JM et les chefs coutumiers de la République démocratique du Congo

07 October 1978

Le monde ouvrier : Eclatement de la famille sous les pressions du changement

''IL faut aider le monde à vivre. Il faut faire vivre le monde et il faut vivre avec le monde. Pour cela, on doit savoir écouter et dialoguer sans réserves". C'est ce que déclare à L'EXPRESS Edmée Lavigilante, qui a célébré cette année le 25e anniversaire de son entrée au service des autres. Edmée Lavigilante, qui est Zone Supervisor du district nord de l'Action Familiale et se trouve donc responsable d'une soixantaine de "coins" et de plusieurs centaines de familles, se plaît à souligner que ses théories ne sortent pas des livres mais découlent de l'expérience vécue auprès des autres.

Dans l'interview qui suit, Edmée Lavigilante nous parle de la femme dans le milieu ouvrier. Elle estime qu'il n'y a pas l'ombre d'un doute d'un relâchement moral dû à une évolution trop rapide à tous les niveaux de la société mauricienne. Ses vues quant au choc industriel sur les filles de la classe ouvrière et sur la métamorphose des employées de maison en ouvrières présentent un angle nouveau qui ne sera sans doute pas unanimement partagé.

Voici l'opinion d'Edmée Lavigilante qui, malgré l'intérêt qu'elle porte aux femmes, se refuse d'être taxée de "féministe", car, pour elle, "il n'est pas question de se battre pour obtenir de meilleures conditions pour les femmes; la condition de la femme s'améliorera avec le progrès de la race humaine dans son ensemble".


Propos recueillis par
Jean-Mée DESVEAUX

L’express du 7 octobre 1978


Q: Cela fait plus de trente ans que vous travaillez au mieux-être des familles ouvrières mauriciennes. Pouvez-vous nous parler de ce que vous considérez comme étant le plus important problème commun à ces familles?

R: Selon moi, le plus grand problème, hormis celui de la pauvreté, c'est l'assujettissement de la femme de ménage par son mari ou sa belle-mère. Il y a encore un très grand nombre de foyers qui vivent selon une mentalité dépassée. Sur trente femmes que je rencontre dans une réunion, il se trouve une bonne moitié qui n'a pas encore touché à l'argent du budget familial. Elles sont entièrement à la merci de leurs maris quant à l'organisation financière de leur foyer. Ce problème prend souvent des proportions inimaginables. Je pense à la femme qui me disait que c'est son mari qui se chargeait de lui acheter ses souliers, sans qu'elle soit présente au moment de l'achat. Le mari lui prend ses mesures au moyen d'un fil et retourne, en général, avec une paire de chaussures qui, bien qu'étant à sa pointure, n'est pas à son goût. Il y a aussi cette autre femme qui me racontait qu'elle ne sortait jamais de chez elle, même pas pour aller à la boutique, si elle n'est pas accompagnée de son mari. Là encore, c'est le mari qui fait le marché et tout ce qui s'ensuit.

Q: Quelle est, d'après vous, la cause d'une telle aberration?

R : C'est la suite logique de l'éducation que ces femmes ont reçue quand elles étaient chez leurs parents. Il est un fait que certaines filles ne "peuvent" pas aller à la boutique après leurs 14 ans. Comment pourraient-elles s'occuper convenablement, plus tard, de leurs foyers quand elles devront assumer leur rôle de mère de famille? Les maris ne sont pas fautifs; ils sont confrontés à un fait accompli. Je suis toujours inquiète quand je rencontre ce genre de personnes et je fais de mon mieux pour leur inculquer certaines notions élémentaires d'économie et d'organisation du budget familial.

Q: C'est un travail très délicat. Votre action n'est-elle pas interprétée comme une ingérence par le mari? N'est-il pas trop tard de toute façon pour changer les choses à ce stade?

R: Il n'est jamais trop tard. La plupart des femmes elles-mêmes me demandent souvent de parler à leurs maris, prétextant qu'ils prêteront plus d'attention à ce que je dis et c'est vrai. Contrairement aux femmes, qui parlent en tant qu'épouses, je m'adresse à eux comme une grande soeur et comme une conseillère et ils m'écoutent. Il y a, bien sûr, une façon de parler aux hommes. Il est étonnant de les entendre dire, souvent, qu'ils ne sont pas au courant des problèmes de leurs épouses. Tout cela provient d'un manque de dialogue au sein de la famille. C'est pour cela, d'ailleurs, qu'un des buts principaux de mon action est de créer des conditions propices à cet échange.
C'est le mari qui fait le marché.

