JM et les chefs coutumiers de la République démocratique du Congo

07 May 1979

L’Université de Maurice : Une poudrière ?

 «Si l'université de Maurice, qui était sensée aider au développement du pays, ne produit, en fin de compte, que des chômeurs, c'est qu'il y a une faillite quelque part». C'est ainsi que l'Union des étudiants de Maurice, en la personne de MM. MUSHTAQ SOOLTANGOS, ERIC MANGAR et HOOTESH RAMBURN — respectivement président, trésorier et membre de l'exécutif de l'union —, évalue la situation qui a donné lieu aux remous qu'on connaît à l'université de Maurice ces derniers jours.
Ce raisonnement est percutant, et le gaz paralysant ne pourra nullement émousser sa logique. Au contraire, cette méthode n'est que symptomatique, sinon symbolique, de la léthargie qui s'est emparée des autorités en ce qui concerne le sort de l’université de Maurice à tous les niveaux. En matière de gaz, le gaz lacrymogène sur le campus siérait bien mieux, car la situation tend plutôt à faire pleurer.
Mais ce n'est pas là le plus grave. Un membre de la force armée sur un campus universitaire a, dans les 99% des cas, l'effet d'une étincelle dans un baril de poudre. Beaucoup de chefs de gouvernements étrangers ont eu l'occasion d'apprécier cette vérité, quoique certains un peu trop tard!
Il y a parmi les membres de notre gouvernement, un nombre certain qui a eu le privilège de recevoir une éducation universitaire (à l'étranger s'entend). Ceux-ci se rappellent-ils l'effet qu'aurait eu sur eux l'intervention de la force armée au sein de leur université? Ne conviennent-ils pas qu'il y a là de quoi exaspérer l'étudiant le plus docile et conservateur? A moins que le but des autorités ne soit justement de grossir les rangs des prétendus "casseurs"?
Il y a de quoi se féliciter que les choses ne se soient pas plus envenimées à la suite de l'intervention armée sur le campus. Il est difficile de dire à qui en revient le crédit. Il se pourrait que ce soit dû à cet "esprit pacifique des Mauriciens" dont certains s'affublent volontiers sans jamais questionner la teneur d'une telle conception. Serons-nous aussi chanceux la prochaine fois? Il suffirait d'un incident grave ou d'une tête brûlée qui voudrait jouer le héros martyr — c'est l'âge où on lit Lénine et Marcuse — pour l'université de Téhéran, les universités françaises en mai 68 et les désordres sur les campus universitaires d'Amérique cessent d'être des nouvelles qu'on lit dans journaux d'une île Maurice paisible.

Propos recueillis par Jean-Mée DESVEAUX
Le Mauricien du 7/5/1979

Incompatibilité entre la formation académique de l'UOM et les besoins réels de l'ile Maurice.


•Les événements du 13 avril à l'université sont sans précédent et n'augurent rien de bon pour l'avenir de l'éducation tertiaire à Maurice. Pouvez-vous nous en expliquer les causes telles que vous les percevez ? Comment expliquer l'action menée par les étudiants, ce vendredi 13 avril?

— L'action que nous avons entreprise s'était révélée nécessaire, étant donné que les nombreuses négociations avec les hautes instances de l'université et du gouvernement n'avaient rien apporté de concret aux étudiants.
Il est évident que le problème essentiel a trait au chômage post-universitaire. Ce problème ne date pas d'aujourd'hui, malgré ce que veulent faire accroire certaines autorités. En 1976, ce problème se posait déjà dans la faculté d'Agriculture. Il y eut menace de boycottage des cérémonies de graduation et, avec les élections générales qui approchaient, les autorités décidèrent de colmater les brèches en employant les étudiants concernés au ministère de l'Agriculture. Le vice-chancelier, comme il l'a dit alors, ''went to seek help from the ministry of Agriculture''.
Il a été prouvé que le système d'embauche était artificiel. Des postes étaient créés uniquement pour faire face à la pression.            
En 1977, le même scénario se produit. Encore une fois, menace de boycottage de la cérémonie de graduation, et encore une fois, pour sauver la cérémonie, le vice-chancelier réussit à convaincre les autorités concernées de créer de nouveaux emplois, toujours artificiels. Donc, ces universitaires, au lieu d'être employés pour le développement du pays, sont appelés à remplir des fonctions de clerc. Au lieu de se servir d'eux pour conseiller les planteurs de façon systématique, on se sert d'eux au ministère pour remplir des fiches.
L'année 78 n'amène rien de positif et, de nouveau, grève — totale cette fois — des trois facultés (agriculture, technologie industrielle et administration). Les griefs sont toujours ignorés par le vice-chancelier.
En 1979, la frustration est à son comble. Celle-ci se manifeste d'abord par une première grève des étudiants du génie mécanique et électrique contre la réintroduction des cours qui avaient été suspendus dans leur discipline. Un phasing out de ces cours s'avérait, en effet, nécessaire étant donné qu'ils ne créaient que des chômeurs. Or, la réintroduction était proposée alors même que les conditions, qui avaient initialement menées à la suspension de ces cours, prévalaient toujours. C'est à croire que les cours devenaient uniquement nécessaires de par le besoin d'employer du personnel recruté pour les donner.

• II semblerait donc, d'après vous, que les autorités de l'université n'ont pas clairement défini leurs priorités ?

—  En effet, car pour résoudre un problème administratif de l'université, on n'hésite pas à créer un problème de saturation du marché du travail. Les besoins causés par des problèmes internes de l'université prévalent régulièrement sur la solution des problèmes du pays.
Ce que nous voyons, c'est que les démarches ne sont entreprises que lorsque les étudiants font pression. Il n'y a pas de planification globale concernant l'emploi ou les cours. Seul le vice-chancelier entreprend des démarches 'personnelles', que nous condamnons du reste, car ces démarches, au lieu d'être personnelles devraient être centralisées au moyen d'une agence de placement qui collecterait les informations nécessaires sur la situation de l'emploi et, donc, qui aiderait à placer les étudiants.

• Ne faut-il pas tenir compte des réalités économiques du pays ? Si le marché du travail est saturé pour cette catégorie universitaire, que peut faire le gouvernement ou l'administration de l'université ? Prôneriez-vous donc la fermeture totale à courte échéance de l'université de Maurice ?

— Nous n'avons jamais demandé la fermeture de l'université. C'est l'administration et les autorités qui brandissent cette menace. Pour nous, l'université est une nécessité. La suppression des cours est une solution temporaire afin d'éviter une trop grande compétition sur le marché du travail concerné.
D'autre part, le marché n'est pas aussi saturé qu'on veut le faire croire. Une discrimination dans l'embauche tend à favoriser les étudiants détenant des diplômes des universités étrangères. Si on analysait la situation des personnes qui remplissent la fonction de technical officer au ministère, cette discrimination apparaîtrait évidente.
Nous travaillons au sein même des réalités locales. Il conviendrait donc que priorité nous soit donnée en ce qui concerne l'emploi. Or, onze diplômés de l'Ecole d'Agriculture sont sans emploi. Il est donc évident que les universitaires venant de l'étranger sont employés aux dépens des étudiants de l'université de Maurice.
Notre analyse de la situation est la suivante. Si l'université, qui était supposée répondre aux besoins de développement du pays, ne crée finalement que des chômeurs, c'est qu'il y a faillite quelque part. L'université ne répond plus aux besoins du développement du pays. Il existe une incompatibilité entre les objectifs de l'université et ceux posés par les besoins de l'île Maurice. La définition même de ce développement doit être réanalysée. Ce développement a-t-il réussi ? La réponse doit être à la base même de tout nouveau départ de l'université.

•  La situation alarmante que vous venez de décrire ne coïncide pas avec les chiffres du vice- chancelier. Ainsi, des 150 étudiants en génie mécanique et électrique, seulement six n'ont pas encore trouvé d'emploi. Des 150 diplômés en agriculture et en technologie sucrière, seulement huit à dix, d'après lui, n'auraient pas trouvé d'emploi. En ce qui concerne les études de coopérative, ce chiffre est de quatre sur cinquante, et en gestion d'entreprise, un sur dix. N'y a-t-il pas une contradiction entre ces chiffres et la situation que vous venez de nous dépeindre ?

