JM et les chefs coutumiers de la République démocratique du Congo

13 October 1978

Une île, un phare et leurs légendes

MIS en service le 1er décembre 1855, le phare de l'île Plate a été la source de légendes, les plus rocambolesques. Il y a, d'une part, les superstitions associées aux nombreux naufrages survenus autour de l'île généralement provoqués par les difficultés d'aborder l'étroite passe qui permet l'accostage des bateaux et la proximité du courant Charpentier. Le cimetière des victimes des épidémies de choléra qui coïncidèrent avec l'arrivée de divers contingents de travailleurs immigrés a, d'autre part, contribué à faire de cette île, une terre de légendes, l'île Plate servant à cette époque de lieu de quarantaine.


Ce côté romanesque mis à part, l'île Plate est surtout un lieu de travail pour les gardiens de phare, les phariers pour reprendre l'expression mauricienne. L'un d'entre eux, M. André Gilette y a passé la majeure partie de sa vie. Il a accepté bien volontiers aujourd'hui d'évoquer à l'intention des lecteurs de L'Express, quelques souvenirs de ses vingt ans passés à l'île Plate.


Propos recueillis par
Jean-Mée DESVEAUX
l'express du 13 octobre 1978


Q: M. Gilette, on ne devient pas pharier comme on choisit telle ou telle profession. Qu'est-ce qui vous a poussé à prendre cette voie?

R: Cette aventure qui allait changer le cours de ma vie commença lorsque mon frère jumeau qui était alors âgé de 29 ans, périt en mer lors d'une traversée entre Maurice et l'île Plate. Il était mécanicien au bureau du port et on l'avait affecté au phare de l'île Plate. Il revenait d'une permission de quelques jours passés à Maurice après avoir fait seulement trois mois dans sa nouvelle fonction. Comme vous devez le savoir, la passe de l'île Plate est extrêmement dangereuse et demande que l'équipage soit tout le temps sur le qui-vive. Mais malheureusement, ce jour-là, l'équipage du Ti­mimi était ''under steam'', un moment d'inattention leur fit prendre la fausse passe et le bateau s'échoua sur les brisants. Un seul membre de l'équipage fut sauvé et le corps de mon frère ne fut jamais retrouvé. C'était le 5 juillet 1934.

Q : J'imagine difficile­ment comment un tel mal­heur a pu vous inciter à prendre la même voie. On aurait mieux compris si au lieu d'aller travailler sur les lieux mêmes du naufrage de votre frère, vous aviez développé une sainte hor­reur de cette île?

R: Il advint qu'à la suite de cet accident, le gouverne­ment m'offrit un poste en guise de dédommagement. Il n'était pas question au départ que je sois pharier. Je fus affecté, tout d'abord, comme signalman à la montagne des Signaux où existait une station de vigie. Je remplis ces fonctions pendant neuf ans déva­lant la montagne jusqu'à deux ou trois fois par jour. En 1944, quand les militaires prirent possession de cette montagne, on m'envoya à l'île Plate.

Q: Et comment avez-vous réagi à cette directive?

R: Que voulez-vous, il fallait bien travailler. La première traversée me rem­plit de frayeur. Je n'ai jamais su nager de ma vie et je ne pouvais m'empêcher de penser à mon frère qui avait rencontré la mort dans ces eaux. J'étais vraiment rempli d'effroi. J'avais l'im­pression qu'un jour ou l'autre la barque La Françoise allait rester à l'île Plate pour de bon et je dois dire que c'est une impression qui n'allait jamais me quitter par la suite car j'étais très conscient que les coxswain, les patrons comme nous les appelons, n'étaient pas de la même trempe que ceux que nous avions dans le temps.
M. André Gilette se souvient.

