JM et les chefs coutumiers de la République démocratique du Congo

09 August 2006

Le culte du vide

l'express du 09/08/2006

Par Jean-Mée DESVEAUX

Dans un pays où l’énième inspecteur de police reçoit un transfert punitif pour avoir osé appréhender un autre proche du pouvoir (pour vol de voitures à grande échelle), il est nécessaire, afin d’échapper au désarroi que suscite cette descente aux enfers, de rechercher un quelconque faisceau lumineux qui transpercerait la ténébreuse administration ramgoolamienne du nouveau siècle.

Ce réconfort nous est offert ces jours-ci par le président du conseil d’administration d’Air Mauritius qui, prenant à contre-pied la valse d’hésitations de Xavier-Luc Duval, a montré l’envergure d’un homme qui est conscient de tenir entre ses mains la survie du transporteur national avec ses Rs 13 milliards de chiffre d’affaires et ses 13 000 actionnaires.

Tranchant dans le vif au sujet des conflits d'intérêts de Nirvan Veerasamy, directeur général (DG) d’Air Mauritius et prenant ainsi de la hauteur par rapport à un gouvernement enclin à tergiverser, Sanjay Bhuckory a annoncé une série de mesures prises par le board d’Air Mauritius sous sa houlette. Elles sont : le retrait en tant que conseil légal de MK à Paris de Me Jim Veerasamy, le frère du DG qui avait touché des honoraires de près de Rs 5 millions de MK ; la fin des activités de Madame Veerasamy, principale fournisseuse de fleurs d’appartement au transporteur national ; le retrait de Hans Wagner, DG de General Aviation Mauritius Limited, (compagnie de Nirvan Veerasamy) d’un important comité de pilotage sur la réorganisation de MK. Plus crucial encore pour les besoins de la transparence et de la bonne gouvernance, Sanjay Bhuckory assène avec toute l’élégance qu’il maîtrise, une claque retentissante à son DG quant au memorandum of understanding signé récemment entre Air Mauritius et Air Seychelles :“ vu le contexte spécifique des relations entre les deux parties, il aurait été plus approprié qu’au moment du renouvellement, le DG d’Air Mauritius, Nirvan Veerasamy, déclare ses intérêts dans la compagnie Veling” (fondée conjointement par Veerasamy et le capitaine Savy d’Air Seychelles). Nirvan Veerasamy a, de plus, été invité à déclarer ses avoirs dans les plus brefs délais ainsi que ses intérêts au sein de toute compagnie d’aviation qui pourrait donner lieu à des conflits d’intérêts dans sa fonction de DG de MK. Dans les pays où la moindre entorse à l’éthique scelle le sort d’un chief executive officer, le timonier de MK aurait, de gré ou de force, déjà passé son balai à quelqu’un d’autre. Mais si Maurice est à des années lumière de cette éthique, le président du conseil d’administration de MK a fait un pas crucial dans la bonne direction.

Ce qui frappe dans l’initiative de Sanjay Bhuckory c’est la forme aussi bien que le fond. D’abord, l’enjeu était capital : Air Mauritius titube encore sous le choc de la caisse noire et on ne joue pas impunément avec le transporteur national quand on est un État insulaire dans un des coins les plus isolés de la planète et qu’on rêve de bâtir son économie sur l’arrivée annuelle de deux millions d’étrangers. Ensuite, choisissant l’intérêt de MK au-dessus de toute autre considération, il a démontré une force de personnalité et de conviction qui le démarque des présidents paillassons qui, trop attachés à leur voiture de fonction ou à la perspective d’un ticket aux prochaines élections, sacrifient la noble charge qui leur a été confiée à l’autel des compromissions politiciennes. Percutant et objectif, le président de MK a aussi su éviter la tentation de jouer au grand prêtre de la transparence ou d’humilier le cadre concerné au-delà de ce qui était requis par la situation cornélienne dans laquelle il s’était lui-même empêtré. Finalement, trop intelligent pour tomber dans le ridicule, le président de MK ne s’est pas érigé comme le messie que MK attendait depuis la mort d’Amédée Maingard.

Encore heureux, car un messie nous est déjà venu du ciel en la personne de Patrick Assirvaden, président du conseil d’administration du Central Electricity Board (CEB) depuis un an. On se souvient que le professeur Swalay Kasenally (2000 à 2003) et le docteur Kishore Baguant (2003 à 2005) étaient les deux derniers présidents du CEB. Ces deux éminences grises de la scène publique mauricienne ont su, de par leur sagesse et leur grande compétence, mettre cette utilité publique sur des bases solides et transparentes qui allaient profiter à toute la nation.