— Effectivement. Et si c'était le cas, il n'aurait pas été nécessaire de se mettre en grève. Mais la vérité est tout autre. Le Registrar ne possède aucune information sur l'emploi d'ex-étudiants. La preuve est que, l'année dernière, lors de la grève, l'administration nous a officiellement demandé des chiffres concernant l'emploi des étudiants. Elle en avait besoin, le ministère de l'Emploi les lui ayant demandés. Elle ne possède aucune source d'informations sur ce sujet, mises à part celles provenant de nos propres statistiques.
D'autre part, il ne faut pas oublier que les statistiques ne laissent pas entrevoir certaines nuances très importantes. Le problème du chômage n'est pas le seul auquel nous ayons à faire face. Il en existe un qui est peut-être encore plus pernicieux: celui du sous-emploi. Effectivement, de nombreux diplômés en génie mécanique sont aujourd'hui des meter readers de la Central Electricity Board. D'autres sont disc jockey à la MBC. Or, de tels emplois ne requièrent qu'un certificat de Form V. Ce sont là des distinctions que les statistiques ne laissent pas apparaître. Nombreux, en effet, sont ces étudiants qui, non seulement ne reçoivent pas des salaires adéquats, mais qui représentent aussi la preuve vivante du gaspillage de ressources dans notre système. Ces étudiants ne travaillent pas en fonction de leur entraînement universitaire.

•Votre attitude protectionniste vis-à-vis des étudiants qui ont obtenu leur diplôme outre-mer dénote un certain complexe qui semble provenir de votre crainte de vous mesurer à eux sur le marché du travail. Le seul fait d'obtenir un certificat d'une certaine université ne peut ni ne doit garantir l'obtention d'un poste. Les différences de personnalité, d'efficience et de performances académiques ne rendent-elles pas une telle notion absurde ? De plus, ce protectionnisme n'aurait-il pas un effet négatif sur le niveau des cours de l'université de Maurice ?

— La première partie de votre question sous-entend l'existence d'une compétition ouverte. Or, il n'y a pas de perfect competition. Dans le cas présent, la situation serait plutôt inverse. La méritocratie est remplacée par le facteur communal et le political backing et cela aussi bien dans le secteur public que dans le secteur privé.

• Ce que vous dites est grave. Pourriez-vous l'expliquer plus en détail ?

— A l'université, il existe tout un système de cours parallèles empêchant une saine compétition au niveau du marché du travail. Par exemple, en ce qui concerne les cours en practical sugar manufacture, les élèves sont envoyés par le Mauritius Syndicate Staff des propriétés sucrières. Ce part time course d'une année permet à des personnes pré-sélectionnées, et dont les qualifications sont douteuses, de boucler les aspects essentiels d'un cours que les 'fuII time students’, eux, prennent trois ans à maîtriser. Ces cours sont réservés à une certaine catégorie de personnes et l’Union des Étudiants a demandé au sénat de lui fournir la liste de leurs noms, de leurs âges et de leurs qualifications; mais jusqu'ici, nous ne l'avons pas reçue. Au niveau des études en administration, le même système prévaut. Il y a la TSAE qui est un cours à temps partiel et qui court-circuite le diplôme supérieur universitaire, en gestion des entreprises qui, lui, prend trois ans à plein temps.
Et pourtant, que voyons-nous sur le marché du travail ? Ce sont ces mêmes personnes, qui ont reçu un entraînement pour le moins hâtif, qui court-circuitent les diplômés correctement entraînés par l'université.

• Et quid de la compétition avec les universitaires venant d'outre-mer ?

— En ce qui concerne la compétition sur le marché avec les diplômés de l'extérieur, il faut dire ceci : nous avons une ‘developmental university' qui suppose l'entraînement des étudiants dans la réalité locale. Il découle donc de cette notion que ces étudiants devraient avoir une priorité sur les autres.
Du reste, ce n'est pas nous qui avons ce complexe d'infériorité dont vous parlez. Ce serait plutôt les autorités concernées elles-mêmes qui empêcheraient la libre compétition en considérant automatiquement ceux qui obtiennent leur diplôme de l'extérieur comme étant meilleurs. Est-ce là un exemple de libre compétition ?
D'autre part, il arrive souvent que ceux qui détiennent leurs qualifications de l'extérieur aient une base inférieure à la nôtre. Il existe des cas où des gens ayant échoué en première année en diplôme d'agriculture chez nous décident de suivre des cours ailleurs pour retourner ensuite avec un B.Sc. First Class Honours' et trouver de l'emploi au ministère de l'Agriculture.
Le vice-chancelier lui-même, a, une fois, dit au secrétaire du Cabinet que : ''The real problem is the number of students with overseas qualification in every way inferior to our qualifications who are given the same treatment as our students''. Il est à remarquer que le vice-chancelier va encore plus loin que nous. Il dit : ''it is suggested that no recognition should be given to overseas qualifications which are inferior to the university of Mauritius qualifications’’.

• N'est-il pas probable cependant que votre protectionnisme baissera le niveau général de l'université ?

— C'est improbable, car il y a des external moderators qui viennent évaluer le niveau des cours et des examens de l'université. Ces 'university moderators' sont envoyés par la Inter University Council (ICU), instance universitaire internationale au sein de laquelle se trouvent les universités de Birmingham, Reading, Bâton Rouge qui sont des institutions très cotées dans ce domaine.
Il faut aussi dire qu'une trop grande compétition n'est pas nécessairement une chose désirable. Plus il y a de diplômés chômeurs, plus l'employeur sera tenté d'employer les candidats les moins exigeants en ce qui concerne les salaires. Du reste, ceci se fait déjà dans la zone franche. Nous entendons souvent que l'industrie wants the right guys, mais bien souvent pour un poste de technicien, un diplômé en mechanical and electrical engineering fait bien l'affaire. On se sert de ses connaissances et de son entraînement mais on le nomme technicien, ce qui permet de le payer bien moins qu'on ne le doit en fait. Cela découle du fait qu'il n'existe aucune politique de job specification. C'est-à-dire qu'on ne spécifie pas quels sont les critères pour remplir tel ou tel poste. On ne dit pas non plus quelles sont les qualifications requises pour les salaires qui devraient accompagner ce même poste.
Il faut aussi tenir compte des professional lobbies qui boycottent la reconnaissance de certains diplômes de l'université. C'est ainsi que, malgré l'approbation du Land Surveying Act de 1976, par l'Assemblée législative, la pression de l'Association des 'Land Surveyors' fait que cette loi n'est jamais passée et ne permet donc pas aux diplômés en ‘Land Surveying' de l'université de Maurice de pratiquer pleinement comme arpenteurs. Ces lobbies existent aussi dans d'autres disciplines.

•  Il n'est un secret pour personne que les étudiants universitaires sont gauchisants. Le mot d'ordre est de jeter le système par terre. Ne peut-on pas dire que tout le tapage de ces derniers jours soit en dernière ressource purement politique ?

— Nous ne nions pas le caractère politique de notre action, car nous réclamons nos droits et nous demandons que les injustices que nous combattons cessent. Ceci est politique. Mais si par politique, on entend une politique partisane, nous répondons catégoriquement non.
Dans notre action, il y a des étudiants de différents bords politiques. Ce qui les unit dans cette action, c'est la défense de leurs droits et la conviction que la cause pour laquelle ils luttent est juste. Aucune tactique divisive ne pourrait briser l'unité de ces étudiants.
La preuve que notre politique n'est pas partisane est que nous avons demandé que nos griefs soient soulevés à l'Assemblée législative par l'intermédiaire des trois partis politiques représentés à l'Assemblée.

• A quel point l'exécutif de l'Union des Étudiants est-il représentatif de la population estudiantine de l'université dans ces actions ?

— Tous les étudiants de l'université sont membres de l'Union des Étudiants. L'action présente a été menée au niveau de chaque École. Les étudiants de chaque École ont préparé leurs propres listes de revendications. Ce n'est qu'à partir de ces revendications que l'Union a établi une liste commune prioritaire des étudiants. Toutes les actions prises: la décision de se mettre en grève, la marche sur Port-Louis, l'occupation de l'administration, tout a été décidé en assemblée générale par tous les étudiants. Les idées ne viennent pas de l'exécutif mais des étudiants. Si on a pu faire ce qu'on a fait, c'est que nous étions unis dans une organisation solide basée sur la justesse de nos revendications.

• Y a-t-il de quoi être fier de l'action menée jusqu'ici ? Est-ce que l'occupation des locaux et la séquestration du vice-chancelier peuvent être considérés comme des actions positives ?

—  Réalisant que la grève dans le passé avait laissé les autorités concernées dans une indifférence, on ne peut plus totale, les étudiants ont décidé d'avoir recours à des actions d'envergure afin de tirer ces autorités de leur léthargie.
Si notre action a attiré l'attention du public, si elle a pu faire que toute l'île Maurice s'est sentie concernée, c'est que cette action est positive. L'accent a été mis surtout sur l'occupation symbolique. La 'séquestration' était telle que le vice-chancelier a reçu le même traitement que tous les autres étudiants. Je tire une parenthèse pour dire que c'était la première fois que certains étudiants ont eu la chance de voir le vice-chancelier.
Le côté sensationnel de cette action a permis aux autorités d'escamoter les revendications des étudiants.

