JM et les chefs coutumiers de la République démocratique du Congo

09 January 2014

Que de vies sacrifiées à l’autel de l’habillement !

Manifestation des ouvriers bangladais de l'usine ''Real Garments Ltd'', le 3 septembre dernier. 

Par Jean-Mée DESVEAUX
l'express du 9 janvier 2014

Le bain de sang perpétré par la police cambodgienne chez les grévistes du secteur textile à Phnom Penh interpelle une île Maurice qui s’est souvent retrouvée à deux doigts de telles tragédies. Quatre personnes ont péri et une vingtaine d’autres ont été blessées vendredi quand les policiers ont ouvert le feu avec des AK-47 automatiques pour disperser les manifestants en grève depuis des semaines. En novembre, une femme avait aussi été tuée par balle.

Le secteur textile cambodgien emploie quelque 650 000 ouvriers, dont les deux tiers travaillent pour des grandes marques internationales. Le Cambodge, un des pays les plus pauvres du globe, exporte USD 4 milliards de produits manufacturés vers l’Europe et les USA. Les travailleurs de la majorité des 500 et quelque usines de textile du Cambodge sont en grève pour réclamer que leur salaire minimum de USD 80 (Rs 2 400) par mois soit porté à USD 160. Le gouvernement leur a offert USD 100 (Rs 3 000) ce qui est loin de les satisfaire. La fusillade a eu lieu au moment où des milliers de manifestants, armés de bâtons, de pierre et de cocktails Molotov, ont bloqué une route devant leur usine. (Le mécontentement des Cambodgiens a aussi, selon l’AFP, été attisé par l’accaparement des richesses, dont des terres, par les proches du pouvoir !)

Il est difficile, devant un tel scénario, de ne pas se souvenir des évènements qui avaient opposé la police mauricienne aux travailleurs bangladais, employés par Real Garments Ltd (RGL), en août de l’année dernière. On se souvient que de sérieux accrochages à cette usine avaient alors mené à l’expulsion manu militari d’une quinzaine de travailleurs bangladais qui avaient fait sortir de ses gonds le ministre du Travail Shakeel Mohamed, celui-ci ayant pris fait et cause pour l’employeur de RGL. On peut se demander, devant les événements de Phnom Penh et le recul de quatre mois, si un tel usage de la force était aussi sage que le jugeait alors le ministre. L’île Maurice, dont la réputation de destination cinq étoiles est à jamais maculée de sang d’une jeune Irlandaise subjuguée par de trompeuses brochures, n’aurait-elle pas aujourd’hui, de surcroît, l’image d’une sweat shop nation qui tue les travailleurs immigrés, par SMF interposés, quand ces «gueux» rechignent à accepter les salaires de misère que déclinent les Mauriciens ?

Les salaires de base de Rs 3 000 que refusent les ouvriers cambodgiens ne sont pas très éloignés des Rs 4 000 que refusaient les ouvriers bangladais à RGL. Le directeur des ressources humaines de RGL, M. Shyam Hurday, avait confirmé : «C’est impossible de trouver un compromis sur cette question. Le salaire (NdlR: de base) est fixé par le ministre du Travail. Si on accepte, cela va être un précédent et aura un effet domino sur les autres usines.» Cette phrase cache une petite subtilité. Ces salaires de base d’environ Rs 4 000 qui représentent 45 heures de travail au sein du secteur textile sont en effet dictés par les «Remuneration Orders» (RO) pour ce secteur et cela a force de loi. Cependant, RGL avait non seulement le droit d’entrer en négociations collectives avec ses ouvriers, mais c’est exactement ce que cette entreprise a fait. Les ouvriers ont été offerts Rs 8 000 après que quelque 14 ring leaders se soient battus bec et ongles pour leur cause. Le malheur est que ces ouvriers n’avaient pas compris que le nouveau salaire n’était pas un salaire de base, mais était associé à un nouveau contrat de travail, de 60 heures cette fois. D’où leur colère et leur impression d’avoir été floués par RGL ce qui a dégénéré en une mêlée.

Si les salaires de base dans le secteur textile à Maurice sont aussi bas, c’est qu’ils datent du siècle dernier. Le ministre Mohamed, avec lequel nous avons eu quelques échanges intéressants dans l’express, sur le sujet, lors du débrayage d’août 2013 chez RGL, avait précédemment exprimé une certaine aversion pour ces salaires de misère. Il avait dit «je trouve cela inacceptable, d’autant plus que Maurice a signé la convention du Decent Work Country Programme avec le concept de Decent Wages for Decent Work. Ces employeurs doivent se rendre compte de la réalité et accepter d’engager des négociations collectives avec les syndicats… Trop souvent, des employeurs à Maurice se contentent de suivre ce que préconisent les Remuneration Orders. Savez-vous que le RO dans le secteur textile n’a pas été revu depuis 1980 ? Sa sistem la li totally unfair. On ne peut continuer à ne payer que le minimum».

Le ministre du Travail nous avait alors communiqué les précisions suivantes : «The Remuneration Orders for the Export Enterprises and the Factory Workers Remuneration Orders date back to 1984. Those two RO’s, are what determine the minimum prescribed salary and conditions of employment within the relevant sectors. Why is it that those two RO’s were never sent to the National Remuneration Board for a complete review ever since 1984? Has this not contributed to Mauritians fleeing the sector? Has this not also contributed to an increase in the dependency of those sectors on foreign labour? I have on the 22nd October 2012 in accordance with section 91 of the Employment Relations Act referred the two RO’s to the National Remuneration Board for a complete review».

Il avait aussi ajouté : «As regards the Decent Work Country Programme, I have requested the International Labour Organisation to provide us with experts to advise on the merits of a National Minimum Wage Policy».

En espérant que le ministre fera diligence pour que le National Remuneration Board offre ses nouveaux RO avant les échéances électorales, il nous reste à constater que si la loi de la jungle, qui règne en maître dans le secteur textile, fait souvent fi des formules polies qui se lisent au Bureau international du travail, c’est tout simplement que ce secteur, régi comme il est par cette méchante loi du marché, se prête admirablement bien à la délocalisation rapide. L’offre et la demande, ni plus ni moins. Le produit textile habillement ne doit pas seulement être bon, mais il doit aussi être meilleur marché que son concurrent. Si les ouvriers deviennent un tant soit peu exigeants, on délocalise. Venue de Hong-Kong, notre industrie textile a connu un succès fulgurant jusqu’à ce que l’opulence de notre population et ses nouvelles attentes la poussent de plus en plus vers Madagascar et que nos usines grouillent, simultanément, de travailleurs étrangers.

Ainsi, si les travailleurs de Phnom Penh obtiennent leur USD 160, nul besoin d’être prophète pour savoir qu’en un rien de temps, une forte proportion des 400 000 ouvriers travaillant pour les grandes marques internationales se retrouvera à la rue, alors que celles-ci délocalisent leurs griffes vers le Sri Lanka ou le Bangladesh. C’est cruel, bien sûr, car la loi du marché ne se conjugue pas avec le coeur. Mais c’est quoi, au juste, cette loi ? Elle est l’expression collective de cette petitesse d’esprit qui nous inhibe, vous et moi, de débourser Rs 100 de plus pour un article en tout point semblable à un autre, à part son étiquette : «Manufactured according to the Decent Work Country Programme».