JM et les chefs coutumiers de la République démocratique du Congo

19 February 1979

Sir André Nairac, Q.C. : 50 ans au barreau mauricien


Né en 1905, le jeune André Nairac, fils de sir Edouard Nairac, fréquenta le collège Royal de Curepipe où il fut lauréat de la bourse d'Angleterre.
Epris des auteurs classiques, il se fit inscrire au Balliol College de l'université d'Oxford en vue de faire son Great's, l'équivalent du Bachelor of Arts — qu'il réussit brillamment. Après des études diplomatiques, versatile, il s'adonna, en l'espace de six mois, aux études de droit car il avait finalement décidé de poursuivre une carrière d'homme de loi.
Cela fait un demi-siècle, cette année, que sir André Nairac a pris place au barreau mauricien, et cette place a été on ne peut plus proéminente.
Désireux de conduire ses lecteurs vers de nouveaux horizons, Le Mauricien rencontre sir André Nairac aujourd'hui, afin de parcourir avec lui les arcanes du barreau mauricien.

Propos recueillis par Jean-Mée DESVEAUX
Le Mauricien du 19/2/1979


• Sir André, vous avez eu une longue et illustre carrière au barreau mauricien. Cependant, on ne devient pas sir André Nairac en un jour. Pourriez-vous nous parler de vos débuts, du jeune avocat défendant son premier client en Cour ?

En fait, je me rappelle assez bien ! Il s'agissait d'un cas d'escroquerie. Mon client avait été accusé d'avoir volé une poule. C'était ma première plaidoirie et je n'étais naturellement pas très sûr de moi. De plus, notre homme avait, de toute évidence, commis le délit dont il était accusé. La tactique que j'adoptais fut de lui faire plaider coupable en vue d'obtenir le first offender's warning qui est en quelque sorte une façon d'être gracié. Je réussis à obtenir ce jugement. Je crois que ce jour-là, le juge montra beaucoup de clémence à l'égard du jeune avocat que j'étais, car ce jugement n'était probablement pas justifié.
Remarquez que ce départ n'indiquait rien sur la carrière d'avocat que j'allais avoir par la suite, sauf ceci: il faut avoir de l'influence sur le client afin de le faire accepter ce que vous considérez comme étant la meilleure défense. Dans ce cas-ci, si le client n'avait pas eu assez de confiance en moi pour accepter de plaider coupable, je n'aurais rien pu faire !

• C'est à ces moments-là encore que l'avocat connaît une vie de bohème. Les débuts sont généralement durs dans cette profession. Il semble même qu'on soit souvent payé en espèces durant cette période-là. Avez-vous souffert de cette insécurité ?

Ma carrière était un peu spéciale à cet égard. Je suis arrivé à Maurice avec une très grande réputation, qui était, du reste, totalement injustifiée. C'est bien simple: sur les six années d'études que j'ai faites en Angleterre, j'ai consacré dix mois seulement au droit. J'avais fait des études classiques à l'école et après avoir obtenu la bourse d'Angleterre, je me suis inscrit à l'université d'Oxford pour faire mon Great's. J'avais donc passé le plus clair de mon temps à étudier la philosophie, le latin, le grec et l'histoire.
Donc, en ce qui concerne les études de droit, j'ai tellement renvoyé l'échéance qu'il m'est resté dix mois en tout et pour tout pour préparer mes examens.
Je me rappelle très bien de ces études. Je faisais chaque sujet dans un minimum de temps — sauf pour le droit criminel qui m'a pris environ trois mois car je voulais décrocher le prix de £50 qui devait échoir au meilleur candidat. Là encore, j'ai eu de la chance.

• A vous entendre, on penserait que ces études sont très faciles à faire ?

Mais je vous assure que c'était une foutaise, tellement bien que j'espère que ceux qui retournent après des études légales, ont un meilleur bagage de nos jours.

• Est-ce que cette grande réputation vous mettait pour autant au niveau des anciens ?

Non. Tout en n'étant pas un des déshérités du début, j'étais loin d'être à la hauteur des long-standing lawyers. Il m'arrivait de temps en temps d'avoir un cas intéressant mais j'étais surtout le junior de sir Ernest Leclézio et d'autres anciens qui étaient enchantés d'avoir un jeune capable de tenir le coup avec eux.