•  Ne sommes-nous pas à jouer sur les mots ? Une action symbolique peut-elle être violente ?

— C'est vrai, notre action était violente. Nous ne le nions pas. Mais il n'y a pas eu de violence physique. Nous n'avons maltraité personne. Les autorités, elles, par contre, se sont servies de cette occupation comme prétexte pour justifier des actions pour le moins répressives, telles la suspension des étudiants, la fermeture de l'université, l'interdiction aux étudiants et aux chargés de cours d'accéder au campus, l'occupation de l'université par les forces armées.
En ce qui concerne le vice-chancelier, il est à noter que nous occupions déjà les locaux administratifs quand celui-ci est entré. D'autre part, il y a eu une intervention policière pendant l'occupation de ces locaux par les étudiants. Les gaz paralysants ont été utilisés. Or, toute action de ce genre doit recevoir l'approbation du vice-chancelier. Mais dans le cas présent, celui-ci nie avoir donné des instructions de ce genre. D'ailleurs, le vice-chancelier, lui-même, a demandé aux policiers de se retirer. Si cette action a été prise à l'insu du vice-chancelier, la force policière devrait être poursuivie en justice.

•  Où va-t-on à partir de là ?

— Le vice-chancelier a dit que la solution du problème était de nature politique, alors que le ministère de l'Éducation, lui, dit qu'il était purement administratif. Donc, déjà, les autorités se renvoient la balle. Et cela ne fait que retarder les séances, car le problème est réel, et les étudiants ont réagi à partir de cette réalité.
En ce qui concerne la réouverture de l'université, quoique la discussion semble, à ce stade, n'appartenir qu'au sénat, en ce qui nous concerne, elle dépend des conditions suivantes:
1° Que toutes les demandes des étudiants envoyées aux autorités concernées soient acceptées in toto
2• Que la suspension de tous les étudiants soit levée immédiatement
3° Que les étudiants aient accès au campus universitaire immédiatement
4° Que les forces répressives, comme la ‘Riot Unit', la SSS et la force policière, quittent immédiatement le campus universitaire.

• Êtes-vous en mesure d'imposer des conditions ?

— Du moment que notre action est fondée sur la justesse de nos revendications et l'unité des étudiants, nous sommes en position de force. Nos adversaires ont abandonné la raison et utilisé la force ce qui un signe de faiblesse.

02 May 1979

Le monde éphémère de l’enfance


ENTRETIEN avec Dilshad Vayid

Notre invitée d'aujourd'hui est Dilshad Vayid, une petite fille de 11 ans. Une des caractéristiques de cette Année de l'Enfant est que, à force de mettre l'accent sur la place de l'enfant au sein de la société, les adultes oublient de lui donner la possibilité d'exprimer son point de vue sur des questions qui le touchent de près.
Notre choix s'est porté sur Dilshad en raison de l'exploit réalisé par cette petite fille: décrocher la première place à la petite Bourse de 1978 sans même suivre une classe boursière — c'est-à-dire en prenant l'examen de la Bourse à la fin de sa sixième. Un critère objectif était nécessaire et la performance de Dilshad en a fourni un.
Cela signifie-t-il que cette petite fille soit représentative du monde de l'enfance? Nous n'en savons rien, et il semblerait même à priori que non. Tout en n'étant pas l'un de ces phœnix qu'on appelle "enfants surdoués", Dilshad fait preuve d'une maturité d'esprit qui lui permet ici de nous introduire dans son monde d'enfant. Elle nous révèle, par exemple, ce qui ne peut manquer de frapper, que la nostalgie de l'enfance est un sentiment qui n'est pas le propre des adultes, et qu'à onze ans, on peut déjà avoir la nostalgie d'une première et plus douce enfance.

Propos recueillis par Jean-Mée DESVEAUX 
Le Mauricien du 2/5/1979



• Dilshad, qu'est-ce qui t'effraie le plus?

— Je ne crois pas que je sois d'une nature très peureuse, mais quand quelqu'un me gronde ou quand j'ai fait quelque chose de mal, j'ai peur. Je ne crois pas en l'existence des fantômes, ce sont seulement des gens qui font des méchancetés aux autres. Si j'entends un bruit le soir, je me lève pour voir ce que c'est.
Si je regarde un film, ou si je lis une histoire, j'ai peur. Mais ma peur ne dure que cinq ou dix minutes et puis j'oublie. A moins, bien sûr, qu'on ne continue à me rappeler l'épisode qui m'a effrayée.

        De quoi penses-tu les enfants ont le plus peur?

— Cela dépend des enfants. Il y en a qui ont peur d'une chose tandis que d'autres ont peur d'autre chose. Je pense, cependant, que la majorité a probablement peur des fantômes.

• Dilshad, que se passerait-il si un jour tu te retrouvais seule?

— Mes parents me manqueraient. Je me demanderais, d'abord, pourquoi je suis seule. Si c'est parce que mes parents m'ont laissée, je penserais qu'ils ne veulent plus de moi. Non. Je penserais probablement qu'ils sont fatigués et qu'ils ont besoin de se reposer pendant les vacances.
Je souffrirais de cette solitude. Je suis gâtée par mes parents. A chaque fois que j'ai besoin de quelque chose, ils me le donnent. Si je suis seule, je me sentirais détachée de mes parents, qui seraient loin de moi et je n'oserais pas leur demander quoi que ce soit.

• Dilshad, à quoi sert une famille pour un enfant ?

— Ma famille m'encourage à avoir une plus grande discipline. Elle me soigne, elle m'élève, me gâte et me protège de moi-même en m'empêchant de faire des choses qui peuvent m'être nuisibles.

• Que désires-tu le plus au monde?

— Je voudrais rendre mes parents heureux et contents de moi en travaillant bien à l'école. Je voudrais aussi toujours rester comme je suis, je ne voudrais pas devenir grande, car je suis contente comme je suis.

• Aurais-tu donc peur de devenir adulte?

— Je pense que j'ai peut-être peur. Les adultes n'ont pas beaucoup de temps libre. Et puis, quand on devient grand, il faut aller étudier, et souvent il faut quitter le pays et ses parents.
Quand j'étais petite, je voulais devenir grande. Mes cousines et mes cousins, plus grands que moi, me disaient que j'avais de la chance d'être petite. Je ne les croyais pas, mais maintenant je réalise que c'était vrai. Je voudrais redevenir petite, ou alors rester comme je suis.
Quand je réalise cela, quand je pense que je veux rester petite, je vois que les années passent très vite. Quand le temps est passé, on ne peut revenir en arrière, pourtant moi je voudrais bien.

•A quel moment de ta vie voudrais-tu retourner?

—Il m'arrive souvent de penser au temps où j'étais petite, à la maternelle, ou quand je venais d'entrer à l'école primaire. Le soir, j'y pense parfois. Cela m'arrive aussi d'y penser quand je vois les petits enfants jouer.

• Ta vie était-elle très différente à ce moment-là?

— La vie était plus facile que maintenant. Je jouais presque tout le temps. C'est peut-être cela qui me manque le plus. Mais je réalise parfois qu'on ne peut pas jouer tout le temps. On peut se distraire, mais ne pas jouer tout le temps car on n'a pas assez de temps. Quand on est plus grande, on doit travailler plus. C'est comme ça. Ce n'est pas parce que les parents ou les professeurs l'ont dit, non. Mais c'est comme ça. Il y a des choses plus difficiles à étudier, il y a des leçons à prendre.

• Peux-tu nous donner ton emploi du temps?

— Après chaque journée d'école, je prenais, durant ma sixième — entre deux heures et demie et trois heures de leçons. Les samedis, les heures de leçons étaient de huit heures du matin à une heure de l'après-midi. Quand je rentrais le soir de mes leçons, je jouais pendant une demi-heure, et puis il fallait retourner faire les devoirs. On n'a vraiment pas envie de faire les devoirs quand on a passé une longue journée à l'école et pris deux ou trois heures de leçons. J'essayais généralement de finir mes devoirs les samedis de façon à avoir mes dimanches libres afin de pouvoir jouer.

•Ta vie est-elle différente maintenant que tu es en Form I?

—Je trouve que la vie est plus facile maintenant qu'elle n'était en sixième. L'anglais, le français, les mathématiques sont plus faciles. Les autres sujets, étant nouveaux, sont plus difficiles. Il y en a d'autres, cependant, qui sont nouveaux et qui sont très faciles aussi.

• Penses-tu que le système de la bourse est une bonne chose ?

— Je trouve dommage que les enfants qui sont classés, décident quand même de faire une nouvelle classe boursière parce que cela leur fait perdre une année. Ils pourraient faire la bourse en Form I. 

