupe pas de sa famille, on devient très très vulnérable. Nous avons vu ce qui s’est passé d’ailleurs avec les gens dont il s’est entouré. Mais si Richard ou Hervé étaient dans ce comité et qu’on avait décidé de sortir contre lui, ça ne se serait jamais passé comme cela. Du reste, le comité n’aurait jamais touché à Xavier s’il pensait me déplaire. 


Le comité a tout fait à Xavier pour vous faire plaisir…

Pas pour me faire plaisir, mais sachant que ça ne se retournait pas contre moi. Il avait ouvert toutes ses défenses et il était sans armure, parce que ceux autour de lui qui frappent la famille, le père, l’oncle, le frère, tous ceux qui l’aiment, lui enlèvent son armure pour mieux l’atteindre. 


Donc Xavier, sur l’échelle des sentiments, est quand même moins proche que les autres ?

Par la force des choses, par des circonstances, mais n’empêche qu'on a eu nos relations extrêmement, je pèse mes mots, je ne dis pas affectueuses, je dis cordiales. Depuis le temps que je le connais, c’est-à-dire depuis 14 ans, 15 ans, on n’a jamais eu une prise de bouche, absolument rien. J’avais toujours vis-à-vis de Xavier, un complexe de culpabilité qui m’empêchait de l’engueuler ; il n’a jamais été engueulé de sa vie. Quand il a écrasé la Porsche, bof ! il a écrasé la Porsche ! Ce n’est même pas lui qui l’a fait, il l’avait prêtée à un copain qui l’a écrasée.Peut-être que ce qui lui manquait, c’était justement une bonne engueulade. 


Est-il possible que l’amertume vis-à-vis de Xavier soit due au fait qu’il ait osé séduire, avec un certain succès, la seule créature que son père ait jamais vraiment aimée : le PMSD ? 


D’abord, mettons les choses au point : je n’ai aucune amertume contre Xavier. Xavier vient ici et il m’a dit, la semaine dernière, qu’on ne parle pas de politique. J’ai complètement oublié ce qui s’est passé, ce que Xavier a dit. Valéry disait, quand on pense on ne peut pas haïr, quand on demande pourquoi, c’est comme ça, on ne peut pas en vouloir à l’autre. C’est terrible de penser. D’ailleurs, je médite : ce qui est beaucoup plus grave. Quand vous méditez, tout ce qui est foncé, devient en couleurs. Je dois vous dire franchement : je n’ai aucune amertume contre Xavier. Xavier ne m’a pas atteint, parce que j’ai compris, ce n’était pas calculé, c’était un réflexe, une réponse, c’était un gosse mal élevé, ce n’était pas calculé parce qu’il se faisait mal en même temps.


Mais je ne me réfère pas à la remarque de Xavier, je me réfère au fait que Xavier a pris la seule créature que vous aimiez, le PMSD, et il l’a prise, je dirais bien, avec un certain succès. 


Mais je le lui ai donnée. Je le lui ai donnée par égoïsme et par lâcheté, parce que je ne voulais plus assumer cette responsabilité, ce fardeau. J’ai eu pitié de Xavier, quand je l’ai vu rester jusqu’à 4 heures du matin au Parlement. Je me dis qu’est-ce que j’ai fait à cet enfant. Je pouvais me défendre en disant que c’est Xavier, si Xavier n’était pas là, j’aurais eu à assumer tout ça moi-même parce que vous savez que les Mauriciens, quoiqu’on en dise, aiment les dynasties. Donc, j’ai tout mis sur le dos de Xavier. C’était plus facile que d’aller chercher un autre.

Quand j’ai pris les rênes de Jules Koenig, j’ai décidé de changer de style. Donc, on a changé de style. Quand Xavier m’a succédé, je ne pensais pas qu’il fallait changer de style, je pensais que ça allait continuer comme c’était, mais lui il a pensé qu’il fallait changer. Il a peut-être raison. Xavier m’a plusieurs fois dit que ce n’est pas le même parti, qu’ il faut changer de style, je ne vois pas bien la différence mais enfin tant mieux s’il réussit. 