Q: On pourrait penser, a priori, que l'établissement du dialogue dans un milieu ouvrier n'est pas chose commode. A quel point vos efforts en ce sens sont-ils récompensés?

R: Il est vrai que le concept du dialogue est plus difficilement mis en pratique dans ce milieu. Ce n'est certainement pas impossible. Du moment qu'on a éveillé les consciences à la réalité des choses, cela va tout seul. Nous avons, du reste, un "feedback" très encourageant dans ce sens.

Q: Vous avez, toutes ces années, concentré vos efforts sur le noyau familial; pensez-vous qu'il y ait eu une évolution marquée à ce niveau?

R: L'évolution de notre société, à tous les niveaux, a été trop rapide et cela a certainement eu des répercussions néfastes sur l'organisation de la famille. Le résultat est que certaines familles vivent en marge de leur temps, tandis que d'autres s'adaptent tant bien que mal à leur environnement et certaines plus mal que bien. Il est vrai qu'on doit marcher avec son temps, mais cela devrait être pour le meilleur et non pour le pire. Anciennement, les parents étaient plus proches de leurs enfants. Ceux-ci rentraient tous à la même heure et une vie de famille était possible. Maintenant, nous allons vers une désagrégation de cette unité. Chacun rentre à l'heure qu'il veut, fait ce qu'il veut et relègue la famille au dernier plan. Prenez, par exemple, les effets du problème du transport en commun sur la famille. Les jeunes filles doivent attendre l'autobus pendant une heure le matin et le soir. Les parents ne s'inquiètent plus de leur retard et le transport devient le prétexte classique, utilisé à tous propos. C'est une facilité pour le mauvais chemin.

Q: Vous vous référez à la possibilité de dévergondage chez les jeunes filles?

R: Je ne sais pas si ce problème est courant, mais il y a beaucoup de jeunes filles qui, après avoir fait une bêtise de ce genre, viennent me voir pour être envoyées à un foyer de jeunes filles, car elles n'ont pas le courage de vivre au sein de leur famille. Il est clair, pour moi, que ce n'est pas une question de manque d'argent; les filles ont maintenant plus de moyens qu'elles n'en avaient avant la zone franche. Le vrai problème découle d'un manque de confiance à l'égard des parents. On se confie à un étranger qui abuse de votre bonne foi et c'est le début de la chute.

Q: Que faites-vous quand ces jeunes filles se confient à vous et sollicitent votre aide?

R: Je refuse généralement de les référer à des religieuses comme elles le désirent. Mon premier conseil est d'aller discuter avec leurs parents et, quand c'est nécessaire, je les y accompagne. Je dois dire que beaucoup de ces filles se sentent trop fautives pour consentir à voir leurs parents dans ces cas dramatiques.

Q: Pouvez-vous nous parler de la réaction des parents dans ces cas-là?

R : Je ne veux pas généraliser, mais je peux vous citer un cas frappant. Je rencontre une fille dans une situation très pénible à sept heures du soir. Elle avait quitté la maison de ses parents depuis trois jours et ne savait où aller. Je lui offre donc l'hospitalité pour la nuit. Le lendemain matin, je l'accompagne chez ses parents, qui fondent en larmes de l'avoir retrouvée. Ces parents avaient compris que ç'aurait été catastrophique d'adopter une attitude intransigeante dans une telle situation. Ils ont fait preuve de compréhension et le père m'a même donné l'assurance que tout se passerait comme avant dans leurs relations avec leur enfant.

Q : Et quelle est votre réaction personnelle devant ces phénomènes sociaux?

R : Cela me trouble profondément et je me demande, à chaque fois, pourquoi il n'existe pas une organisation qui puisse prendre ce genre de responsabilités en main. Il serait nécessaire de créer des écoles d'encadrement et de formation qui compenseraient les lacunes de l'éducation que ces enfants ont reçue au sein de leurs familles. Ce programme devrait, bien sûr, être entrepris au niveau national. Je pense aussi que si chaque adulte prenait conscience de son rôle et de la responsabilité de tout un chacun dans ce domaine, ce serait un grand pas vers la solution de cette plaie.