• Est-ce qu'il t'arrive de rêver?

— Je ne rêve pas très souvent durant le jour. Cela m'arrive parfois si, en classe, le professeur explique une chose bête ou une leçon qui ne m'intéresse pas. A ce moment-là, je rêve. Je rêve de moi, de mes amis et de ma maison.

• Que se passe-t-il quand un enfant est malheureux?

— On peut facilement voir quand un enfant est malheureux. Il n'est pas comme les autres car la plupart des enfants sont heureux. Donc on peut le distinguer.
Tous les enfants ne sont pas heureux, il y en a qui sont vraiment malheureux tandis que d'autres le sont seulement parce qu'ils pensent qu'ils le sont, donc ils se rendent malheureux eux-mêmes. Ceux qui sont vraiment malheureux peuvent l'être parce qu'ils ont un chagrin; ils n'ont peut-être pas de parents ou bien encore ils sont infirmes.

•  Est-il important pour un enfant d'être heureux?

— Il est important qu'un enfant soit heureux, sinon il va se sentir seul et sans amis. Il est vrai que si un enfant est malheureux, les autres enfants sympathiseront avec lui, mais il arrive que ces enfants malheureux repoussent les amis. A ce moment-là, on ne peut rien faire pour eux, et ils restent seuls.

• Est-il facile de rendre un enfant malheureux?

— Cela dépend des enfants. Certains pleurent pour une petite chose, d'autres répondront insolemment si vous les blessez.

• Est-ce que le chagrin d'un enfant dure longtemps?

— Cela dépend de la nature du chagrin. On est chagrin jusqu'à ce qu'on oublie. Un enfant n'oublie pas vite, son chagrin peut durer jusqu'à un mois. Après cela, il s'habitue.
En ce qui me concerne, quand je suis seule, je pense à ce qui a pu me chagriner. Je n'en parle pas à tout le monde car j'essaye de ne pas les ennuyer avec mes affaires en leur parlant tout le temps de la même chose.

• Penses-tu que les enfants sont cruels?

— Non. Je n'ai jamais rencontré d'enfant cruel et je ne pense pas que les enfants puissent être vraiment méchants. S'ils le sont, c'est peut-être parce qu'ils envient les autres qui font mieux qu'eux. Cela peut mettre un enfant en colère de voir un autre enfant faire mieux.

• Dilshad, es-tu satisfaite de toi?

— Oui, je crois que c'est bon comme je suis. Je suis contente de mes parents et de l'école que je fréquente. Je pense que c'est important.
Il m'arrive cependant de vouloir ressembler à quelque cousine que je trouve très gentille. Si quelqu'un fait bien quelque chose, je veux aussi lui ressembler.
J'admire aussi beaucoup mes parents, je voudrais beaucoup être comme eux.

• Penses-tu être ambitieuse?

— Être ambitieux, c'est vouloir faire quelque chose de grand. Dans ce sens-là, je suis ambitieuse. Mais je n'ai jamais pensé à faire telle ou telle profession. Je n'ai aucune idée à ce sujet en ce moment. Je ne crois pas que ce soit important de savoir maintenant. Cela peut attendre. Ce qui compte maintenant, c'est de faire bien dans les études.

• Tu voudrais donc devenir une personne importante ?

— Peut-être. Mais il m'arrive aussi de penser qu'il vaut mieux être méconnu et sans importance plutôt que d'être connu car, à ce moment-là, on est obligé de faire des choses qu'on n'a pas envie de faire.

• Mais tu ne fais pas toujours ce que tu veux, toi non plus. Cela doit être dur d'étudier autant.

— Ce n'est pas aussi dur que cela d'étudier comme je le fais. Du reste, je ne pense pas que j'étudie bien plus que les autres enfants de ma connaissance. Un tout petit peu plus peut-être.
J'étudie parce qu'il faut bien faire à l'école. J'étudie aussi parce que cela fait plaisir à mes parents. Remarquez que ce n'est pas la seule raison; j'étudie aussi pour moi pour que je puisse faire quelque chose plus tard.

• Mais tu voudrais bien prolonger tes heures de loisir parfois?

— Si un enfant apprend tout le temps, il va devenir fou. Il faut qu'il joue deux ou trois heures par jour. S'il a plus de temps libre, il peut jouer plus. Quand je dis trois heures, je compte aussi le temps qu'il consacre à la télévision.
Quand j'ai des amies à la maison, je préfère jouer plutôt qu'étudier. Mais si c'est pour jouer seule, je trouve cela bête. J'aime bien monter à bicyclette. Sinon, je lis. Je lis une moyenne de quatre livres par semaine. Je lis autant que cela parce que je lis très vite et que, quand j'ai fini un livre, je n'ai plus rien à faire. Alors je lis un autre et cela continue.
En général, je préfère la lecture à la télévision. Je pense que la télévision peut être une bonne chose aussi car on peut apprendre énormément en regardant un film. La télévision peut même servir en classe, mais je ne pense pas qu'elle puisse remplacer un professeur. La télévision ne crie pas avec les enfants pour les faire rester tranquilles.

• Tu lis donc énormément. Voudrais-tu nous parler de tes livres ?

— Je lis La comtesse de Ségur, Caroline Queen, Enid Blyton et Mallory Towers.

Je trouve que les personnages qu'on rencontre dans les livres ne sont pas très différents de ceux qu'on rencontre dans la vie. Une seule chose est frappante cependant, c'est que dans les livres, la vie est plus intéressante. Il y a plus d'aventures. Dans la vie de tous les jours, on ne rencontre pas des voleurs en train de se sauver et qui vous mènent vers un mystère.
J'aime beaucoup les livres où l'action se passe dans des écoles. J'aime aussi les livres de mystère du genre roman policier. Il peut m'arriver d'être très émue par un livre. Je préfère les livres qui finissent bien. Il m'importe peu que ce soit un héros ou une héroïne.

• Quelle est ton attitude vis-à-vis des enfants qui n'aiment pas étudier?

— Pourquoi faut-il que tous les enfants veuillent nécessairement étudier ? Certains enfants préfèrent le dessin et d'autres la musique. Il n'est pas possible qu'un enfant ne veuille rien faire. Tout enfant veut faire quelque chose. Les parents devraient laisser leurs enfants faire ce qu'ils préfèrent. Ils peuvent être mauvais dans un domaine, comme dans les études par exemple, et être très bons dans un autre. Généralement, les parents insistent sur la nécessité des études, même si les enfants ne sont pas doués. C'est dommage, car ces enfants auraient probablement pu faire bien mieux si on les avait laissés faire la chose qu'ils voulaient.
Je ne crois pas que les enfants soient paresseux. On n'a qu'à voir les enfants durant une récréation s'il y a un examen cet après-midi-là. La plupart des enfants seront à étudier pendant cette heure-là.

• Entends-tu parler des enfants d'ailleurs?

— Je n'entends pas parler d'eux souvent. Je vois quelquefois des enfants à la télévision. Ils sont comme ceux d'ici, à Maurice. Certains sont heureux, certains sont malheureux. Tout comme chez nous. Je dois dire que je ne connais pas beaucoup d'enfants malheureux. Je voudrais les connaître, cela me fait de la peine qu'un enfant ait un chagrin.

•Est-ce que les adultes te semblent être heureux?

— Oui.

• As-tu entendu parler de Hiroshima et de Hitler?

— Non.

• Et les guerres, en entends-tu parler?

— Oui. J'ai entendu parler de la guerre de Waterloo et d'autres guerres où les Anglais se battaient contre les Français. Je sais qu'il y a eu une Première et une Seconde Guerre mondiales. Mais ça, je le sais parce que j'ai lu le titre de deux gros livres.

• Qu'est-ce que c'est qu'une guerre ?

— Ce sont deux groupes de personnes qui se bataillent pour avoir un endroit. Les gens meurent dans la guerre. Il y a un gagnant et un perdant.

• Qu'est-ce que tu en penses?

— Je crois que c'est bête quand des personnes se battent. Cela ne les avance à rien, je pense. Même si on gagne plus de pays, cela ne vaut pas la peine. Je ne pense pas souvent aux guerres, cependant. Ce n'est pas bon d'y penser.

• Sais-tu que cette année-ci c'est l'Année de l'Enfant?

— Oui.

• Pourquoi une Année de l'Enfant d'après toi?

— Je ne sais pas.

