JM et les chefs coutumiers de la République démocratique du Congo

17 October 1978

Le goût incomparable du pain cuit au four à bois

L'incomparable four à bois.
ISSUES d'une famille traditionnellement liée à la petite boulangerie de Bel Air, Lucette et Elsie Rose font penser au propriétaire d'entreprise qui se sent intimement concerné par la bonne marche des affaires et qui n'a pas succombé à la tentation de s'enfermer dans sa tour d'ivoire.
Pour la troisième génération de cette famille, il ne suffit pas de critiquer les irrégularités de la main d'oeuvre mauricienne. "On n'est jamais mieux servi que par soi-même." Et si les travailleurs font preuves de défaillances, il faut savoir y remédier, en mettant personnellement la main à la pâte. Cette règle d'or est suivie à la lettre chez les Rose.

Autre fait saillant, chez cette famille, c'est sa fierté de posséder ses moyens de production : "C'est notre industrie", disent-elles. "Elle nous donne une indépendance que nous apprécions beaucoup et en retour, nous nous faisons un point d'honneur de la maintenir en activité."

 Propos recueillis par
Jean-Mée DESVEAUX
l'express du 17 octobre 1978

Oscar Dauguet acheta la boulangerie en 1920.

Q : Cette boulangerie vous appartient depuis trois générations déjà et vous y travaillez comme n'importe lequel de vos employés. Pouvez-vous nous parler des débuts de ce four antique qui réussit pour­tant à fournir du pain à la localité?

R: Quand mon grand-père acheta ce terrain il y a une soixantaine d'années, la boulangerie s'y trouvait déjà. Il est difficile de déterminer son âge d'une façon très précise mais elle doit avoir plus de 100 ans.
Oscar Dauguet, mon grand-père maternel, ne l'exploita pas immédiatement car il était maréchal-ferrant et il tenait à son métier. Il décida plutôt de la louer à ceux qui voulaient y tra­vailler. C'est ainsi que deux ou trois locataires s'y succé­dèrent jusqu'au moment où un cyclone détruisit la toiture de la vieille boulan­gerie. Elle fut désaffectée pendant une dizaine d'an­nées et ce n'est qu'après cette période d'inactivité que mes parents déci­dèrent de la réparer, que nous avons vraiment pris charge de la boulangerie.

Q: Cela ne vous a-t-il pas paru difficile au départ?

R : Nous y étions habitués. Car bien que nous louions l'entreprise, nous avions un droit de regard et pour nous qui, encore enfants, avions pris plaisir à pétrir la farine au milieu des ouvriers, il n'y avait pas de réel changement. Nous avions l'expérience nécessaire et c'était le principal.
Nous avons commencé à travailler entre frères et soeurs car nous ne pouvions pas nous permettre d'em­ployer des ouvriers au départ.

Q: Et le travail jusqu'­aux petites heures du matin
R: Le travail nocturne est très dur, en effet. Il n'y a rien de difficile dans ce métier, on ne peut pas dire qu'on "pèse lourd" mais le travail de nuit est ce qui vous fatigue le plus. Au début, donc, nous n'avions pas beaucoup de clients et nous nous servions de deux sacs de farine seulement par soir. Nous pouvions commencer tôt et finir relativement tôt car deux sacs ne représentent pas grand-chose, mais si nous finissions trop tôt, aucun marchand ne serait venu acheter notre pain à 5 h du matin car le pain ne se­rait plus chaud et ici, à la campagne, les travailleurs commencent à travailler de bonne heure et ils apprécient un pain chaud avant d'aller aux champs.
Puis les choses allèrent d'elles-mêmes. En six mois, on passa à cinq sacs de farine et à ce moment-là, on engagea le personnel néces­saire, c'est-à-dire un coupeur, deux pétrisseurs, un brigadier — celui qui cuit le pain — et un passeur de couteau — qui partage les pains en deux. 

La boulangerie a fière allure malgré son vieil âge.

Q: À partir de ce mo­ment vous êtes-vous contentés de contrôler le travail?

R: Pas du tout, car les travailleurs ne sont pas très réguliers et si nous avions compté sur eux, nous aurions chômé trois jours par se­maine. Cet état de choses n'a du reste pas changé et si vous passez à la boulangerie le soir, vous avez 90% de chances de rencontrer ma soeur ou moi en train de travailler. Nous sommes là, supposément pour le "relief work" en cas d'absences mais nous finissons par être constamment sur place.

Que voulez-vous? On ne peut pas rapporter des travailleurs qui ne se pré­sentent pas au travail. S'il fallait le faire, nous aurions à nous présenter au tribunal industriel tous les jours. Le pain, lui, n'attend pas. Il doit être produit coûte que coûte. Nous nous faisons un point d'honneur de fournir notre pain tous les jours. En fin de compte, c'est le propriétaire qui est le réel esclave et ce sont les ouvriers qui sont libres de faire ce qu'ils veulent.
Il y a aussi les travailleurs qui sont déjà soûls avant de se présenter au travail. Remarquez que je comprends car il faut être un peu drogué pour faire ce travail.

Q : Les problèmes ayant trait à la main-d'oeuvre sont-ils les seuls auxquels vous avez à faire face dans ce domaine?