Donc, il a fait la même cassure que Gaëtan a fait de Koenig ?

Je n’en sais rien. Il faudra attendre pour se déclarer. Mais ce qui est sûr : c’est que Maurice n’est pas prête encore à voir une équipe de dirigeants qui sont des scientifiques, qui sont des intellectuels. Maurice a besoin d’être aimée, caressée, cajolée, embrassée. 

Toujours ?

Toujours.

Même à la veille du troisième millénaire ?

Oui.

Vous croyez ça ?

J’en suis persuadé.

Et lui, il est trop technocrate ?

Non, non comme je vous dis : il y a des joueurs et lui, au commencement, il aimait le jeu, il aimait les vieilles dames qui vous tenaient les mains dans la foule. S’il a décidé de faire autrement, j’en sais rien, mais il le dit tout au moins.

La version mauricienne de cette confrontation oedipienne entre le père et le fils pour la reine (femme/mère) convoitée ferait de vous un roi défunt devant le succès de votre rival. N’est-ce pas contre cela que vous vous insurgez ? 

Je ne vais pas voir tout ça. Je vais changer de vie. Je serai spectateur. Je ne sais pas dans quelle situation je serai, mais je ne serai pas mêlé à cela, je n’aurai ni regret ni fierté ni quoi que ce soit.


Absolument pas ?

Non

C’est possible ça ? 

Je vais essayer.

Accepteriez-vous d’être de nouveau le leader du parti qui vous a élevé au rang de la royauté créole ? 

Leader du parti peut-être si c’était nécessaire de l’amener à une élection mais candidat, jamais. Ce que je dis c’est que si c’était nécessaire de prendre le leadership pendant quelque temps parce qu’il y a des élections qui arrivent et que le parti est divisé, je le ferais, mais me demander d’être candidat, jamais. Mais alors, jamais.

En tant que roi créole, vous avez réussi à créer un rapprochement historique unique entre la population créole et leurs anciens maîtres, les Franco-Mauriciens. Cette alliance se fit cependant au coût de l’aliénation totale de la population majoritaire asiatique mauricienne. Auriez-vous joué la carte de la menace hindoue si vous pouviez refaire ?

La menace hindoue existait avant moi. Ce n’est pas moi qui l’ai créée car ce n’est pas un mythe. C’est une réalité ; nous étions à un moment donné où notre culture était attaquée. Je suis rentré dans la politique parce que le Parti Travailliste, provoqué, incité par les Anglais, voulait s’attaquer à notre culture. On voulait tuer le français. L’unique raison pour laquelle j’ai fait de la politique, c’est parce que je voulais défendre notre culture. J’avais commencé déjà comme étudiant à écrire des articles, des lettres au Mauricien contre cette menace. Donc cette menace était réelle, elle était véritable ; elle n’a pas été inventée. J’étais quand même assez lucide pour me rendre compte que nous ne pouvions pas gagner les élections sans les hindous. Cela vous rappellera que j’ai fait élire Panchoo à Quatre-Bornes et Ramlagun à Curepipe, parce que je n’ai jamais été assez débile pour penser qu’on pouvait gagner le pouvoir sans l’appui des hindous. Mais tout d’abord, pour pouvoir négocier, pour pouvoir parler, pour pouvoir s’associer, pour pouvoir se comprendre, pour pouvoir se tolérer peut-être, il fallait que je représente quelque chose…C’est donc ainsi que j’ai été élu le leader incontesté de la population générale. 

Ce que vous dites est vrai. C’est ça le miracle : de faire Sir Claude Noël marchant main dans la main avec son artisan, tenant tous les deux le même drapeau. 

Un deuxième miracle, c’est qu’aujourd’hui l’hindou accueille Duval à bras ouverts, car il est sécurisant. C’est pour cela que, paradoxalement, Ramgoolam augmente le nombre de voix hindoues s’il s’allie à Duval. 


Vous parlez du jeune Ramgoolam ? 

