JM et les chefs coutumiers de la République démocratique du Congo

07 May 1995

‘’Je répare beaucoup d’injustice commises par l’administration’’

QUESTIONS A Me Soleiman Hattea, Ombudsman de la République

La corruption fait la une de nos journaux. Le Premier ministre a pris l'engagement au Parlement, jeudi, d'élargir les attributions du président du Tribunal Anti-corruption (TAC) de sorte à pallier des failles que l'opposition a cru déceler dans ses pouvoirs.
L'express avait interviewé, le mois dernier, le président du TAC. Pour suivre l'évolution de ce dossier, c'est au tour de Me Soleiman Hatteea, l'Ombudsman de la république, l'homme qui, d'après l'opposition, serait mieux équipé, de par ses attributions, à combattre la corruption.
Me Hatteea s'est révélé philosophe autant que légiste durant l'interview, dénoncant cette société qui place l'argent  au hit-parade de ses valeurs. Il n'est donc pas étonnant que la corruption sorte gagnante de cette mentalité.

Propos recueillis par Jean-Mée DESVEAUX
l'express du 7/5/1995

Me Hatteea, en tant qu'Ombudsman, vous êtes un de nos nombreux chiens de garde contre la corruption. Celle-ci se porte à merveille et est intouchable. N'est-il pas évident que nous avons besoin d'une ''shock therapy''? Quand est-ce que nos chiens de garde cesseront d'être des  ''toothless watchdog'' ? 

La fonction essentielle de l'Ombudsman a toujours été d'être le watchdog de l'administration centrale. Ce n'est que le 12 mars 1992, à la suite d'une loi votée l'année précédente, que sont venus se greffer, sur les attributions déjà existantes, les problèmes liés à la corruption. Ce n'est donc qu'à ce moment que les pouvoirs de l'Ombudsman ont été accrus pour inclure les affaires de fraude et de corruption. Depuis, j'ai eu une dizaine d'affaires référées par des particuliers. Dans certains cas, j'ai enquêté et soumis mon rapport au président de la République. Dans d'autres, je suis arrivé à la conclusion qu'une enquête ne se justifiait pas.

Les choses ont changé depuis, car le 1er mai 1994, le texte de loi créant le Tribunal Anticorruption, est entré en vigueur. Il est vrai que techniquement, l'Ombudsman est toujours habilité à s'occuper des affaires de corruption car ses pouvoirs à ce sujet n'ont pas été retirés. Mais, essentiellement, l'Ombudsman s'occupait et continue à s'occuper des contentieux administratifs où les membres du public formulent des doléances contre l'administration centrale.

Maintenant qu'on a institué un véritable tribunal consistant d'un Président et de deux assesseurs, les affaires de corruption y sont référées. Je ne dis pas qu'ils sont parfaitement équipés mais ils sont certainement mieux équipés que le bureau de l'Ombudsman pour accomplir ce travail. Donc, en tant qu'Ombudsman, je continue à m'occuper des deux à trois cents cas de doléances administratives que nous recevons par an.

La corruption est devenue un football politique entre le gouvernement et l'opposition. Plus on en parle, moins on agit et l'opposition se sert du TAC pour prouver que le gouvernement n'a pas une majorité de trois-quarts pour modifier la Constitution. Ce faisant, elle favorise votre statut vis-à-vis de celui du TAC en ce qui concerne la légitimité du combat contre la corruption. Quelle est la répartition de juridiction entre vos deux instances en ce moment?

Comme vous devez le savoir, cette contestation de la constitutionnalité du TAC est subjudice en ce moment ce qui m'empêche de commenter sur le sujet. Ce que je peux vous dire, c'est que l'Ombudsman a bien des fonctions en plus de la corruption, alors que le TAC a été spécifiquement institué pour enquêter sur les cas de corruption.

Sommes-nous donc, en ce moment, dans une période d'incertitude qui engendre une inaction totale vis-à-vis de la corruption?

Non. Toutes les affaires de corruption sont référées au Tribunal Anticorruption sauf dans le cas de certains membres de l'opposition, où cela m'a été référé, ce qui a donné lieu à ce procès sur la constitutionnalité du TAC.

Cela ne risque-t-il pas de dégénérer en une guerre de juridiction entre vous et le président du Tribunal Anticorruption?

Non, car la Cour suprême est appelée à se prononcer sur cette affaire et on sera fixé. J'assume les responsabilités qui me sont confiées.
Depuis deux ou trois ans, tout le monde réclame un Tribunal Anticorruption. Le gouvernement a institué un tel tribunal depuis deux ans déjà; que puis-je dire de plus?