• Être bon avocat, c'est aussi savoir se servir de tous les moyens dont on dispose. C'est comme cela que les avocats font souvent de merveilleux acteurs. Pensez-vous que cette tendance soit plus prononcée quand l'avocat est confronté à un jury ?

Je crois que cette réputation du métier d'avocat est exagérée. Je ne sais pas si j'ai été un acteur en Cour et, si je l'ai été, c'est que je l'étais si naturellement que je ne l'ai pas remarqué. Il est possible que l'acteur en moi se soit développé instinctivement, mais je n'ai jamais consciemment ou volontairement joué un rôle.
Cela dépend du respect qu'on a devant l'intelligence de son interlocuteur. Si un avocat exploite cet élément à outrance devant un jury, c'est qu'il a une piètre opinion de la valeur de ses membres. Mais il est vrai que quand on défend un cas important, on essaie de convaincre le jury ou le juge par tous les moyens imaginables.
Devant un juge, c'est quand même différent car il est évident qu'en matière de droit, le juge est plus calé. Du reste, devant l'un comme devant l'autre, tout dépend du calibre des individus concernés. Les juges diffèrent beaucoup les uns des autres. Il y a des arguments qui ne prendraient pas sur un juge mais qui pourraient prendre sur d'autres.

• Est-ce que vous plaidiez en français ?

En anglais, sauf pour l'interrogatoire des témoins où le créole était de rigueur. On rencontre des remarques très intéressantes à ces moments-là. Je me souviens d'un contre-interrogatoire avec un boutiquier qui avait eu la chance inouïe d'attraper des voleurs de poules (vous finirez par croire que je ne défendais que ces cas-là) la main dans le sac et cela deux fois de suite. Je lui posai la question: ‘’Qui ou ti ale faire derrière ?’’ auquel il répondit ‘’Ti bisin ale dehor ‘’. Deuxième fois, ‘’ou ti bisin alle encore’’ ? lui dis-je. Ce qui me valut un magistral: ‘’C ! C. . . ça pena l'heure !’’

•  Votre père, sir Edouard Nairac, était chef-juge. Est-ce un peu une tradition dans votre famille d'appartenir à cette profession ?

Mon père a été le premier membre de la famille à être avocat. Jusque-là, on était commerçant ou homme d'affaires. Mon père a commencé sans le sou et il a grimpé lentement les échelons. Il a beaucoup de mérite; plus que moi qui n'ai pas eu à lutter car je profitai en quelque sorte de son prestige.

• Qu'est-ce qui détermine d'après vous, la relation entre l'homme de loi et son client ?

L'important, c'est de voir clair dans le tissu de mensonges que les clients vous racontent fréquemment. Certains mentent une fois et puis disent la vérité. Certains mentent deux fois et puis se laissent aller, tandis que d'autres ont tendance à mentir du début à la fin. Mais je dois dire que j'étais toujours arrivé à faire que le client me dise, en fin de compte, la vérité.

• Il me semble que cela peut-être parfois gênant de connaître toute la vérité ?

Effectivement, cela peut-être gênant et certains préfèrent même ne pas la connaître. Mais je vois la chose différemment. Je suis là pour défendre quelqu'un et il faut donc que je sache ce qu'il en est. Si je sais de façon positive qu'un témoin du camp adverse ment, je peux le faire ressortir. Et qui peut me dire cette vérité, sinon mon client ? Celui-ci doit donc me la dire, même si cette vérité est contre lui.
A ce moment-là, quand les autres exagèrent, je le reconnais. J'ai, du reste, intérêt à les faire exagérer car ils ne savent généralement plus comment s'arrêter et je les croche à la question d'après.

• Ceci nous conduit au problème d'éthique qui se pose à chaque fois que l'avocat est sollicité par un client. Des critères moraux ne doivent-ils pas être appliqués avant d'accepter un cas ?

Ce genre de raisonnement ne m'a jamais plu. Honnêtement, je ne vais jamais faire condamner un innocent mais je peux cependant créer un doute sérieux au sujet de la culpabilité de mon client. Aussitôt que vous avez installé ce doute dans l'esprit du juge ou du jury, il leur est excessivement difficile de porter le jugement de condamnation. La condamnation diffère de celle qu'ils auraient portée si l'équivoque n'existait pas.

• Vous avez donc été parfois l'avocat du diable ?

Oui. Sans aucune fausse honte, car cela dépend de la conception qu'on a de son travail.

•  Et en ce qui vous concerne, en quoi se résume cette conception ?