Q:Nous avons, tout à l'heure, parlé de l'éclatement du milieu familial comme étant la conséquence d'une évolution trop subite. Pensez-vous que l'on puisse associer cette évolution accélérée à un déclin de la moralité? Peut-il y avoir une relation entre ce déclin, au niveau des femmes de la classe ouvrière, et l'explosion industrielle par exemple?

R: En ce qu'il s'agit des filles dont j'ai parlé, il ne peut y avoir le moindre doute que cette relation existe. Si on analyse le changement, qui s'est opéré du jour au lendemain dans l'environnement de ces filles, on comprendra pourquoi cette relation est inévitable dans la situation actuelle. La plupart de ces filles étaient des employées de maison qui, de ce fait, étaient encadrées par leurs patronnes à qui elles pouvaient généralement se confier et de qui elles pouvaient recevoir des conseils moraux. Il y avait donc la possibilité d'un échange dans ce contexte. Que voyons-nous aujourd'hui que ces filles travaillent à l'usine? Le vide le plus complet en ce qui concerne les moeurs et la moralité. 
 
Créer des écoles d'encadrement et de formation.

Q : Est-ce réaliste de demander aux employeurs de veiller à la moralité de leurs employées. Comment pourraient-ils le faire sans se mêler de leurs vies privées?

R : Il n'est pas nécessaire de se mêler de la vie privée des ouvrières, mais je crois que les employeurs devraient aussi se préoccuper de la dignité de leur personnel. Ils se doivent d'exiger une certaine discipline au sein de leur entreprise et elle doit servir d'exemple aux filles en dehors de leur travail. Si ces patrons ne se sentent pas qualifiés pour accomplir cette tâche, ils peuvent toujours faire appel à des gens qualifiés. Je ne jette pas la pierre à la zone franche, car elle offre des débouchés aux jeunes filles de la classe laborieuse, mais tout cela s'est passé trop vite. Il n'y a pas eu de préparation. Et le mauvais pli a été pris. Il n'y a plus de politesse; l'arrogance de comportement a pris racine.

Q: Je devine chez vous une certaine nostalgie du temps où les filles pauvres n'avaient d'autre alternative que d'être employées de maison. Est-ce que cette impression est fondée?

R: Oui, personnellement, je le regrette. J'étais employée de maison, moi aussi. Je ne regrette pas l'expérience enrichissante que j'ai faite dans un autre domaine depuis, mais quand je vois les ouvrières de la zone franche, et j'en vois beaucoup, je ne peux m'empêcher d'être chagrine pour elles. Je ne voudrais pas être à leur place.

Q: Bien que vous travailliez à l'amélioration du sort de la femme par votre travail social, vous ne semblez pas être une "féministe". Que pensez-vous de la libération de la femme?

R: Je ne suis pas en faveur de ces mouvements qui ne veulent pas reconnaître la différence essentielle existant entre les deux sexes. De mon point de vue, il n'est pas question de se battre pour de meilleures conditions de vie pour les femmes. La condition de la femme s'améliorera avec l'évolution et le progrès de la race humaine dans son ensemble.

De toute façon, je n'aime pas être embrigadée dans un parti quelconque. Ce qui prime pour moi, c'est le travail social, un point c'est tout. Il ne faut pas aller trop vite. Il y a une mentalité qui est ancrée dans l'esprit des Mauriciens et il est dangereux de ne pas en tenir compte car cela finira par créer un malaise social. Ce n'est pas avec des phrases grandiloquentes que l'on gagne la confiance des gens, mais avec de la douceur, de la compréhension et de la sympathie.

Q: Votre vie est axée sur le service des autres et vous y consacrez toute votre énergie, tout votre temps. Qu'est-ce donc qui motive une personne comme vous?

R: C'est finalement dans l'âme d'une personne que l'on trouve réponse à ce genre de question. En ce qui me concerne, j'avais ce désir de servir mon prochain depuis le temps où j'étais encore à l'école. J'ai grandi avec. Il s'y trouve aussi un élément de satisfaction, de plaisir presque: c'est peut être une vraie joie de faire quelque chose pour les autres.

Q: Peut-on parler de la diminution du sens du volontariat?

R: Une considération majeure est l'aspect matériel. Il y a d'une part ceux pour qui seul l'argent compte, mais il y a aussi le fait que la vie est chère et qu'il faut bien vivre. Comment réclamer du travail volontaire? Mais également, il y a le fait que les gens ne sont pas conscientisés. Ils ne savent pas ce qu'ils perdent.

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