JM et les chefs coutumiers de la République démocratique du Congo

06 October 1978

Au royaume des joueurs où l’argent n’a plus de valeur

Sir Veerasmy Ringadoo donnant le coup d'envoi au nouveau casino du Meridien au Morne.
Sir Veerasamy Ringadoo, ministre des Finances, déclarait le 19 juillet lors de l'inauguration du nouveau casino du "Méridien", au Morne, qu'il ne voulait pas d'une île Maurice triste. Le ministre se vit, à cette occasion, dans une situation embarrassante, car il lui fallait, tout en n'encourageant pas le jeu trop ouvertement, stimuler quand même un certain intérêt dans cette entreprise de jeu où le gouvernement est partenaire et d'où il entend, bien sûr, tirer des bénéfices considérables. 

Il est cependant notoire que les Mauriciens n'ont pas attendu d'encouragement voilé pour s'adonner au jeu. Il n'y a pas de casino; que le tapis vert des cercles; sur les chantiers, dans les cantines, sous les arbres à palabres des villages, aux coins des boutiques, à l'hôpital comme dans les postes de police, on joue aux cartes. Pour de l'argent, le plus souvent. Mais il est trop facile de jeter aux joueurs la pierre. On soupçonne qu'il y a, dans le recours au jeu, comme une condamnation de la qualité de la vie, de l'organisation des loisirs en tout cas. Dans bien des cas, comment passerait-on le temps si l'on ne jouait pas? Mais peut-être serait-il bon de laisser des joueurs de cartes eux-mêmes nous en parler.

Entretien réalisé par
Jean-Mée DESVEAUX
L’express du 6 octobre 1978


Q : Vous vous rencontrez ici, régulièrement, dans le seul but de jouer aux cartes pour de l'argent. Pensez-vous vous enrichir par ce moyen ou bien avez-vous d'autres raisons pour vous terrer ainsi?

Alwyn: Il y a deux catégories de joueurs; ceux qui ont de l'argent et pour qui les moyens ne sont jamais ou rarement une considération importante. Ceux-là jouent sans compter. Et il y a ensuite ceux qui, comme nous, jouent pour passer le temps.

Cadan: Pou moi, mo vinne ici pou ène distraction entre camarades. Ça casse qui nous joué la nek ène prétexte pou passe lé temps. Nous pas accepté dimoune dehors parski so casse pas intéresse nous et pas conne so caractère - Ici tout camarades.

Q: Cette prétendue camaraderie n'est-elle pas, en fait, un prétexte pour masquer l'appât du gain?

Lélio: Chacun possède son opinion sur ce qu'il fait; les autres parlent de camaraderie, mais pour moi péna camarade la dans. Sakèn rode so la vie; dans l'argent frère manze frère. En dehors, quand fini zoué nous va camarade, mais dans zoué si n 'importe qui saye faire malhonete li pou gagne so batte.

Q: Si vous aviez d'autres moyens de vous distraire auriez-vous, quand même, employé votre temps de la même façon?

Lélio : Pourquoi nous venons ici? C'est bien simple. Nous n'avons pas les moyens de payer les Rs 40 qui sont exigées comme droit d'entrée aux casinos. Et il est plus intéressant de jouer avec des gens qu'on connaît intimement. Il n'empêche que si la chance est avec moi et que je réussis à me faire cent à deux cents roupies ici, je vais probablement aller tenter ma chance dans une grosse boîte. Quant aux alternatives possibles, je ne crois pas qu'elles feraient une différence. Si quelqu'un n'est pas coureur, s'il n'aime pas boire et que son seul vice est le jeu, vous aurez beau lui offrir des alternatives qu'il retournera au jeu.

Q: Combien de temps sacrifiez-vous à ce "passe-temps"?

Famon: Nous venons ici tous les jours à la sortie du travail, soit vers 17 h 30 et nous jouons jusqu'à 19 h 30 au plus tard. Les jours de congé public et durant les week-ends nous venons au club — une chambre que nous louons — depuis le matin et nous passons toute la journée à jouer. Nous ne quittons cette table que pour aller déjeuner chez nous et parfois même nous organisons un petit déjeuner ici, entre nous. Pourtant j'ai bien une petite voiture qui m'aurait permis de me rendre au bord de la mer, mais je préfère être ici.

Q : Et à quel jeu jouez-vous? 

Cadan: Nous jouons au roumi car li prend plis lé temps, ène partie capave prend ziska ène heure de temps, li faire passe lé temps.

Alwyn:Et puis il n'y a pas autant de risques dans ce jeu, où il y a moins de trucs. Au domino, on peut se faire des signes et c'est la même chose avec les autres jeux de cartes. Avec le roumi, votre argent est plus en sécurité.

Sous les arbres à palabres, les joueurs se laissent aller à leur passion.


Q : A moins que je me trompe, vous êtes ici en majorité des travailleurs avec des moyens et une paie modestes. Est-ce que votre passion ne crée pas de problèmes au niveau du budget familial?

R: Il est vrai que nous ne sommes pas riches quoique nous ne soyons pas les plus pauvres non plus. Nous devons nous faire en moyenne près de Rs 300 par semaine. Nous ne rencontrons pas le problème que vous avez mentionné pour la bonne et simple raison que notre mise dépasse rarement Rs 15 par partie.
Durant une journée entière avec ses six à sept parties, on peut arriver à perdre dans les Rs 80 au plus car on ne peut pas perdre toutes les parties. Durant les après-midi, soit pour quatre ou cinq parties, un de nous peut perdre une quarantaine de roupies. Donc, on ne peut pas dire que notre risque soit grand.