  Votre rôle ne vous permet d'intervenir que si vous recevez une protestation du public à l'égard de l'administration gouvernementale. Les victimes ont généralement peur des puissants et sont conséquemment réticentes. N'est-ce pas une faiblesse que vous ne puissiez agir de votre propre chef? 

Vous avez tort de penser que je ne peux agir de mon propre chef. Je le peux et je le fais. La section 97 de la Constitution, section 1 paragraphe (C), dit que l'Ombudsman peut ouvrir une enquête s'il juge désirable de le faire. Je me suis servi de ce pouvoir des dizaines de fois et ma source ici se trouve être des articles de presse.
Je prends, à tout hasard, un cas qui m'a été suggéré par l'express sous la rubrique de 'Who Cares'. Il s'agissait d'un drain bouché à la rue Beethoven, cité Richelieu. J'ai communiqué avec le ministère concerné et aujourd'hui, ce problème, où de gros travaux se sont avérés nécessaires, est sur le point d'être résolu. Quand je soulève un tel problème, le fait même de démontrer un intérêt, suffit souvent de mener à une solution hâtive. De toutes les façons, je suis ces problèmes jusqu'à ce que j'obtienne satisfaction. 

En septembre 1994, vous annonciez à l'express que votre bureau n'avait enregistré aucun cas de dénonciation de fonctionnaire pour délits de fraude ou de corruption. Il y a ici plusieurs possibilités: soit nous ne parlons pas de la même île, soit les gens ont peur ou encore, ce qui me semble encore plus probable, les Mauriciens deviennent de plus en plus défaitistes vis-à-vis de la corruption. Quelle est votre explication?

C'est tout à fait le contraire qui se passe. Le Mauricien parle de plus en plus de corruption. Mais parler, c'est une chose et apporter des preuves, c'est une autre paire de manches. Il est indéniable qu'il y a parfois des rumeurs qui ne sont pas nécessairement fondées mais qui atteignent quand même le niveau d'un scandale national. Comment obtenir des preuves dans de tels cas?
Les Mauriciens sont disposés à aller de l'avant dans ces affaires, mais ils ne peuvent pas toujours le faire par manque de preuves. Les problèmes de corruption ne vont pas se régler d'eux-mêmes. Il faut absolument que les gens viennent de l'avant pour apporter des preuves.
La corruption existe depuis longtemps mais ce n'est que de nos jours qu'on en parle et ce, de plus en plus. Il ne suffit cependant pas d'en parler. Il faut dénoncer et soutenir sa dénonciation. C'est là où les gens hésitent. C'est la peur d'être mêlé.

Une des plus grandes sources de corruption dans le service Civil est celle qu'engendre la protection de certains candidats lors d'une promotion ou d'un recrutement. Ni le fonctionnaire lésé ni son homologue dans la force policière ne peuvent cependant avoir recours à vous dans ces cas-là. N'est-ce pas là encore une faille dans vos attributions, qui visent à vous exclure des chasses gardées?

Ce n'est pas une question de chasse gardée. D'après la Constitution, il existe plusieurs institutions avec chacune ses propres fonctions. Tout comme il serait inacceptable pour une autre institution de se mêler de mes attributions, il est également inacceptable que moi je le fasse. Je ne peux enquêter sur les décisions prises par le Directeur des Poursuites publiques ou celles de la Public Service Commission. La loi elle-même nous empêche d'empiéter mutuellement sur nos juridictions respectives.

Quelle que soit l'argumentation légale, le point ne demeure-t-il pas qu'il y a une faille?

 Je ne crois pas car on peut toujours contester une décision du DPP ou de la Public Service Commission en Cour suprême. Il y aurait eu faille que s'il n'y avait pas de recours. Or, voyez vous-même, même la décision du président de la République sur un aspect des partielles fut contestée en Cour suprême. C'est un peu, comme dit le dicton, "à chacun son métier et les vaches seront bien gardées".

Aux dernières nouvelles, ces bonnes vaches n'étaient pas aussi bien gardées que cela. Nous avons vu récemment encore l'ingérence politique dans le travail de la Public Service Commission ainsi que des nominations politiques aux corps para-étatiques. S'il n'y a pas de solutions à ces problèmes, vous et le président du TAC risquez de finir comme les "paravents de la corruption" comme l'insinue l'opposition.

