JM et les chefs coutumiers de la République démocratique du Congo

09 September 1978

Un virologue mauricien à la frontière du cancer

ENTRETIEN AVEC LE DR NORMAN ROSS


COMME beaucoup de domaines où le financement est d'importance capitale, la recherche scientifique est une prérogative des pays développés. Cet état de choses qui, de par la nature effacée du problème, ne soulève pas les hauts cris des politiques, a pourtant insidieusement causé un réel exode des cerveaux mauriciens vers les grands pays qui, eux, sont plus à même de se servir de l'énergie intellectuelle de nos compatriotes "surdoués".

S'il ne nous est pas permis de profiter directement de ses dons, il nous est quand même possible de nous réjouir du succès des scientifiques mauriciens outremer. 

C'est dans ce but que l'Express a tenu à interviewer le Dr Norman Ross, Principal Scientific Officer du Houghton Poultry Research Station, affiliée à l'université de Cambridge. Le Dr Ross qui, depuis plus de sept ans, entreprend des recherches sur un virus carcinogénique chez les animaux, nous parle ici, entre autres choses, des possibilités de la virologie à Maurice ainsi que de l'aliénation du scientifique qui est obligé de s'expatrier afin de suivre une vocation qui n'est pas réalisable chez lui. 

Propos recueillis par
Jean-Mée DESVEAUX
L’express du 9 septembre 1978

Q. Dr Ross, vous êtes un spécialiste des virus. Quelle a été la nature de vos recherches dans ce domaine?

R. J'ai débuté mes études de doctorat dans une école médicale où j'ai fait des recherches sur un virus de la famille 'Herpes" qui cause, entre autres choses, des boutons autour de la bouche qu'on appelle généralement des dartres. Cela a toujours été une maladie très commune chez l'homme et j'ai fait avancer la connaissance qu'on possédait du mode de reproduction de ce virus.
La coïncidence inouïe qui allait du reste augmenter mon intérêt pour ce domaine fut les nombreuses déclarations qui furent faites vers la fin de mes expériences, selon lesquelles certains virus du groupe "Herpes" étaient associés à la formation de cancer chez les hommes aussi bien que chez les animaux. On découvrit, en effet, à ce moment-là, que la maladie de Marek — cancer chez les poules — et le lymphome de Burkitt — maladie des globules blanches qui affecte certains Africains habitant des régions où la malaria est endémique — étaient causés par une variété du virus ‘’Herpès’’. Cette découverte était sans précédent, car on n'avait jamais soupçonné que ces virus puissent être associés à des maladies aussi graves que le cancer.

Q. Cela laisse donc supposer que vos récentes recherches ont porté sur l'étude du cancer?

R. En effet, à partir de 1970, année où j'obtins mon doctorat, je me suis intéressé aux virus du même groupe, mais plus spécialement cette fois, à ceux qui causaient le cancer.
Comme les expériences sur les gallinacés — poules etc. — étaient les moins coûteuses, donc plus accessibles aux chercheurs, je m'engageai cette année-là au Houghton Poultry Research Station qui est un Institut de Recherches du gouvernement anglais associé à l'université de Cambridge. Là, j'ai commencé à travailler sur la maladie de Marek. J'étais intéressé à trouver un vaccin qui pourrait développer une résistance dans l'organisme du sujet inoculé de façon à l'immuniser contre ce virus carcinogénique.

Q. Je suppose que le caractère révolutionnaire de ces recherches réside dans la recherche d'un vaccin contre le cancer.

R. C'est exact. Les cancers avaient toujours été associés à des facteurs tels que la radioactivité ou des substances carcinogéniques. Mais du jour où on découvrit que certains cancers étaient causés par des virus, il devenait théoriquement possible de vacciner des sujets en vue de les protéger contre cette turbulence cellulaire.

Q. Pouvez-vous nous parler des méthodes que vous avez adoptées dans la recherche de ce vaccin anti-cancéreux'?

R . Il y avait deux procédures à suivre : d’une part l’atténuation du virus et d’autre part le principe de Jenner contre la variole. L'atténuation est un procédé simple, qui consiste à faire pousser le virus en culture dans le laboratoire dans des conditions où il perd ses propriétés carcinogéniques. Ce procédé permet aux virus ainsi atténués d'induire une immunité contre le virus nocif.

Par exemple, cette maladie de Marek qui nous concerne, est un cancer des globules blanches du sang. Lorsque le virus s'attaque aux globules blanches, il ne les tue pas, il les fait au contraire pousser en une si grande quantité que l'organisme meurt éventuellement de cette perturbation.

C'est là où le virus, atténué dans le laboratoire, joue un rôle décisif car, affaibli, ayant perdu ses propriétés nocives, sa présence dans l'organisme après la vaccination permet à celui-ci de développer une résistance contre les antigênes que ce virus atténué partage avec le virus carcinogénique.

Photo prise sous le microscope électronique et montrant la structure typique du virus de ''Herpès'' dans la maladie de Marek.