23 April 1979

Les poissons ces inconnus

Le MAURICIEN rencontre aujourd'hui le Dr John E. Randall, biologiste marin et ichtyologiste, durant son bref séjour à Maurice.
Le Dr Randall est chef de département de zoologie et directeur de la division d'ichtyologie au Bishop Museum d'Honolulu à Hawaii. L'île Maurice fait partie des pays qu’il compte visiter durant sa présente  expédition scientifique. Les autres sont la Thaïlande, le Sri Lanka, les îles Maldives, les Seychelles, le Kenya et l’Afrique du Sud.
Ce scientifique passionné a passé la presque totalité de son temps chez nous à faire de la pêche sous-marine à la recherche de "nouveaux poissons’’. Il nous ouvre ici des horizons insoupçonnés.

Propos recueillis par Jean-Mée DESVEAUX

Le Mauricien du 23 avril 1979

Dr John E. Randall (à dr.), directeur de la division d'ichtyologie au Bishop Museum de Honolulu.


Dr Randall, vous êtes ichtyologiste. Pouvez-vous expliquer en quoi consiste cette science?

— Elle a trait à l'étude des poissons. Il y a, bien sûr, différentes facettes à cette étude car on peut s'intéresser à la physiologie des poissons ou à leur anatomie, à leur embryologie ou encore à leur écologie. En ce qui me concerne, j'ai opté pour l'étude de la classification des poissons car il faut bien vous dire qu'il y a des milliers  - si ce n'est des centaines de milliers de genres de poissons dans les océans du monde - qui attendent toujours d'être classifiés scientifiquement. C'est-à-dire ils attendent de recevoir un nom après une identification méthodique. Durant ma plongée de ce matin, j'ai eu de la chance de découvrir un poisson qui n’a pas encore de nom. Dans ce cas-là, je dois photographier le poisson - vivant de préférence - examiner ses intestins, étudier toutes ses caractéristiques physiologiques et consigner ces données dans mes carnets afin de m'assurer par la suite que le poisson n'a jamais été classifié. S'il l'a été, il faut s’assurer que cette identification n’a pas été mal faite, ce qui arrive malheureusement trop souvent et cause toutes sortes de confusions. C'est la science de la zoologie systématique qui consiste à avoir le nom approprié pour chaque espèce.

Quelle est la raison qui vous a fait choisir cette facette de votre science plutôt que la physiologie, l'écologie ou telle autre que vous avez mentionnées plus haut ?

— L'intérêt que représente chacune de ces facettes de l'ichtyologie diffère selon la partie du monde où l'on se trouve. Ainsi, si je travaillais au Massachussetts, je n'aurais pas choisi la classification, car on ne peut s'attendre à beaucoup de changements dans ce domaine là-bas, leurs eaux ayant été passées au peigne fin. Mais, étant donné que je travaille au Bishop Museum de Hawaii et que les poissons des océans qui sont ‘’sous la juridiction scientifique de ce musée’’ n'ont pas été grandement étudiés, j'ai senti la nécessité de me lancer dans un travail de classification d'abord. De nombreux poissons de ces parages vivent sous un faux nom parce qu'ils ont été mal classifiés. Il est évident qu'avant de pouvoir étudier un poisson, il faut d'abord connaître son nom, et s'il n'en a point, lui en donner un.
Les physiologistes et les écologistes commencent à l'autre extrémité et peuvent être induits en erreur, comme je l'ai du reste été moi-même. Il m'est en effet arrivé une fois de compiler énormément de données sur la migration et la nourriture d'une certaine espèce de poissons pendant très longtemps pour ensuite réaliser que j'avais en fait mélangé deux espèces. Dès lors, mes données devenaient totalement inutiles.
La première étape est donc de cataloguer la faune. Tout le reste repose sur la précision de ce travail initial.

On ne peut s'empêcher, toutefois, d'être surpris de voir un scientifique attaché à un musée s'engager dans une vie aussi mouvementée et active. D'où vous vient ce besoin de travailler en dehors des murs de votre musée ? 

— Il y a, en effet, des scientifiques associés au travail de musée qui se contentent de rester chez eux et d'analyser les spécimens que leur apportent les collectionneurs. Quant à moi, je préfère prendre mes propres poissons car, premièrement, je peux les photographier dans l'eau et, secondement, je récolte énormément d'informations à observer les poissons dans leur habitat naturel. La plongée sous-marine est vraiment très utile en ichtyologie.
Tenez, il y a, par exemple, dans la famille des labres, une différence de couleurs très prononcée entre les mâles, les femelles et les juvéniles. Cette différence de couleurs a fait que, dans le passé, les labres ont été classés comme étant trois espèces totalement différentes. Le travailleur de musée qui reçoit ses poissons d'un tiers, n'a aucune idée de cet état de choses. Mais quant à moi, je vais sur place, j'ai la possibilité de voir ces poissons d'apparences différentes se faire la cour et je peux donc conclure qu'ils ne forment qu'une seule et même espèce.

Vous parliez tout à l'heure de mers dont les poissons ont fait l'objet d'études poussées, tandis que d'autres ont été négligées. Comment les océans sont-ils délimités en ce qui concerne l'ichtyologie ?

— Les mers des tropiques sont divisées en diverses régions fauniques majeures. Ainsi, l'océan Atlantique est subdivisé en deux régions: l'Atlantique est et l'Atlantique ouest. Le côté oriental de l'océan Pacifique en est une autre et l'Indo-Pacifique en est une quatrième. Cette dernière comprend toute la partie tropicale de l'océan Indien, la région indo-malaisienne, la région australienne ainsi que celle des îles de l'Océanie.
Il existe entre ces régions majeures, des barrières naturelles telle la grande étendue désertique et dénudée d'îles qui sépare l'Indo-pacifique du Pacifique oriental. Ces barrières font que chacune de ces régions possède une faune marine qui lui est propre. Cette division est due au fait que les oeufs des poissons d'une région ne dépendant finalement que du transport passif des courants marins pour se déplacer, un voyage à travers les barrières naturelles dont je vous ai parlé est chose impossible pour ces œufs. La distance à parcourir équivaut parfois à plus de 3 000 milles ! Il faut bien réaliser, afin de comprendre ces divisions régionales, que les océans tropicaux ne contiennent pas de nombreuses formes de vie et que, plus on va en profondeur, plus cette vie disparaît. La vie ne se trouve donc qu'autour des îles et de leurs récifs.  Vous avez là des sédiments et de la nourriture que les rivières répandent autour de la masse terrestre. Ces substances sont aptes à supporter la vie et ce sont donc dans ces parages qu'on rencontre des larves et des planctons.

L'île Maurice (ainsi qu'Hawaii) se trouve donc dans cette vaste région qu'on appelle l'Indo- pacifique. En quoi cette région est-elle intéressante pour un ichtyologue ?

— Quand j'ai pris la direction du département de zoologie au Bishop Museum d'Hawaii, j'ai constaté qu'en matière d'ichtyologie, ce musée s'était concentré sur les régions centrales et australes de l'océan Pacifique, sur les îles de l'Océanie et sur quelques autres régions aux alentours de Hawaii. L'océan Indien avait été totalement négligé ainsi que la région qui entoure l'Australie et la mer du Japon. En d'autres mots, on avait donné une prééminence à certaines régions de l'Indo-pacifique en négligeant d'autres parties de la même région, et surtout en négligeant le fait que cette région ne forme qu'une seule et même région faunique, qui, de ce fait, doit être étudiée dans son intégralité. Toute étude fragmentaire est apte à laisser passer de nombreuses erreurs.
De plus, l'Indo-pacifique est la plus grande région faunique marine du monde, la plus riche et aussi celle qui possède la plus grande diversité d'espèces de poissons.
Je me suis donc appliqué, depuis mon arrivée au Bishop Museum, de combler ce vide. Il y a aujourd'hui, dans ce musée, plus de 24 000 poissons et de quatre à cinq milles espèces de poissons de l'Indo-pacifique. Une grande partie provient de l'île Maurice. Certains de ces poissons ont été classifiés, d'autres attendent de l'être.

Si, comme vous l'indiquiez tout à l'heure, de très nombreux poissons n'ont pu, jusqu'à l'heure, être classifiés, doit-on en conclure que votre science est relativement neuve ?

— Non, cette science date de 1758, mais la réelle révolution ne s'est opérée qu'au milieu de ce siècle, avec l'avènement de l’Aqualung. Dès lors, on pouvait pêcher de petits poissons qui ne se laissaient pas prendre au filet et qui ne mordaient pas à l'hameçon. On peut aussi, depuis, observer le comportement des poissons dans leur environnement naturel et en prendre des photos. Je me rappelle encore de ce temps où (en 1946) avant même que Cousteau ait perfectionné le système, je fis l'acquisition d'un équipement de la United States Navy Surplus Stores. C'était, bien sûr, un équipement très primitif et personne ne savait rien sur la physique de la plongée. C'est ainsi, du reste, que j'ai frôlé la mort en remplissant ma bouteille non d'air mais d'oxygène. Or, l'oxygène pur devient toxique à plus de trente pieds de profondeur.