Le CEB ne pouvant produire toute son électricité à cause de l’investissement faramineux que cela comporte, la priorité des priorités au sein de cette utilité publique est d’acheter l’énergie produite par le privé au meilleur prix qui soit. Or, jusqu’en 2000, le système de passation de marché pour des contrats des Independent Power Producers (IPP) qui se compte en milliards, se faisait au petit bonheur, chacun son tour, dans un cadre totalement opaque où, en plus, le promoteur n’avait aucune pression concurrentielle pour faire une offre la moins disante.

Les centrales électriques sont toutes différentes les unes des autres dépendant de leur technologie, de leur emplacement dans l’île, du carburant qu’elles utilisent, de leur capacité, de leur flexibilité de produire à un régime minimal (ou même d’interrompre leur production) durant la nuit, etc. Par conséquent, chacune a un coût qui lui est propre. C’est justement pour cela que la concurrence entre prestataires de services à l’État doit se faire sur une base d’offre concurrentielle.

Quand donc sous la présidence du professeur Kasenally, le CEB instaure un processus d’appel d’offres qui est piloté pendant des mois dans les moindres détails par sa cellule de Corporate Planning and Research, c’est une grande première pour le pays. Ce Request for Proposals (RFP) allait déterminer lequel des projets en liste allait rapporter la joute sur la base des critères spécifiques : (reinvestment potential, environment impact, new employment, tax revenue, buy-out provisions, legal risks, bidder strength, dispatch flexibility, ancillary services, line losses, levelised cost).

L’histoire veut que le vainqueur de cette lutte transparente n’était pas celui sur lequel le chef du gouvernement de l’heure avait jeté son dévolu. Et pourtant, le boa rd du CEB a tenu ferme car c’était la transparence et le principe de “value for money” pour le consommateur du CEB qui, à ses yeux, devait primer. Cet exercice scientifique de la section du Corporate Planning and Research du CEB, tenu at arms length des pressions politiques, allait se renouveler une fois de plus sous la présidence du Dr Baguant alors que le Premier ministre (PM) était nul autre que le redoutable Paul Bérenger. Celui-ci avait compris, malgré son appétit gargantuesque pour les dossiers, que l’octroi des contrats des IPP était bien trop complexe pour échapper à la vigilance de l’équipe de professionnels de haut niveau au Corporate Planning and Research section du CEB.

Il existe aujourd’hui une demi-douzaine de projets d’IPP qui se bousculent aux portes du CEB, créant ainsi les conditions idéales pour le lancement d’appels d’offres au secteur privé local et international pour le marché public de l’énergie. Mais bien que son appétit pour les dossiers techniques soit de nature somme toute tempérée, l’actuel PM, Navin Ramgoolam a décidé de piloter le High Powered Committee qui tranchera cette question extrêmement ésotérique. Il devra, par exemple, évaluer plusieurs projets d’incinérateurs alors que les dernières études de Carl Bro, commanditées par le gouvernement, ont prouvé qu’il n’existe pas suffisamment de détritus de qualité requise au pays pour un seul de ces projets.

Le track record du Dr Ramgoolam en matière énergétique se résume à une déclaration lors d’un meeting public il y a de cela une année, qu’une fois au pouvoir, il fermerait toutes les centrales qui se servent de charbon – plongeant ainsi Maurice dans l’obscurité la plus totale. Devant l’enjeu capital pour le pays, le Mauricien est en droit de se demander comment il se prendra pour départager toutes ces offres afin que le pays, et pas seulement le promoteur choisi, en sorte gagnant. Laissant deviner la pagaille qui existe dans la politique énergétique du gouvernement, les membres du cabinet se rangent déjà selon leur poulain favori dans un domaine où seule la rationalité économique devrait prévaloir.