Q. Vous parliez du principe de Jenner contre la variole. Quel rôle est-ce que ce procédé a joué dans le domaine de vos recherches sur les virus "Herpes"?

R. Le principe de Jenner est de chercher un virus apparenté au virus nocif en vue de neutraliser celui-ci. Nous avons trouvé chez une autre espèce de gallinacés un virus du groupe "Herpes" qui ne causait pas de cancer. Le virus provenait du dindon et il était suffisamment semblable à celui qui causait le cancer chez les poules pour induire l'immunité désirée. Il est à noter que le procédé d'atténuation n'est pas nécessaire ici, le virus est utilisé tel quel.

Q. Est-ce que vous avez atteint l'objectif voulu avec la réussite de ces deux méthodes de vaccination?
R. Non, car j'étais également intéressé par le mécanisme de la protection. On avait éventuellement réussi à prouver que le vaccin protégeait contre ce cancer chez les poules mais on ne savait pas comment cette protection se faisait.

Certains avaient postulé un rôle prépondérant aux anticorps qui sont des substances protéinées qui circulent dans le sang et qui sont munies du pouvoir d'attaquer et de détruire les substances étrangères qui se trouvent dans le réseau sanguin.

Les anti-corps ne peuvent cependant pas s'attaquer aux cibles qui sont placées d'une façon inaccessible au sang et c'est cette caractéristique qui nous permit de procéder par élimination et de découvrir que le mécanisme de protection était basé sur l'immunité cellulaire.

Nous avons donc découvert que la vaccination produit des cellules blanches qui sont capables de neutraliser les cellules cancéreuses lorsque l'animal est subséquemment attaqué par celles-ci. Il a été découvert que ces cellules blanches avaient accès là où les anti¬corps ne pouvaient pas se frayer un chemin pour atteindre leurs cibles.

Q. Pouvez-vous nous parler des conséquences pratiques de ces découvertes dans le domaine de la médecine?

R. Ces découvertes ont non seulement été extrêmement utiles à la science vétérinaire: ce qui devrait avoir un grand impact sur l'élevage — mais encore, elles sont d'un très grand intérêt médical, car il y a plusieurs cas de cancer chez l'homme qui sont associés à ce groupe de virus. Parmi ceux-là, se trouvent les cancers du naso-pharynx, du col de l'utérus ainsi que la maladie de Burkitt dont je vous ai parlé. Tout ce que nous faisons chez l'animal pourra donc un jour servir dans l'application de méthodes semblables aux hommes ainsi atteints.

Q. Estimez-vous que Maurice pourra dans un proche avenir se payer le luxe de telles études? Avons-nous déjà un potentiel dans ce domaine?

R. On peut faire de la virologie sur plusieurs plans. Il y a d'une part la virologie fondamentale que je pratique et qui serait au-dessus des moyens dont dispose Maurice.
Mais il y a aussi le domaine du diagnostic où il existe une déficience extrême ici. J'ai eu l'occasion de visiter des hôpitaux et j'ai pu constater que l'identification des virus se fait un peu au petit bonheur. Il y a une variété de virus qui s'attaquent au coeur par exemple et qui ne sont jamais identifiés. Quand une personne subit une crise cardiaque on ne sait pas, ici, si c'est réellement dû à une thrombose coronaire ou tout simplement aux virus cardiaques. Il y a aussi la rubéole qui quand elle atteint la femme enceinte produit généralement des déformations chez le foetus.
Ce travail d'identification est spécialement important dans le contexte mauricien où nous importons littéralement les virus de nos touristes. Si la situation dégénère, si un contrôle strict n'est pas appliqué, ce sont ces mêmes touristes que nous aurons toutes les chances de perdre dans l'avenir.
D'autre part, il y a aussi la fabrication de vaccins pour animaux qui sont surtout importés en ce moment. Ces vaccins ne sont pas nécessairement adaptés à nos conditions tandis que si nous les produisions ici ce problème ne se poserait plus.

Q. Et quid du personnel qualifié pour ce genre de travail?

R. Cela peut s'apprendre comme n'importe quelle matière. Il faut seulement rendre ces postes intéressants de sorte que les Mauriciens qui seraient éventuellement entraînés dans ces disciplines ne soient pas tentés à émigrer pour des grands pays qui sont plus aptes à leur donner une plus grande satisfaction professionnelle. Il y a tout un travail de conscientisation à faire à ce niveau en vue de revaloriser ce travail.

Q. C'est une question qui vous touche de près, car vous vous êtes trouvé dans la situation où vous avez dû quitter le pays parce que vos connaissances académiques ne pouvaient être absorbées par le marché du travail mauricien.

R. C'est dommage, en effet, que quelqu'un qui possède l'expérience que j'ai, ne puisse servir son pays. J'ai souvent suggéré qu'il y aurait beaucoup d'avantages pour Maurice qu'un centre de recherche scientifique soit institué ici dans le domaine de la virologie. On en a souvent parlé mais rien n'a été fait jusqu'à l'heure.

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