Quand je défends quelqu'un, il est important pour moi de faire tout ce que je peux honnêtement faire pour le tirer de ce mauvais pas. Si besoin est, je vais lui dire de plaider coupable. Si je possède, moi-même, un doute au sujet de sa culpabilité, je m'évertue à faire partager ce doute par le juge. Même si je n'ai pas ce doute, il est de mon devoir de le créer en faveur de mon client.

• N'arrivait-il cependant pas que vous soyez tellement écoeuré par un éventuel client que vous refusiez de défendre son cas ?

Oui. Cela arrivait, bien sûr, car on peut rencontrer de réels salauds dans ce métier.

• Mais aviez-vous le droit de refuser ? Le salaud n'avait-il pas le droit lui aussi d'être défendu par vous ?

C'est souvent bien moins clair que ça n'a l'air ici. Généralement, ce n'est pas moi qui refusais, mais lui, car il n'acceptait pas mes conditions.
Il voudrait ainsi généralement que je le défende comme s'il était victime des autres, comme un pauvre innocent, quoi ! Je lui disais alors de chercher un autre avocat !

• Sir André, avez-vous été confronté à des cas de vie et de mort, d'où vous êtes sorti perdant ?

Oui. J'ai paru pour des gens qui ont éventuellement été pendus et je crois même qu'à un certain moment, je détenais avec Alfred Gellé le record de ces cas malheureux.
Remarquez que cela voulait dire que nous étions ceux qui étaient choisis pour défendre les cas les plus difficiles.

•  Est-ce qu 'il vous arrivait de perdre le sommeil après une telle défaite ?

C'est une situation très pénible. On se demande si on a tout fait, si on n'aurait pas réussi en s'y prenant autrement. Cependant, je vous dirai sincèrement et je suis peut-être un drôle de type à cet égard, mais cela ne m'a jamais empêché de dormir. Il est quand même nécessaire de dire qu'il ne m'est jamais arrivé de défendre un client accusé à tort qui me semblait être innocent. Si cela avait été le cas, j'aurais remué ciel et terre pour le sauver, et à ce moment, une défaite m'aurait probablement fait perdre le sommeil.
Il est à noter ici que je considère qu'il est préférable d'être pendu plutôt que d'être condamné à perpétuité.

• Ce n'est pas ce que pensent les condamnés à mort ?

C'est vrai ! Ils préfèrent vivre quand même. C'est l'instinct de conservation !

• La loi, c'est déjà une spécialisation, mais on peut aussi se spécialiser à l'intérieur de cette spécialisation. Est-ce que c'était le cas pour vous ?

Non ! A Maurice, cela n'existe pratiquement pas parce que le champ n'est pas assez étendu. Il faut être généraliste ici.

• Arrive un moment où l'avocat doit choisir entre le barreau et la magistrature. Qu'est-ce qui détermine le choix ici ? Est-ce en quelque sorte un ‘’fighting- spirit’’ qui fait opter pour le barreau ?

Je crois que la magistrature, ce n'est pas une abdication. Il est vrai que c'est être livré à une routine pour le reste de vos jours. Vous obtenez des salaires fixes, vous suivez une filière et on devient juge. L'avocat au barreau, lui, est totalement indépendant, c'est ce que j'aimais ! Mon père, lui, était d'abord au barreau, puis il est entré au parquet. Il est ensuite redevenu avocat indépendant pour finalement opter pour la magistrature où il a atteint le sommet. L'avantage au parquet c'est que vous êtes assuré d'avoir un salaire fixe. Quand il était au barreau, mon père a eu des mois de Rs 300 successifs. Il lui est même arrivé de toucher Rs 30 par mois !
Dans mon cas, il n'y a pas eu de discussion. Mon père était procureur général. Aller au parquet, c'était me mettre sous sa protection et cela n'était pas compatible avec mon caractère.

• A force d'interpréter la loi, n'est-on pas tenté de la changer ? De l'avocat au législateur, il n'y a qu'un pas. Avez-vous été tenté de faire ce pas en vous engageant dans la politique ?