R : Non, car il y a aussi la compétition qui est très serrée. Nous devons faire face à une réelle offensive de la part des boulangeries mécanisées qui vendent quelquefois leur pain au rabais pour nous prendre nos clients. Certains mar­chands desservant ces bou­langeries viennent parfois de très loin pour vendre leur pain ici.

La mécanisation leur per­met d'offrir des prix plus com­pétitifs car notre coût de production est plus élevé vu que nous utilisons en­core le four à bois, le même qui était en service au début de la boulangerie.

Q: Etes-vous donc con­tre la mécanisation?

R: Non, nous ne le som­mes pas. Le changement est nécessaire car l'île est surpeuplée et le four à bois qui prend énormément de temps, ne permet pas de produire du pain en quan­tité suffisante. La mécani­sation permet aussi une plus grande indépendance vis-à-vis de la main-d'oeuvre : les boulangeries mécani­sées possèdent des batteuses électriques qui permettent de se passer de pétrisseurs qualifiés tandis que nous, nous en avons encore besoin; vous pouvez toujours voir les vieux pétrins chez nous.

Le fait que nous ayons gardé notre vieux four à bois peut surprendre après ce que je vous ai dit. Mais le pain, cuit dans un four à bois, a un goût très spécial. Il est très apprécié des con­naisseurs. Croyez-moi, c'est autre chose. Ces nouveaux fours ne vaudront jamais notre vieux four à bois car il est bien connu que le travail d'antan était de meilleure qualité que ce qui se produit de nosjours. 
Elsie et Lucette Rose, toute une vie au service du pain.

Q: Ce conservatisme ne risque-t-il pas de causer votre perte.

R: L'homme aura tou­jours besoin de pain et tant que nous aurons du bois, nous continuerons à en produire. Mais le bois de­vient de plus en plus rare: un camion de bois coûte Rs 475 et ce prix ne cesse de grimper. Mais quelles que soient les diffi­cultés, nous ferons l'impos­sible pour survivre car cette boulangerie est un bien ancestral, c'est notre gagne-pain et nous en som­mes fiers. Je pourrais pres­que dire c'est le moulin de mon grand-père. On ne peut pas dire que nous avons fait fortune mais elle nous a permis de vivre et nous lui en sommes recon­naissants.

Q : N'avez-vous jamais été tenté d'unir vos forces à celles d'autres personnes de la localité en vue de surmonter vos problèmes dans le cadre d'une coopé­rative?

R : On nous a déjà appro­ché à ce sujet mais nous sommes très sceptiques. Tout le monde ne pense pas de la même façon et cela peut engendrer des problèmes de tous genres. Il faut se réunir à tout bout de champ et s'engager dans des discussions interminables. Je ne pense pas que les bénéfices qu'on peut tirer de cette entreprise, justifie un tel déploiement d'énergie. Du reste, je doute fort qu'on ait le temps de le faire. Ensuite, il n'y a rien de tel que l'indépendance.
Q: Il est quand même étonnant de vous entendre dire que ce n'est pas un commerce florissant car le pain s'il est quotidien n'est pas gratuit. Ne pensez-vous pas que les prix en cours soient exagérés?
Il ne faut pas avoir peur de mettre la pain à la pâte.
R: Non, je ne le pense pas car il faut tenir compte du fait qu'il y a eu plusieurs augmentations de salaires depuis que le pain "maison" se vend à 15 sous. Il y a ensuite le prix de la levure et du sel qui sont en hausse. Du temps de mon grand-père, le pain se vendait à un sou, un cash à la rigueur. Mais que voulez-vous? Les prix doivent changer car le coût de production augmente.

Je dois cependant dire qu'il m'est difficile d'imagi­ner qu'une personne soit tellement pauvre qu'elle ne puisse pas s'offrir un pain à quinze sous.
Q : Et quid de la qualité du pain? II n'est pas rare de rencontrer des objets étran­gers tels des capsules et des cancrelats. Avez-vous une explication à cela?
R: Je pense que ce genre de choses ne peut tout simplement pas se produire dans des conditions normales. Je ne nie pas l'évidence car je sais que cela s'est produit mais je soupçonne un certain désir de sabotage derrière de tels actes.
Cela peut provenir d'un travailleur mécontent qui a décidé de discréditer la boulangerie qui l'emploie. Je m'explique: La pâte passe entre les mains de deux pétrisseurs qui la pétrissent pendant deux heures, elle passe ensuite entre les mains du coupeur qui lui donne toutes sortes de formes; c'est ensuite au tour du passeur de couteau et ce n'est qu'après que le pain non cuit est mis au four. Vous allez me faire croire que toute cette manutention n'aurait pas permis de trouver un objet étranger comme une capsule? Non, pour moi, ce n'est pas une négligence mais un sabotage.
Q: La quatrième génération de votre famille sera-t-elle aussi composée de boulan­gers?
R: Non, car elle est déjà éparpillée à droite et à gauche. Certains sont en ville et d'autres à l'étranger. Il y a, bien sûr, quelques-uns qui sont restés sur les lieux mais quand on leur demande de nous aider, ils répondent "ça travail la pou touille nous". Ce n'est pas qu'ils refusent mais ils ne peuvent pas passer une nuit blanche. Remarquez que lorsque mon grand- père acheta la boulangerie, il ne savait pas que ses petits-enfants allaient y travailler. Qui sait? Un jour peut-être une autre généra­tion prendra la relève . . .

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