Mais ce qui prête le plus à confusion, c’est qu’au lieu de s’appuyer sur le précédent établi par ses illustres prédécesseurs qui se sont démarqués par leur indépendance et exiger un RFP exhaustif, Patrick Assirvaden se soumet pitoyablement au diktat du prince auquel il doit sa nomination. La décision du PM, aussi irrationnelle qu’elle pourrait être, sera le verdict final. Il avait cependant promis il y a moins d’un an : “Dans tous prochains accords que le CEB signera avec le secteur privé, si le CEB n’en sort pas gagnant, je prends l’engagement en tant que président, de faire savoir à la population que je ne suis pas d’accord de payer le courant à ce prix-là.” On sait par la suite que des projets jugés trop dispendieux par les techniciens du CEB sont revenus sur la table après un coup de fil de l’hôtel du gouvernement.

On aurait tort de penser que cette petite anicroche a entamé l’image que le chairman du CEB entretient de sa personne. Il a déclaré avec un aplomb déconcertant, il y a quelques jours à l’express :“Le CEB avait besoin d’une personne très ferme à sa tête… Il est essentiel que le président soit quelqu’un qui agit avec fermeté… Cela a manqué dans le passé. Le CEB a aujourd’hui quelqu’un d’intransigeant à sa tête. Je suis confiant que cette politique de fermeté va être payante.” Avec un si riche parcours en seulement un an, le pays devra sûrement un jour ériger une statue à ce parangon de fermeté qu’est le nouveau chairman du CEB. Il faudrait cependant s’assurer, pour être fidèle à la nature, qu’elle soit aussi creuse et résonante que le modèle qui nous est offert depuis un an.

02 August 2006

L’île indigente

l'express du 02/08/2006

Par Jean-Mée DESVEAUX

L’île Maurice s’est taillé, durant le dernier quart de siècle, le profil d’une nation fière et résiliente, qui occupe une place bien plus prépondérante à l’échelle internationale que ne justifie son statut d’Etat confetti. C’est donc une scène burlesque qu’offre au monde, ces jours-ci, cette petite nation altière et son non moins superbe ministre des Finances, Rama Sithanen, quand celui-ci prend son bâton de pèlerin et sa cape de mendiant pour parcourir les capitales internationales en quête d’aumône pour sauver le pays des disettes qui se pointent à l’horizon.

A l’occasion de son discours budgétaire, Rama Sithanen n’a pas caché que s’il poussait l’ouverture de l’économie nationale aussi loin malgré le coût budgétaire, c’est qu’il s’attend à un retour d’ascenseur de la communauté internationale : “We expect the international community to respond positively, rapidly and significantly to the strong efforts we have made to move from preferences to global competitiveness. The availability of concessional funding and external partner support will determine the success of the major reform we are embarking upon.”

Il est indéniable que les carottes seront, dès 2009, aussi cuites qu’elles ne l’ont jamais été depuis le “miracle” des années 80. L’impact des quatre milliards de manque à gagner au sein de l’industrie sucrière ainsi que l’érosion causée dans l’Export Processing Zone, suite au démantèlement de l’Accord multi fibre, créent des ondes de choc aptes à mettre le pays à genou. Cette détérioration massive de nos terms of trade arrive au moment même où notre ressort interne est au plus bas : à 14 % du produit intérieur brut (PIB), notre propension à l’épargne est à son niveau le plus anémique depuis 25 ans alors que l’apport du secteur privé au moteur économique est également d’une déficience chronique avec un taux d’investissement privé de 15 % du PIB.

Cependant, le temps de l’assistanat est bel et bien révolu pour Maurice. S’il fallait une preuve qu’avec nos 5 300 dollars de PIB par habitant, le tigre de l’océan Indien ne peut prétendre être le plus indigent de la planète, on pourrait jeter un coup d’œil sur la République démocratique du Congo qui a, le week-end dernier, connue ses premières élections depuis l’indépendance. Ravagé par des guerres internes et externes qui ont causé la mort de quelque quatre millions de civils, ce pays de cinquante millions d’habitants a perdu toute son infrastructure. Et pourtant, même une impasse aussi tragique n’a pu délié la bourse des bailleurs de fonds internationaux au-delà d’un prêt à taux préférentiel d’un milliard de dollars (Rs 30 milliards).

Quand on sait que le PIB annuel du Congo par habitant est de $ 70 (Rs 6 par jour) et que le conflit au sein de ce pays risque de faire éclater tous les pays des grands lacs, on réalise qu’il sera difficile à Rama Sithanen d’attendrir les bailleurs internationaux sur notre sort au point de les faire casquer les Rs 150 milliards (5 milliards de dollars) jugés nécessaires pour éviter que l’économie mauricienne ne pique du nez.