L'océan ayant été la source de la vie sur terre, les étapes de l'évolution font-elles partie de l'ichtyologie ?

— Cette étude nous intéresse effectivement beaucoup. Un des principes de base de la science des systématiques est de classifier les espèces selon leur place dans la chaîne de l'évolution. Ainsi, pour une même famille de poissons, on trouve des "cousins" très avancés, tandis que d'autres branches de la famille sont encore primitives. Il faut donc les classifier séparément et, ce qui est passionnant, trouver le poisson qui est, en quelque sorte, le living link entre deux extrêmes.
Il existe, par exemple, un genre de poisson perroquet qu'on hésite à placer chez les labres ou chez les poissons perroquets. Ce poisson prouve, par sa morphologie et la structure de son épine dorsale, que les poissons perroquets ont évolué de la famille des labres.
 Mais de loin, la plus grande découverte de ce siècle dans ce domaine a été celle du professeur J.L.B. Smith, quand il prit un poisson appelé Latimeria au large de East London en Afrique du Sud. Le professeur Smith réalisa tout de suite qu'il s'agissait d'un membre de la famille du Coelacanthe, qu'on avait cru disparu depuis des millions d'années. Ce poisson avait ceci d'intéressant qu'il se situait sur la ligne de l'évolution conduisant aux vertébrés terrestres. Il démontrait une évolution structurale qui allait permettre aux premiers habitants aquatiques de s’acclimater sur la terre.
Une branche de la famille du Coelacanthe vivait, en effet, dans des lacs d'eau douce. Ses représentants avaient des nageoires en lobe avec des muscles charnus à l'extrémité. De plus, contrairement aux autres poissons, ils avaient des narines internes qui leur permettaient de respirer. L'air était conduit par leur pharynx à l'intérieur même de leur système respiratoire. Durant les périodes de sécheresse où le taux d'oxygène de l'eau diminuait d'une façon considérable, ils pouvaient en émerger et respirer comme les animaux terrestres. Et quand les lacs commençaient à sécher, ils se traînaient hors de l'eau, au moyen de leurs nageoires en lobes, à la recherche d'un autre lac qui les soutiendrait. Ces lobes étaient, en quelque sorte, les membres supérieurs de ce qui allait être l'animal terrestre.
On peut suivre l'évolution de ces poissons à nageoires en lobe à travers les différentes étapes, c'est-à-dire en amphibiens, puis en reptiles, ensuite en oiseaux et en mammifères que nous sommes. Nous descendons donc en ligne directe de Coelacanthe.

Dr Randall, pensez-vous que la population mondiale de demain tirera sa nourriture de la mer ?

— Non, car la population mondiale ne cesse de s'accroître, tandis que la population des poissons diminue. Nous sommes déjà à la veille d'exploiter les ressources marines au maximum.
 Il y a quelques décennies, on pensait que les ressources pélagiques étaient telles que l'homme pouvait pêcher autant qu'il pouvait sans aucun effet néfaste. Mais déjà, on remarque que l'effort nécessaire pour pêcher un poisson comme le thon devient de plus en plus grand. On peut, actuellement, passer tout un jour à la recherche d'un banc de thons.

Quelle est donc la solution à ce problème ?

— Les biologistes marins tentent de définir le niveau d’exploitation pouvant produire la quantité maximale de nourriture sans causer le dépeuplement fatal. Il faut ajouter qu'il est extrêmement difficile de s'entendre sur ce point, de nombreux facteurs devant être considérés.

En ce qui concerne l'île Maurice, que nous proposez-vous ?

— Vous avez ici, trois genres de poissons: les poissons pélagiques ou de haute mer — qui sont pour ainsi dire à Maurice en transit — les semi-pélagiques comme les barracudas qui, tout en étant des poissons de haute mer, restent quand même autour des îles, enfin, il y a la grande majorité de poissons non migrateurs qui résident dans vos eaux et qui ne vont même pas jusqu'à la Réunion. Vous pouvez exploiter la première et la seconde catégories car ce sont les ressources de l'Indo-pacifique tout entier, ce qui est donc — en tenant compte de la limite dont nous avons parlé tout à l'heure — remplaçable. Mais en ce qui concerne la troisième catégorie, on peut facilement dépasser les limites par une pêche effrénée à l'intérieur du lagon.
Vous n'avez pas beaucoup de côtes, et de tous les gros poissons qui se trouvent au haut de la pyramide, beaucoup peuvent être facilement seuls dans un rayon de cent mètres. Et un autre gros poisson ne viendra pas immédiatement le remplacer dans ce territoire. Ces gros poissons peuvent, de ce fait, souffrir d'une trop grande pression de la pêche côtière.
Ce qu'il vous faut ici, c'est quelques marine reserves. Et, dans ce domaine, vous êtes très en retard, plusieurs îles de votre type y ayant déjà pensé.
Ces réserves marines seraient des parties de côtes où il serait expressément interdit de jeter ne serait-ce qu'un hameçon ou de ramasser un coquillage. Ces parcs auraient deux effets bénéfiques. D'une part, ils attireraient les touristes qui aiment photographier les poissons — et ceci est un réel plaisir car les poissons de ces réserves sont à ce point habitués à l'homme qu'ils s'approchent tellement de votre appareil qu'il vous faut littéralement les repousser pour pouvoir prendre une photo. D'autre part, les poissons pourraient se reproduire à l'intérieur de ces limites et les oeufs ainsi produits aideraient à repeupler tout le voisinage.                             

On parle beaucoup de l'extinction des espèces animales. Ce problème est-il aussi imminent dans le domaine de l'ichtyologie ?

— Le problème se pose surtout en ce qui concerne les poissons d'eau douce, car ceux-là sont plus vulnérables aux interférences de l'homme dans la nature.
En ce qui concerne les poissons marins, le problème est moins imminent car le plus grand danger ici réside en la pêche immodérée. En fait, ce danger est surmontable car il a été prouvé que les campagnes de pêche, tout comme les efforts de pêche individuels, cessent avant que le dernier poisson ne disparaisse complètement. Et ceci, à cause de la disparité entre l'effort nécessaire d'une part, et la prise qui récompense cet effort au moment où la région marine concernée se dépeuple.

L'homme semble donc jouer un très mauvais rôle ?

—Le plus mauvais que la nature ait jamais connu ! La plus néfaste habitude de l'homme est d'apporter là où il va, des animaux et des plantes de son pays d'origine. Cela a pour conséquence directe d'influer sur l'équilibre de la flore et de la faune du nouvel endroit où il s'installe. À Hawaii, il existait une flore qui datait de l'an 800 après J.C. Tout cela a disparu le jour où l'homme a introduit des chèvres. Celles-ci ont tout dévasté.
Le problème dans la nature réside au fait que les organismes sont dépendants les uns des autres: c'est ce qu'on appelle la pyramide des nombres ou la pyramide de la vie. Il y a les prédateurs au-dessus et les proies en dessous. Oter un maillon de la chaîne, c'est causer un déséquilibre ressenti dans tout le système.
Prenez le problème des Crown of Thoms starfish qui se nourrissent de coraux et les détruisent. A  Okinawa, à Cairns, en Australie, à Haïti, aux Fiji et ailleurs, on a constaté que près de 90% des coraux avoisinants étaient détruits par ces Crown of Thorns.
Certains disent que c'est un cycle naturel mais il a été prouvé que des coraux vieux d'un millénaire n'ont été détruits que récemment. Cela prouve donc qu'un tel phénomène ne s'est pas produit depuis au moins mille ans.

02 April 1979

Quand le sous-développement est synonyme de surpopulation


ENTRETIEN AVEC LE DR FRANCOIS GUY

En 1798, Robert Malthus — un membre du clergé britannique — publia un pamphlet intitulé: ''Essay on the principle of population'', dans lequel il brossa un assez sombre tableau quant à l'avenir de l'humanité.
Malthus fit observer que le taux de croissance de la population suivait une progression géométrique (2. 4. 8. 16, 32, etc.) tandis que la production agricole (richesse naturelle) ne suivait, elle, durant ce temps, qu'une progression arithmétique: (2, 4, 6, 8, 10 etc.). Ce qui allait donc causer d'après lui, une ruée de "clients" innombrables vers des biens de consommation d'une extrême rareté. D'où la nécessité du contrôle démographique.

Plusieurs interprétations sont, à tort ou à raison, attachées à la théorie de Malthus. Certains y voient un monde régi par une pauvreté endémique — rareté de la richesse — et naturelle qui ne peut être enrayée par un partage de la richesse existante car cela n'aurait pour seul résultat que d'étendre la pauvreté de la majorité, cette fois à la totalité de la population. Mieux vaut, d'après ce malthusianisme, avoir un petit groupe de personnes riches et heureux au sein d'un monde où la majorité des gens sont démunis plutôt que de rendre cette pauvreté générale par un partage équitable.