Je ne peux faire de commentaires sur les dires des partis politiques. Depuis que j'ai assumé les fonctions d'Ombudsman, soit en février 1990, j'ai toujours fait mon travail dans les limites de la Constitution et je n'ai pas empiété sur les prérogatives des autres institutions. Pour cela, j'assume mes responsabilités. En toute modestie, je vous dirai que je suis fier que l'institution de l'Ombudsman est maintenant mieux connue. J'ai réussi dans mon travail à réparer beau­coup d'injustices commises par l'administration. J'en fais du reste état dans mes rapports annuels.
Pour ce qui est de la conception de 'paravent', le gouvernement va accroître les pouvoirs du Tribunal Anticorrup­tion pour lui donner plus de teeth.
En ce qui me concerne, j'au­rais surtout souhaité continuer à faire mes enquêtes dans la ‘’mal ad­ministration’’ avec comme seul pouvoir supplémentaire, celui d'une juridiction sur les collectivi­tés locales. En ce moment, tout ce qui a trait aux municipalités, aux conseils de districts et conseils de villages est  hors de ma compé­tence. Or, je reçois beaucoup de doléances contre ces collectivités locales que je ne peux que référer aux autorités concernées. Celles-ci, je suis heureux d'a­jouter, se sont avérées très coopé­ratives, mais le fait brutal reste qu'elles auraient très bien pu me dire qu'elles n'ont aucun compte à me rendre car elles ne tombent pas sous ma juridiction.
Alors que je ne peux parler des autres institutions, je n'ai jamais reçu d'ingérence po­litique; jamais, mais alors au grand jamais. La raison d'être de mon existence, c'est de mener des en­quêtes sur les décisions prises au niveau des ministères et des dépar­tements gouvernementaux. Si ceux-là commençaient à s'ingérer dans mes décisions, ma raison d'être disparaîtrait. Ce n'est pas un cas de parti-pris pour ou contre le gouvernement car cela arrive que quelqu'un se plaigne d'une décision prise en bonne et due forme. Je me dois, dans ces cas-là, d'informer la personne qu'elle n'a pas de grounds.
Inversement, il y a aussi des cas de décisions prises en bonne et due forme mais qui causent mal­heureusement un préjudice à une partie qui s'en plaint à moi. Dans ces cas-là, j'approche les autorités concernées et je fais des sugges­tions sur la façon de remédier à la chose. C'est ainsi que j'ai fait une recommandation qu'on augmen­te le plafond des salaires des pa­rents qui recevaient une Career's allowance pour un enfant handica­pé. Ce qui se passait c'est que, tous  les ans, avec les compensations sa­lariales, un bon nombre de parents voyaient leurs salaires communs passer le plafond de Rs 42 000 par an. Avec ma suggestion, on a pu élever ce plafond ce qui a bénéfi­cié non seulement à la personne qui a logé la plainte mais aussi à d'autres qui sont dans la même si­tuation. C'est ça le multiplier effect de l'Ombudsman, car un bénéfice se fait sentir par toute une gamme de personnes qui ne se sont jamais plaintes d'une injustice dont elles souffraient. Cette réparation des injustices causées est, je vous le ré­pète, ma principale raison d'être.

 Dans votre rapport de 1993, vous faites ressortir que 86 de vos plaintes concernent la force policière tandis que 34 autres concernent les forces pénitentiaires. Cela donne un profil drôlement sud-américain. Les petits Pinochets sont-ils à l'oeuvre chez nous? A quand les corps drogués jetés à la mer par hélicoptère?

 Il ne faut pas croire que c'est aussi grave que cela à Maurice et je souhaite que nous n'arrivons jamais à ce genre de situation. Mais, en effet, je reçois pas mal de plaintes au sujet de la force policière et des institutions pénitentiaires. Dans le cas de la force policière, c'est surtout des cas où un manque de suivi est perçu par un membre du public en ce qui concerne sa déclaration au poste de police. En ce qui concerne les prisons, les plaintes sont surtout au sujet de la nourriture et des traitements médicaux que les prisonniers reçoivent en détention. J'enquête, on me fournit des explications et je fais des recommandations. S'il y a lieu, j'interviens mais souvent le fait même que je demande des explications aide à expédier le problème sans que j'ai eu à avoir recours à mes pouvoirs. Il faut admettre que la nature même de la situation carcérale donne lieu à pas mal de plaintes. Il est évident qu'on est privé de certaines libertés, notamment de manger ce qu'on désire.

Quel est votre point de vue sur la question très discutée ces jours-ci sur la déclaration des biens des politiciens et de leurs familles?