Q: Parlez-nous, si vous le voulez bien, de vos premières impresssions de l'île ainsi que de l'accueil que vous avez reçu?
R: Accueil! Quel accueil? J’étais complètement perdu et je me demandais ce que j'étais venu faire dans cet endroit- oublié des dieux. J'étais habitué à mener une vie tout à fait normale parmi de nombreux amis et du jour au lendemain, je me voyais seul comme un moine. Ma première impres­sion fut bien sûr que je ne tiendrais pas une semaine sur l'île. 
Il y avait bien sûr d'autres personnes sur l'île. Je n'étais que le deuxième assistant-pharier. Il y avait le pharier lui-même qui était M. Karl Serret, son assistant (Dick), le gardien ainsi que la famille de ces employés. Mais un trait caractéristique du pharier est qu'il reste dans son coin, chacun s'installe comme il peut dans ses quarters sans trop se frotter aux autres en dehors du travail. Il nous arrivait de prendre un peg ensemble mais c'était très rare.

Q : L'isolement était sans aucun doute insupportable par moment. Comment faisiez-vous pour surmonter le cafard qui devait vous accabler bien souvent?

R: Oui, c'est une sensa­tion étrange que d'être seul. Le jour encore, je faisais du maintenance qui m'occupait l'esprit. Mais le soir, quand j'avais à faire mon quart de quatre heures de suite, les idées les plus macabres me traversaient l'esprit. A tout moment, vous entendiez cette mer déchaînée qui avait causé la mort de tant de personnes.

Il est difficile d'expliquer ce qui fut alors mon état d'esprit. Tout changeait de perspective. Si je vous donne un exemple, vous me comprendrez mieux peut- être. L'argent! cet argent dont rêve tout le monde sur le main land, n'avait aucune valeur sur l'île Plate. Vous auriez eu une fortune à votre disposition que vous n'auriez su quoi en faire dans ce bled. Du reste, je ne prenais jamais ma paie, je donnais au patron du bateau mon reçu de salaire, une liste de provisions qu'il devait m'acheter sur le main land et le plus souvent je ne me souciais pas du change. C'est ce que fai­saient traditionnellement tous les phariers. Que faire de l'argent si vous ne pouvez pas le dépenser?

Ce sont les changements de ce genre qui, à la longue, crée une mentalité tout à fait spéciale chez les phariers de l'époque qui, comme moi, ont passé presque le tiers de leur vie dans de telles conditions.

Q: Mais vous deviez quand même avoir un moyen quelconque de vous changer les idées. Quels étaient vos passe-temps?

R: Je m'adonnais à la pêche et je faisais du footing. Marcher d'une extrémité de l'île à l'autre prenait environ une demi-heure. Je faisais trempette de temps en temps. Au début, du temps de Karlser (Karl Serret, le pharier) qui se prenait pour un grand magicien, on le regardait s'entraîner à l'hypnotisme en fixant le soleil de midi jusqu'à ce que les larmes lui viennent aux yeux. C'était comme cela qu'il s'entraînait.

Q: Vous vous êtes bien créé une famille pourtant. Comment un pharier qui passe son temps sur une île, peut-il rencontrer l'âme soeur?

R: Ce fut une brève rencontre sur le main land après avoir fait seulement un mois à l'île Plate. Deux mois plus tard, nous nous sommes mariés et ma femme est venue vivre avec moi à l'île Plate, emmenant avec elle sa mère.
Ile oubliée des dieux...

Q:Éprouvèrent-elles des difficultés à s'adapter à leur nouveau style de vie?

R: Non. Il est même intéressant de noter que ma femme préférait mieux res­ter sur l'île plutôt que de se rendre à Maurice au mo­ment des permissions car elle supportait mal la traver­sée qui pouvait durer jusqu'à cinq heures.
Q: La vie familiale a dû vous rendre le séjour à l'île Plate plus agréable. C'est probablement à ce moment que vous vous êtes fait à l'idée de devenir un jour le pharier de l'île Plate.

R: La vie devint, en effet, plus supportable mais vous m'auriez demandé à ce moment, si je comptais y passer le reste de ma vie, que je vous aurais répondu non. Je ne faisais que renvoyer inconsciemment l'échéance de mon départ. Il est vrai qu'au fil des mois, je me suis énormément attaché à cette île et à son phare. A la longue, je commençais à apprécier cette vie de merde.