Je parle du jeune Ramgoolam. Et puis, moi, j’ai évolué complètement. Je devrais donner ma cervelle à un institut ; qu’elle trouve la vis qui ne marche pas pour que je ne puisse ressentir aucun sentiment communal. Chez moi, j’ai des hindous, des créoles tout autour de moi. Je n’ai jamais fait la différence, et je ne fais toujours pas la différence maintenant. A un certain niveau, on ne fait plus de différence, c’est la classe comme je vous disais ; plutôt que l’ethnie, c’est la politique qui réveille ces sentiments communalistes. 

Certains penseraient justement que vous n’avez pas joué un rôle très positif dans ce domaine-là. Estce que vous rejetez une telle interprétation de l’histoire politique de Maurice ? 

Tout à fait. Il faut se rappeler ce que c’était avant moi. Avant moi, il y avait beaucoup de créoles dans le Parti Travailliste, car c’était le parti de Curé, de Rozemont, etc. Mais tout allait changer avec Ramgoolam père. Le premier qui a essayé d’obtenir le pouvoir à travers la majorité hindoue a été Ramgoolam. C’est du reste ce qui a permis au Parti Mauricien de devenir le seul parti du camp opposé. Il faut voir les choses globalement : il y a toujours une interaction dans les événements historiques. Si Ramgoolam s’était toujours entouré de grands créoles, il n’y aurait pas eu de place pour Gaëtan Duval. C’est la mort de Rozemont et le rejet, voire l’exclusion des autres créoles, qui ont rendu possible Gaëtan Duval.

Tout a donc commencé avec Ramgoolam ?

Non pas tout, mais un des éléments les plus importants était que Ramgoolam s’est rendu compte qu’il pouvait jouer la carte communaliste. Ramgoolam n’était pas un communaliste, pas du tout. Il faisait semblant parce qu’il se disait qu’il fallait absolument avoir le vote hindou pour pouvoir gagner les élections. Ramgoolam était un homme d’une culture extraordinaire, c’était un homme au cœur ouvert ; c’était un grand homme. 

Vous l’aimiez ?

Je l’aimais beaucoup, mais de temps en temps, il avait une réaction communaliste. Il se disait : « Il faut absolument que je ramasse mes troupes ». C’est ce que Jugnauth est en train de faire aujourd’hui au sujet du CPE, etc. Ramgoolam aurait probablement pris le même position que Jugnauth pour avoir le vote hindou, mais il m’aurait dit, en privé : « Gaëtan, que je déteste ce que je fais là. Mais que veux-tu ? »

Aujourd’hui le créole qui n’a ni la force économique du blanc, ni la force politique de l’Hindou ne peut-il pas blâmer Gaëtan Duval pour les avoir menés en bateau plutôt qu’à la terre promise en leur faisant s’allier au mauvais partenaire politique ?

N’oubliez pas que pour des gens extrêmement intelligents, le crime de Gaëtan Duval n’a pas été de faire ça, le crime de Gaëtan Duval a été de faire la coalition avec Ramgoolam. On oublie que quand je l’ai fait, je l’ai fait pour le créole autant que pour l’hindou. Je l’ai fait pour l’île Maurice. J’ai vu ce qui se passait dans les pays du tiers-monde après l’indépendance. On peut donc dire que nous avons évité la dictature, et les bagarres raciales qu’on a vues partout ailleurs.

Je ne me reproche absolument rien. Pour pouvoir faire l’alliance avec Ramgoolam et mener la politique que l’on a menée, il fallait que le PMSD soit fort. Estce que vous vous rendez compte que c’est la politique du Parti Mauricien de 1970 qui est suivie jusqu’à nos jours, que ce soit sur le tourisme ou vis-à-vis de la France et de l’ Europe ou encore de la zone franche. Vous vous rendez compte que si l’île Maurice existe comme elle est, c’est parce qu’elle est proche de l’Europe,et que cette vision était déjà là avec nous au départ. Maurice n’est pas l’Afrique, et j’étais navré de voir mon fils Xavier dire que c’était l’Afrique, mais c’est faux. Maurice, c’est Maurice. Mais Maurice avait intérêt à s’allier et se faire comprendre par les Africains. D’ailleurs, au sein de l’OCAM, j’ai fait ajouter un autre M pour bien démarquer notre entité bien mauricienne. Vous savez que Ramgoolam a eu à forcer la main à ses amis et à son parti pour laisser Gaëtan Duval partir et entrer dans l’OCAM. De l’OCAM, on est rentré dans l’OME. 