En tant que citoyen ordinaire, je vous dirai qu'un des moyens de combattre la corruption c'est de faire non seulement les politiciens mais toute personne ayant une fonction apte à être corrompue —et ceci m 'inclut — à déclarer leurs avoirs à intervalles régulières. Même le président Mitterrand a, il y a quelques jours de cela, déclaré ses avoirs car il arrivait à la fin de son mandat.

Il est aussi beaucoup question ces jours-ci de rétroactivité illimitée en ce qui concerne la poursuite des anciens politiciens corrompus. Une telle mesure n'est-elle pas la seule façon de faire les corrompus comprendre que leurs biens mal acquis ne leur profiteront jamais?
 
D'après nos lois existantes, si quelqu'un a commis une offense sous le code pénal, il n'y a pas de limites quant à la période de poursuite. Quant à la bienséance de poursuivre quelqu'un après des années, c'est au DPP d'en juger. Tout ce qui amènerait un politicien ou autre à rendre des comptes, va évidemment nous aider à assainir la situation qui prévaut en ce moment. Si une personne s'est enrichie illégalement, il est sûr que l'absence d'immunité avec le temps qui passe le ferait réfléchir davantage.

Votre fonction s'étend du sublime au ridicule. Aujourd'hui, vous pouvez être saisi d'un dossier aussi important que celui d'un Sun Trust et demain, c'est celui du prisonnier qui ne veut pas de lait dans son thé. Est-ce un poste riche en adrénaline?
 
La façon dont vous posez le problème repose sur la présupposition qu'il y a des petits cas ou des cas ridicules. Ceci est subjectif car si vous vous mettez dans la peau des gens qui m'écrivent ou qui viennent me voir, vous réalisez tout de suite l'importance du problème pour la personne concernée.
Je ne dirai pas que c'est toujours un problème de vie ou de mort, mais c'est un problème qui affecte la personne suffisamment pour qu'elle fasse la démarche de m'écrire ou de venir me voir. Un problème similaire pourrait ne pas du tout affecter une autre personne.
Dans le cas dont vous parlez, c'était un prisonnier qui, pour des raisons médicales, ne pouvait boire du thé au lait mais à qui on servait quand même ce breuvage qui l’aurait rendu malade ou alors qu'il aurait eu à s'abstenir d'en ingurgiter. Ce n'est pas une situation normale. Il y a des cas comme celui-là où la solution est si simple que je me demande pourquoi les autorités ont besoin de mon aide pour les trouver.
Naturellement, il y a des plaintes qui sont frivoles et, dans ces cas, la Constitution, elle-même, me donne le droit de ne pas donner de suite. Il est important cependant de réitérer que, depuis que j'assume ces fonctions, je n'ai jamais refusé de voir qui que ce soit pour quoi que ce soit. Bien sûr, si c'est un problème hors de ma compétence, j'informe la personne et je la conseille quant à la meilleure action à prendre. Voyez-vous, en sus des deux à trois cents cas dont je vous ai parlés, je reçois des centaines de lettres dont les matières ne touchent pas ma juridiction.
Il y a aussi la situation où un plaignant me remet la copie d'une plainte adressée à d'autres autorités dans des situations où j'ai droit de regard. Dans ces cas-là, même si je n'ai reçu qu'une copie de la plainte, j'interviens quand même parce que je l'ai jugé nécessaire.
Pour revenir à votre point en ce qui concerne l'adrénaline, je prends tout philosophiquement. Je ne suis jamais en colère avec mes 'clients', au contraire, je les traite avec beaucoup de compassion.

On parle de nouveaux Ombudsmans pour enfants, pour le consommateur, etc. N'est-ce pas là une dilution de votre rôle?

En effet, de par le monde, il y a toute une pléiade d'Ombudsmans. On a constaté, dans certains pays, que les Ombudsmans traditionnels, tels que moi, dont le rôle est d'enquêter dans les décisions de l'administration centrale, seraient submergés par certaines plaintes dans des domaines spécifiques.
On a donc créé des Ombudsmans spécialisés dans ces domaines. Aux Etats-Unis, par exemple, vous avez des Ombudsmans dans des domaines comme le business, la correction, la santé mentale, les familles, etc. Mais il faut ajouter que les Ombudsmans traditionnels existent toujours dans ces pays-là car ils s'adressent toujours aux plaintes contre l'administration qui ne tombent pas sous la juridiction des Ombudsmans spécialisés. Cette fonction prend également de l'essor dans les pays de l'Est, comme la Pologne et la Fédération russe. Ce poste de défenseur du citoyen existe aujourd'hui dans ces pays.