Q: Malgré ce que vous dites, je ne peux pas croire qu'il n'est arrivé à personne, ici de perdre toute sa paie à ce petit jeu.

Lélio: Capave arrivé qui sort are nous et nous pas gagne ène sèle partie pendant ène mois. Ene joueur capave perdi so la paie, mais tout lé temps, li éna l'argent lor li. En ce qu'il s'agit de nous, ici, nous n'avons pas cette difficulté car nous adoptons le système "quand gagnera paiera" nous pas pou mette couteau en bas la gorge kikène pou faire li payé tout de suite. Un de nous peut même être sans le sou un jour et participer quand même au jeu. Les amis lui prêtent de l'argent et quand il gagne, il rembourse sa dette. Cela arrive très souvent. Mais il est un fait que quelqu'un ne peut pas perdre tout le temps, car si c'était le cas,il ne serait pas revenu.

Il y a, bien sûr, d'autres catégories de joueurs qui ont vraiment le vice du jeu. Mo fine déjà trouve dimoune perdi tout zotte casse et quand zote femme dimande zotte l'argent pou la case zotte batté. Ena zoué avec l'argent zotte patrons et zotte perdi; zotte fini par perdi zotte places. Ena même faire zotte femme faire la vie pou zotte capave continué zoué. Mais ça mauvais vice et faudrait ale ailleurs pour trouve ça. C'est pour ça qui nous reste ici.

Cadan : Si quelqu'un est réaliste, il ne peut sacrifier sa famille pour son plaisir.

Seeneven : Mais ce qui est vrai, aussi, c'est que quand on joue, l'argent n'a plus de valeur. Quelqu'un peut avoir gagné Rs 500 et les dépenser en un clin d'oeil. Quand ou sorti qui ou trouve so valer mais quand ou là-dans même, on dirait ou né pli trouve clair.


Q : Vous passez tout votre temps ici. Est-ce qu'on ne peut pas dire que cela empiète sur votre vie de famille? Vos femmes sont-elles au courant où vous êtes?

Cadan: Oui. Nous sommes entre amis et elles viennent même nous voir ici quand elles ont besoin de nous. Je ne vois pas du tout comment cela peut nuire à notre vie de famille.

Je dirai même plus : qu'elles préfèrent cela plutôt que de nous avoir entre les jambes tout l'après-midi. De plus, nous avons une heure pour entrer et une heure pour sortir.

Famon: Nous sommes à un endroit bien déterminé où elles peuvent venir nous voir si jamais il y a une urgence. Nous sommes tous de ce quartier; personne ici n'habite à plus d'un demi-mille du club. Il est certain qu'il est préférable pour notre famille que nous soyons ici, plutôt que d'être dans une taverne à nous soûler la gueule.

Loin des femmes...


Q: Il n'empêche qu'il y a quelque chose de malsain à se terrer de la sorte pour s'adonner à une activité illégale; car votre club n'est pas patenté, n'est-ce-pas?

Alwyn: Pour que ce que nous faisons ici soit conforme à la loi, il nous faudrait payer Rs 1000 au gouvernement pour une patente. Si nous faisons cela, n'importe qui pourra entrer ici pour jouer, or, comme nous vous disions, nous ne voulons pas d'étranger ici vu que cela peut engendrer toutes sortes de complications. De plus, nous serions nous-mêmes tentés de faire venir des gens en vue de couvrir nos frais, et nous ne voulons pas avoir à en arriver là. Il y a bien des gens qui se rencontrent dans leurs campements pour jouer avec leurs amis, n'est-ce pas? Et on ne me fera pas croire que c'est toujours pour des prunes? Pourquoi devrions-nous donc ouvrir notre club aux autres ou encore payer cette somme au gouvernement? Non capave pé zoué comment tandraque, mais vaut mié ça parce qui sinon pas tia capave empêche dimoune assizé.

Fanion : Du reste, vous n'avez ici jamais plus d'une table. Il n'y a chez nous que les sept joueurs que vous voyez là. Il y a quinze ans que le groupe existe. Nous louons une petite chambre que nous appelons notre club et nous percevons une cagnotte pour encourir aux frais de loyer et d'électricité. Cette cagnotte nous permet aussi d'organiser un petit déjeuner de temps en temps. Si nous étions légalisés et que les jeunes du quartier venaient se joindre à nous, les voisins pourraient se plaindre que nous attirons leurs enfants vers le jeu.

Q: Pensez-vous que ce soit une activité qu'on devrait encourager dans la population mauricienne?

Cadan: Personnellement, je ne conseille pas aux jeunes de tomber dans ce vice. L'avenir de Maurice est trop sombre pour que les jeunes puissent se permettre cela. Ils ne savent pas de quoi demain sera fait, ils ne sont même pas sûrs de garder leurs boulots; ce serait la ruine.

Q: Vous autres, pères de famille, êtes quand même à donner le mauvais exemple?

Cadan : Pour nous, il est trop tard, nous fine maillé ladans. Pour les autres qui commencent leur vie maintenant ils devraient faire attention.

Q: Et si c'était à refaire?

Cadan: J'aurais pas commencé. J'aurais choisi les autres passe-temps qui abondent à présent. Ce sont ces mêmes passe-temps qui devraient permettre aux jeunes d'éviter cette voie.

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