L’opulence relative de Maurice a fait que nous ne sommes plus éligibles aux prêts bonifiés recherchés par le ministre des Finances. L’International Development Agency, la “soft lending arm” de la Banque mondiale (BM) qui est la source essentielle de crédit de la majorité des pays africains, a engagé son dernier prêt au pays en juillet 1974. Nous ne pouvons aujourd’hui emprunter qu’à des taux commerciaux de la BM. L’Agence française de développement a, elle, effectué ses derniers prêts bonifiés à l’occasion du tout-à-l’égout de Grand-Baie vers le début des années 2000. En ce qui concerne les mesures d’accompagnement de l’Union européenne, même les optimistes les plus incorrigibles commencent à réaliser que la tranche mauricienne des mesures d’accompagnement n’excèdera pas le plafond des 15 % qui nous a été fixé par Bruxelles.

Nous savons d’ores et déjà que l’apport pour 2006 sera d’environ Rs 260 millions alors qu’en 2007, il sera d’un milliard. Il restera alors l’espoir attaché au 10e Fonds européen de développement d’aide aux pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique ainsi qu’une allocation supplémentaire nommée “tranche indicative” d’appui budgétaire dont l’enveloppe sera connue en 2007.

Devant cet état de choses, Rama Sithanen tente l’impossible. Ainsi, l’une de ses récentes initiatives, appuyée en l’occurrence par le Premier ministre, était de faire revenir certaines agences de financement en essayant de les convaincre qu’une dérogation à la règle qui exclut les pays aisés aux taux bonifiés est justifiée dans le cas de Maurice.

“L’opulence relative de Maurice
a fait que nous ne sommes plus
éligibles aux prêts bonifiés
recherchés par le ministre des Finances.”

Le ministre des Finances aurait cependant intérêt à bien mesurer les risques qu’il prend en utilisant une telle stratégie. Il existe dans ce nouveau monde de diplomatie économique, une tendance de plus en plus marquée chez certaines ambassades qui, prenant Maurice pour l’Afrique, leur terrain de prédilection, démontre un tel mépris pour les règles transparentes de passation de marché qu’elles n’hésitent pas à pousser l’indélicatesse jusqu’à intervenir en faveur des prestataires de service du terroir quand ceux-ci ont raté un juteux contrat d’infrastructure de l’Etat mauricien. C’était du reste ce qui nous avait incité à jeter l’éponge et à démissionner de la Wastewater Management Authority (WMA) comme nous l’avions alors déclaré à l’express : “Dû au manque de retenue de certaines ambassades qui, en s’immisçant dans les affaires de la WMA, oublient un peu trop facilement leur devoir de réserve et le respect de la bonne gouvernance.” Cette tendance scélérate, pour “diplomatique” qu’elle soit, se dessine surtout chez ceux qui se revendiquent des pays dits de peuplement.

Mais au-delà même de ses visées de pèlerin indigent, il y a une stratégie qui se dessine dans l’esprit du grand argentier qui ne peut que dérouter son audience. C’est entendu, la machine économique a été huilée de sorte à atteindre une performance adéquate dans trois ou quatre ans. En attendant, on tend la main aux bienfaiteurs internationaux. Mais au cas où tout cela ne réussissait pas à atteindre le but recherché, le gouvernement mauricien s’apprêterait à emprunter 150 milliards de roupies pour remettre le pays sur pieds.

Or, la plus grande contrainte macro-économique du pays, au-delà même de notre perte de préférence, est une dette gouvernementale qui consomme près de 30 % des dépenses courantes du gouvernement. Cependant, le “silver lining of that very dark cloud” est que la part du lion de cette lourde ardoise consiste en une dette interne de Rs 105 milliards alors que la dette externe se situe, elle, à 25 milliards seulement. Rama Sitanen, l’homme qui sait le mieux compter dans ce pays, veut aujourd’hui renverser cet équilibre en ajoutant Rs 150 milliards à notre dette externe.

De 13 % du PIB aujourd’hui, le ministre des Finances compte pousser notre redevance vis-à vis du monde extérieur à près de 90 % du PIB au moment même où les taux d’intérêt pointent vers la hausse et la monnaie locale s’apprête à une belle descente pour amortir le choc des pertes de préférences commerciales. Si ce n’est pas flirter avec l’insolvabilité, ça y ressemble étrangement.