A quoi attribuez-vous le malaise créole ?

Je vous ai dit : je ne crois pas qu’il y a un malaise créole, il y a un malaise social, un malaise économique. Il y a trop de différences entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas. Il faut essayer de changer cela par l’amour, par la façon de les traiter, par l’attitude qu’on adopte vis-à-vis d’eux, par la culture, le théâtre, en ouvrant la porte de l’éducation. 

En plus, il faut dire ce qu’il faut : c’est que chaque ethnie, chaque communauté a ses propres faiblesses et sa propre force et les créoles ne sont pas des gens qui vont ramasser de l’argent. Nous ne savons pas ramasser de l’argent. Moi, je suis riche, mais sans fortune. Tout ce que j’ai c’est ce que vous voyez là. Si je cesse de travailler demain, je ne pourrai plus vivre correctement. Je suis un créole parfait ou imparfait comme vous voulez, mais on est comme ça. Alors, on vit au jour le jour. C’est le cas de le dire et c’est dans nos instincts, de ne pas penser à demain. Pas seulement à Maurice, c’est comme ça ailleurs aussi et c’est l’exception qui généralement confirme la règle…

Est-ce que cette propension condamne le créole à l’échec ?

Pas nécessairement. Il y a certains postes, certaines responsabilités qu’il pourrait mieux remplir. Prenez la corruption, par exemple, on n’est pas bien fort là. On ne sait pas comment ramasser de l’argent par la corruption. Notre faiblesse est notre force, c’est que l’argent ne nous attire pas.

Si nous jouions à la libre association et que je vous lançais quelques noms, accepteriez-vous de dire à haute voix ce qu’ils évoquent chez vous ?

Allez-y

Jules Koenig ?

Mon maître.

Jugnauth ? 

Du bon vin qui s’est gâté.

Votre mère ?

Maman ! Tout ce que je suis c’est maman. 

Azor Adelaïde ? 

Un incident. Un accident.

On ne peut pas arriver à comprendre que votre souhait le plus cher avant de mourir c’est de voir le fils de SSR au pouvoir, alors que vous preniez le vôtre par la main, il y a tout juste quelques mois, pour faire alliance avec le PM. N’estce pas là un manque de suite dans les idées ?

Pas du tout. Au contraire : le but c’est de se rapprocher de Jugnauth pour pouvoir le convaincre de partir discrètement de sorte à laisser venir une nouvelle équipe sans heurts et sans conflits. 

Il y a aussi eu une manipulation là-dedans. On m’a fait croire que Bérenger ne voulait pas de nous. J’ai voulu donc montrer que nous avions une autre porte de sortie que l’Opposition. Il ne fallait pas croire que Jugnauth m’avait mis en prison, que nous étions condamnés à faire une alliance avec l’Opposition. Je croyais qu’avec Xavier, je pouvais avoir une influence sur Jugnauth.

Vous avez revendiqué le droit à l’excès. Ce même droit vous nie aujourd’hui l’accès au Réduit. Est-ce que vous regrettez cela ?

Pas du tout ! Je n’ai rien à faire avec le Réduit. Mes pieds sont trop grands pour entrer dans les souliers de Ringadoo.

Le Réduit ne serait-il pas une belle façon de terminer votre vie politique ? 

Non ! Pas en toupie.

Le poète disait que le temps d’apprendre à vivre et il est déjà trop tard. Quelle leçon de savoir-vivre pourriez vous nous donner de votre expérience « existentielle » ?

Vivre pleinement la vie, la mordre à pleines dents. Faire ce qu’on doit faire, ce qu’on peut faire et n’avoir aucun regret sauf ne pas avoir fait plus.