Q: N'arrivait-il pas parfois que le pharier ait à choisir entre sa famille et son métier?

R: Oui, hélas ceci est trop vrai. Ces moments étaient des plus pénibles. Tout votre avenir dépendait de la décision prise. Il y avait en général deux facteurs déterminants. Si vous aviez des enfants, cela voulait généralement dire que vous étiez condamné à les voir loin de vous car il n'était pas souhaitable que des enfants vivent à l'île Plate. Vous pouvez deviner la détresse que nous causait l'éloignement de notre seul enfant. Nous prenions conscience que nous étions en train de rater quelque chose de très important et que nous étions condamnés à ne pas avoir une vie familiale normale.

Certaines femmes ne parvenaient pas à s'adapter à la vie sur l'île. D'autres refusaient au départ un tel mode de vie. Le pharier était obligé dans ces cas-là de vivre loin de sa famille et de ceux qui lui étaient chers. Il faut cependant prendre conscience que ces difficultés se rencontraient le plus souvent chez ceux qui s'étaient mariés avant de choisir le métier de pharier.

Q: Vous parliez de votre attachement au phare de l'île Plate, pouvez-vous nous en parler plus longuement?

R: J'ai passé plus de 20 ans à travailler avec ce vieux phare. J'ai, à la longue, développé à son égard un sentiment similaire à celui que nourrit le vieux capitaine pour son bateau. J'avais une grande confiance en lui. Nous autres phariers, nous étions conscients que la vie de plusieurs centaines de personnes était entre nos mains et que la moindre négligence pouvait leur être fatale.

Q: Arrivait-il parfois que le phare tombait en panne en pleine nuit?

R: Cela arrivait assez souvent. Nous nous efforcions alors de trouver le plus rapidement possible, la cause de la défaillance. Il fallait informer le bureau du port qui lançait alors un avertissement de navigation à tous les navires qui se trouvaient dans nos parages. Malgré cela, nous étions remplis d'un sentiment d'angoisse. A tout instant, nous pensions voir apparaître le bateau qui allait s'écraser sur nos récifs.
La Francoise, trait d'union entre Maurice et l'ile Plate.

Q: Parlez-nous de votre phare?

R: Le phare a beaucoup changé. Il est équipé aujourd'hui d'une ampoule de 500 bougies. Auparavant, sa seule source de lumière était une lampe à pétrole placée sur un disque au milieu des prismes et des lentilles de Fresnel. Le moteur qui faisait tourner le foyer était animé par un poids de 200 kg qu'il fallait remonter à la manivelle toutes les heures. Le poids prenait entre 50 minutes et 60 minutes pour atteindre la fin de sa trajectoire. Il déclenchait alors un signal d'alarme à l'intention du pharier de garde.

Q : Il y a beaucoup d'histoires sinistres associées à l'île Plate. Il y a, d'une part, les histoires des naufrages et d'autre part celles qui se sont passées sur l'île elle- même. Je pense en particulier à la mort de Sara Creed.

R: Oui, il existe sur l'île, une tombe où sont gravés les mots suivants: "Sacred to the memory of Sara Creed, late wife of Thomas Creed who departed this life at the age of 28 on the 28 February 1856. She left a bereaved husband and four young children." On dit qu'elle est morte de choléra car, à cette époque, l'île servait de station de quarantaine pour les travailleurs immigrés qui étaient atteints de choléra. D'autres racontent, par contre, que Sara avait appris que son mari la trompait avec la fille du gardien. Comme elle menaçait de dénoncer cette infidélité en haut lieu, son époux se débarrassa d'elle en la projetant du haut du balcon supérieur du phare.

J'ai voulu vérifier la véracité de ces différentes versions. J'ai consulté les archives mais je n'ai pas retracé la présence d'un pharier du nom de Thomas Creed. A un certain moment, Karlser et moi avions voulu fouiller la tombe pour voir s'il y avait vraiment un corps enseveli à cet endroit. Qui sait? C'est peut-être la cachette d'un trésor.

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