Que nous vaut ce cours d'économie dépassée? C'est que notre distingué invité du "Mauricien", le Dr François Guy, nous déclare dans notre interview d'aujourd'hui qu'une des caractéristiques de l'attitude des pays développés vis-à-vis des pays sous-développés est justement un malthusianisme international. C'est-à-dire, l'encouragement, par les pays développés, au contrôle démographique dans les pays sous-développés plutôt que d'avoir à envisager un partage plus équitable de la richesse du globe. "Le président Johnson des États-Unis disait qu'il valait mieux dépenser $ 5 pour la lutte contre la "surpopulation" dans les pays sous- développés plutôt que d'avoir à dépenser $ 100 pour l'aide au sous- développement".

Cette notion du surpeuplement, preuve du "néo-colonialisme démographique", est, d'après le Dr Guy, une notion "arbitraire" imposée de "l'extérieur" par les pays riches. Elle est en fait basée sur le critère de la pauvreté nationale. Ainsi, un pays seulement peuplé d'une dizaine de milliers d'habitants pourrait être classé parmi les pays "surpeuplés"... par sa pauvreté.

Propos recueillis par
Jean-Mée DESVEAUX

Le Mauricien du 2/4/1979


Q : Dr Guy, vous êtes médecin, psycho-thérapeute conjugal et familial, et vous possédez d'autres attributions encore. Mais on peut deviner que, quelle que soit l'activité dans laquelle vous vous engagiez, celle-ci possède une dimension spirituelle. Qu'en est-il?

Ceci est un fait, car je suis convaincu que cette dimension spirituelle existe dans tout individu au-delà de la dimension physique et matérielle et au-delà même de la dimension religieuse. Un travail éducatif qui tend à promouvoir le développement d'un homme est donc aussi un travail spirituel.
Il est intéressant de noter ici que cette optique est souvent adoptée même par des organisations internationales telles l'Organisation mondiale de la Santé (O.M.S.) qui, du reste, fait état de l'importance de la santé spirituelle dans la vocation de l'homme.

Q : Vous êtes actuellement à Maurice dans le cadre de vos activités au sein de la F.I.D.A.F. Nous aborderons donc le rôle de l'Action familiale. Celle-ci encourage un contrôle de la fécondité afin de résoudre un problème démographique qui est essentiellement humain. Mais pour mettre ce programme à exécution, des critères méta-physiques tels "selon le plan de Dieu", sont établis, rendant son application plus difficile. Ne pensez-vous pas que cela diminue votre apport sur le plan du contrôle de la démographie ?

Je crois qu'il est injustifié de donner de telles colorations à un mouvement dont les principes directeurs — établis en 1974 à Washington — ne mettent pas en première ligne les impératifs religieux pour fonder, exiger ou justifier son approche en matière de démographie. De plus en plus, en matière de contrôle de la fécondité, il existe deux approches distinctes: —

(1) D'une part, la priorité est donnée à la diffusion d'une technique qui vise à une efficacité maximale et qui demande le moins de participation possible des intéressés.
Cest dans cette perspective que, durant les quinze ou vingt dernières années, on a vu se mettre en place comme la ''méthode'' capable de résoudre le problème — pour être ensuite remplacée, — tour à tour: le diaphragme, la pilule, le stérilet et la stérilisation féminine ou masculine. C'est toujours dans cette perspective, soit dit, sans aucune considération morale, que l'avortement est inscrit dans de nombreux programmes, dans la mesure où cette "recherche d'efficacité immédiate et à tout prix" fait de l'avortement le dernier moyen de corriger les échecs des autres méthodes.

(2)La deuxième approche, c'est celle qui donne la priorité à l'information en ce qui concerne le mécanisme de la fécondité. C'est celle qui informe le couple afin que celui-ci puisse décider de son plan de fécondité: faire venir un enfant à la vie ou, au contraire, en retarder la venue.

C'est dans cette perspective que travaille l'Action familiale, et ceci, non pas d'abord pour des motifs religieux mais parce que notre action est sous-tendue de l'enfant, de la vie et du développement de la personne humaine et de la famille. La dimension spirituelle existe donc surtout dans la mesure où cette question englobe l'homme et tout ce qui est inscrit dans la valeur familiale.

Ayant commencé son travail avant l'encyclique Humane Vitae de Paul VI, l'Action familiale a constaté avec joie que celle-ci confirmait ce que nous avions constaté "sur le terrain" à Maurice et ailleurs. Nous sommes aussi heureux de voir que d'autres familles religieuses, ainsi que des groupes sans aucune appartenance religieuse tel l'OMS, s'intéressent à notre travail.

Q :  Vous mettez en question la valeur de "l'efficacité à tout prix". Mais cette efficacité qui vous laisse froid n'est-elle pas la seule approche rationnelle devant l'ampleur du problème démographique? Les méthodes enseignées par l'Action familiale peuvent-elles satisfaire ce critère?

— La notion d'efficacité est intéressante, ne serait-ce qu'en raison des multiples nuances qui peuvent s'attacher à ce mot. Durant les quinze dernières années, l'efficacité a été classée en pourcentage d'échecs, c'est-à-dire de grossesses non- voulues. Une méthode qui laissait survenir une grossesse sur cent cas était classée comme plus efficace qu'une autre qui en laissait passer trois.

Or, si on possède en ce moment une idée très précise de l'efficacité théorique des méthodes, en matière d'efficacité pratique, les chiffres varient considérablement en fonction de la motivation, de la façon dont les intéressés ont compris, accepté et appliqué ladite méthode.

En ce qui concerne la pilule par exemple, l'efficacité théorique ne permet pas un taux d'échec supérieur à 1,5%. Pourtant, pour ce qui est de son efficacité pratique, résultant des variations que je vous ai citées, jusqu'à 25% de grossesses non désirées peuvent résulter de l'usage de la pilule.

Quand on tient ces variables en considération, on se rend compte que le taux de persévérance est meilleur lorsque la démarche éducative a été suivie d'une façon complète. C'est-à-dire que, dans la mesure où les intéressés sont bien informés sur leurs responsabilités et sur la possibilité de leur décision autonome, indépendamment de toute structure — clinique, stock etc. — l'expérience montre que la persévérance est des meilleures. Il est vrai qu'au prime abord, il est plus difficile de suivre une démarche éducatrice que d'effectuer une distribution de dispositifs contraceptifs. Mais, à moyen terme et à long terme, la connaissance est indispensable afin d'obtenir la persévérance nécessaire à la réussite.

De plus, on a tellement hypnotisé les gens avec l'efficacité à 100%, qu'on a totalement changé la notion d'enfant. "L'enfant" est devenu le symbole de "l'échec" du système contraceptif employé, et sa naissance devient une catastrophe. Ceci est le résultat de tout ce que les médias ont véhiculé sur l'enfant; et c'est une modification phénoménale de la place de l'enfant dans la société.

Q : Est-ce sur de telles considérations que vous vous fondez pour affirmer l'anthropocentrisme de la démarche de l'Action familiale?

Plutôt que...?

Q : Un certain déocentrisme?

Cette démarche est peut-être d'abord anthropocentrique dans la mesure où on libère l'homme d'une certaine pesanteur. Mais dans la mesure où on le rend capable de prendre en charge la potentialité de sa fécondité plutôt que de la subir comme auparavant, on le rend capable d'un certain choix et on le rend plus ouvert à une démarche spirituelle.

Q :  Venons-en, si vous le voulez bien, à la pilule. Est-ce que la pilule contraceptive tue la vie?

  Écoutez, il faut couper les ailes à certains canards. La pilule bloque l'ovulation mais ne tue pas.
La pilule est un médicament qui, comme tous les autres, pose un certain nombre de problèmes. Dans ce cas-ci, le médicament ne devrait jamais être conseillé avant un examen des seins et de l'utérus car, quoiqu'elle ne cause pas le cancer, la pilule peut accélérer un cancer existant.

Q : II semble donc, à la lumière de votre explication, que si vous rejetez la pilule ce n'est ni parce qu'elle tue le foetus, ni exclusivement à cause des effets secondaires — propres à certains médicaments — que celle-ci peut amener chez le sujet. Serait-il exact de dire que cette condamnation est due au fait que la pilule "interfère" dans le processus normal de la nature ? Et si c'estle cas, quelle est la différence qualitative entre cette interférence et celle d'un couple qui s'en abstiendrait?

Je réponds positivement à la première partie de votre question relativement à l'interférence de la pilule dans le mécanisme biologique normal. C'est une intervention externe alors que l'abstinence est une prise en charge du mécanisme par les intéressés, lesquels, grâce à une observation, sont à même de choisir un comportement pour atteindre un but recherché.
Dans le cas de la pilule, il existe une modification du mécanisme par des moyens externes tandis que la méthode d'abstinence permet seulement de lire le fonctionnement de ce mécanisme.

Q : La dichotomie interne-externe, ne devrait peut-être pas constituer la considération majeure ici. Ce qui importe, n'est-il pas le procès d'intention qu'on intente à la pilule — dû au fait qu'elle empêche le processus normal menant à la vie — et qui se trouve être également applicable à l'abstinence, qui implique la répression, sous-conditionnement, de l'énergie du couple, énergie qui tend à procréer ?

Nous devons ici considérer toutes les dimensions de la sexualité humaine.
Les médias nous ont intoxiqués durant plus de vingt ans avec deux idées fausses parce que trop schématiques: d'une part, la fécondité est présentée comme une maladie que seul un médicament peut guérir; d'autre part, la relation sexuelle deviendrait une nécessité absolue et, en son absence, on serait malade.

Ce sont là des simplifications abusives. On vit dans le schéma de la sexualité où celle-ci devient un fonctionnement indispensable pour un équilibre biologique — "bisin débloque les reins" comme on dit à Maurice.

Or, une vision totale de la sexualité ne peut exclure aucune des trois données suivantes: l'affection, le plaisir et la fécondation. Exclure les données d'ordre psychoanalytique ou supprimer la démarche procréatrice de la sexualité humaine, c'est se vouer au schématisme.

Notre temps a, heureusement, redécouvert la dimension du plaisir. Mais on en a fait un absolu.
Tout le monde vit des périodes d'abstinence. C'est une réalité inscrite dans la vie sexuelle du couple. L'abstinence ne peut cependant pas être l'obéissance à un principe extérieur.

Q :  Les méthodes de connaissances préconisées par l'Action familiale ne présupposent-elles pas un climat idéal d'entente entre les couples ? En l'absence de ce climat, la continence périodique ne risque-t-elle pas de créer une tension dangereuse au sein du foyer?

Les méthodes de connaissance ne présupposent pas un climat conjugal idéal, car cela n'existe pas. Ces méthodes supposent une démarche qui soit celle du couple.
Il n'y a pas de solution miraculeuse et définitive ici. Toute démarche demande un certain effort personnel.

Q : Permettez-moi de vous reposer la question différemment: les méthodes de connaissance n'ont-elles pas moins de chance que les autres méthodes de réussir dans un climat de tension au sein du foyer?

-On pourrait dire qu'il y a un minimum d'entente nécessaire pour appliquer les méthodes de contraception. Quand ce minimum n'existe pas, c'est vrai, la méthode de connaissance sera difficile à appliquer, mais il n'y a pas de méthode facile. Lorsque le couple va vraiment mal, aucune méthode technique ne résoudra ce problème. Quand un couple est en difficulté psychologique, aucune méthode n'est vraiment efficace. Il est important de noter qu'il arrive même souvent que la difficulté ou l'échec en matière de contraception est le résultat d'un conflit profond du couple. Il est également possible que ces difficultés créent une résistance à la contraception!

Ceci pose un problème intéressant au sujet de la vie du couple qu'on a voulu schématiser en réduisant la difficulté conjugale en seule difficulté sexuelle. Le sexe est un mode de dialogue dans la vie d'un couple. Si les conditions du dialogue n'existent pas, la relation sexuelle ne pourra pas jouer ce rôle de dialogue.

Q :  Dr Guy, en ce qui vous concerne, un foetus, qu'est-ce que c'est?

C'est simple. Nous avons tous commencé de la même façon. Un jour, un spermatozoïde a rencontré un ovule. Ce jour-là, j'ai commencé biologiquement. Je me suis développé à l'abri, car je n'étais pas capable, au départ, d'être confronté à l'environnement extérieur. Et le jour où j'en ai été capable, je suis sorti.
Biologiquement parlant, il n'y a pas d'étape précise entre tel et tel moment du développement, pas plus qu'il n'y a de frontière, du reste, entre l'adolescence et l'âge adulte. Pour moi, l'enfant existe depuis le moment de cette rencontre.

Il est paradoxal de constater que toutes les discussions tendant à préciser le moment où l'être humain commence, ne sont pas axées sur la sauvegarde de la vie mais sur son arrêt. Il m'arrive souvent d'être gêné par ces discussions hypothétiques, car je constate qu'il existe un mobile ultérieur à ces discussions, lequel n'est autre que l'interruption d'une grossesse.

Ces discussions rejoignent les débats théologiques d'il y a quelques siècles tentant de déterminer à quel moment l'âme arrivait. Il fut même conclu, si je ne me trompe, que l'âme de l'homme arrivait avant!

D'une part, on ne trouvera jamais la solution à ces problèmes; et, d'autre part, je m'étonne que ceux qui se déclarent en faveur des défavorisés et des opprimés, se mobilisent en vue de commettre un crime sur un être qui ne peut même pas présenter sa défense.

Il ressort des statistiques qu'après les 365 jours de l'année de l'enfant, il y aura 35 millions d'avortements de plus au niveau mondial !

Q : Dr Guy, pouvez-vous finalement nous brosser un tableau de la différence existant entre les pays développés et les pays sous-développés en matière de contrôle démographique?

Ce qui frappe le plus dans les programmes appliqués dans le Tiers-monde, c'est leur manque de considération totale pour les valeurs traditionnelles des pays en cause. Au Rwanda, Burundi, et dans beaucoup d'autres pays, l'enfant est une richesse fondamentale; il a une place prépondérante dans la hiérarchie des valeurs traditionnelles.

La pseudo-surpopulation vient bousculer et déraciner ces traditions de l'extérieur. Je me demande souvent si on est maître du mécanisme qu'on est en train de déclencher!

Le rythme accéléré des programmes d'industrialisation poursuivis dans ces pays, pousse les jeunes massivement vers les régions urbaines où ils sont immédiatement accrochés par la propagande des médias sur une nouvelle conception de la sexualité et de la fertilité, laquelle va à l'encontre des valeurs établies. Ces idées sont souvent mal assimilées.

Tout différencie le pays sous-développé d'un pays développé dans ce domaine. Les problèmes de diffusion, de sensibilisation, le niveau des services, rien n'est pareil. La Française qui souffre d'une hémorragie causée par un stérilet, peut avoir son médecin auprès d'elle en cinq minutes. Le stérilet placé dans un dispensaire séparé du village où on habite par trente milles de sentiers de brousse peut, lui, créer une hémorragie qui tue. C'est que le contexte est différent. Là, les gens ne peuvent pas lire les contre-indications contenues dans les prospectus qui accompagnent les pilules.

Q : Est-ce bien "pseudo-surpopulation" que vous avez mentionné tout à l'heure?

Oui. Vous avez bien entendu, car il est faux de dire par exemple que l'Afrique est surpeuplée. Le problème de surpopulation n'est pas un problème africain car il n'y a que deux ou trois de ces pays qui sont vraiment surpeuplés. Tout cela dépend d'une question de perspective. Les Colombiens appellent cela le "néo-colonialisme démographique". Le président Johnson des Etats-Unis disait qu'il valait mieux dépenser $ 5 pour la lutte contre la "surpopulation" dans les pays sous-développés, plutôt que d'avoir à dépenser $ 100 pour l'aide au développement. C'est une perspective malthusienne.

Le problème de l'Afrique, c'est le sous- développement. Et certains pays réalisent maintenant qu'ils n'ont pas, jusqu'à l'heure, effectué un réel inventaire de leurs ressources et, qu'en l'absence de cet inventaire, il serait absurde de réduire leur "manpower". Certains n'ont même pas assez d'hommes pour mettre en pratique leurs perspectives de développement. S'ils se laissaient prendre par la propagande de la pseudo-surpopulation, ils seraient un jour obligés de faire appel à la main-d'oeuvre étrangère!

Ce néo-colonialisme démographique, qui se traduit par une intervention autoritaire de l'extérieur, me révolte. La mise en place de programmes et l'exportation des médicaments, que les pays exportateurs n'envisageraient jamais pour eux-mêmes, est très répandue.

Par exemple, il existe en ce moment un contraceptif injectable dont la durée d'efficacité est de trois mois et qui est largement diffusé dans les pays en voie de développement. Or, ces ampoules causent des tumeurs chez certaines espèces animales, et les États-Unis en ont interdit l'usage sur ce marché. Mais de par le monde, des laboratoires possèdent un fort stock de ces ampoules. Ils les écoulent donc dans le Tiers-monde, qui leur offre un marché idéal parce que non averti.