Oui et non. Cela semble être tellement logique. Mais, quoique j'ai siégé à l'Assemblée et que je fus l'un des premiers Mauriciens à être ministre — membre du conseil exécutif — je ne crois pas avoir jamais travaillé à changer une loi parce que je la jugeais mauvaise. Je peux vous assurer que cet arsenal de lois a été bien fait ! Du reste, on peut toujours contourner une loi gênante. Pour retourner à la politique, il ne faut pas croire que je l'ai abordée à cause de l'idéal dont vous parlez. C'était seulement sous la pression d'un tas de gens et sous celle des 'gros bonnets' de l'industrie sucrière que j'acceptai ma nomination en tant que membre du conseil exécutif vers les années trente — car durant ce temps-là, certains membres étaient élus par l'électorat tandis que d'autres étaient nommés par le gouvernement colonial.

• Vous avez, pendant un temps, entretenu l'espoir de devenir diplomate. Qu 'est-il advenu de cette ambition ?

Quand j'ai eu à penser à une profession, la première chose qui m'est venue à l'esprit c'était, en effet, la diplomatie. J'ai passé les examens nécessaires et j'ai même commencé à travailler au foreign office. C'est là qu'après six mois, un des membres du board du foreign office m'a laissé comprendre que j'étais trop bon pour le sort qui m'était réservé de par mon manque de relations et de fortune.

•  Il y a dix ans, vous décidiez sou­dainement de prendre votre retraite. Pourquoi ?

Oui. En 1968, à 63 ans, j'ai décidé que j'avais atteint l'âge d'arrêter. Et quand j'ai pris ma retraite, je l'ai prise de tous les boards of directors où je siégeais. J'étais un homme libre, et c'était un sentiment très agréable.

• Peut-on dire que pendant tout ce temps, le côté littéraire de votre person­ne était en quelque sorte en hibernation ?

Je ne sais pas. J'ai toujours été très entier dans ce que je faisais. Si je m'occupais à appliquer les lois, je ne faisais que ça. Si j'avais fait de la litté­rature, cela aurait été la même chose.

12 February 1979

Les entretiens du ''Mauricien'' assurés par Jean-Mée Desveaux


Pour une recherche scientifique tiers-mondiste


ENTRETIEN AVEC LE Dr S. Kasenally

 Après ses dix années d'existence, l'université de Maurice a fait son examen de conscience en ce qui concerne la recherche, et toutes les parties concernées s'accordent à penser que, dans ce domaine, notre université nationale ne s'est pas montrée à la hauteur.
Mais ces "parties" sont trop souvent étrangères à ce monde ésotérique et discret qu'est celui des chercheurs. LE MAURICIEN a invité, aujourd'hui, une des figures de proue de la recherche scientifique à Maurice: le Dr Ahmud Swalay Kasenally, Ph. D. du University College, London (1965) et Fellow of the Royal Institute of Chemistry. Son expérience des institutions académiques outre-mer est des plus étendues: il a été maître de conférences au Queen Mary College (London) et à l'université de Khartoum au Soudan; Research Fellow à l'université de Stockholm, et visiting professor à l'université de chimie d'Illinois aux États-Unis. Le Dr Kasenally occupe la chaire de chimie à l'université de Maurice, et est aussi le troisième député de Rivière-des-Anguilles — Souillac.

Propos recueillis par Jean-Mée DESVEAUX
Le Mauricien du 12/2/1979


Q : Dr Kasenally, vous êtes professeur de la faculté de chimie à l'université de Maurice, et vous avez récemment présidé un comité du sénat dont l'attribution principale était de faire des recommandations sur la nouvelle direction que devrait prendre la recherche au sein de notre université. Mais vous êtes surtout vous-même un chercheur. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi le programme de recherches scientifiques à l'université de Maurice a été jusqu'ici aussi décevant?

R : Dès le départ, quand l'université fut créée en 1968, il fut convenu que le modèle qui siérait le mieux aux besoins du pays était celui d'une ''developmental university'''. C'est-à-dire, entre autres choses, que l'enseignement primerait sur les recherches. Il est malheureux que ce concept ait été poussé si loin que l'université s'est graduellement mise à offrir des cours et des diplômes d'un niveau de plus en plus bas.
Afin d'obtenir une certaine tradition de recherches, il est indispensable que l'université offre des ''graduate and post-graduate courses'' du genre Bachelor in Science ainsi que certains cours de Master in Science. Les étudiants qui allaient être ainsi  formés viendraient éventuellement grossir les rangs du ''research supporting staff''.
La recherche scientifique ne repose pas seulement sur des idées et des théories. Il est extrêmement important de mener toute une gamme d'expériences en vue de vérifier la validité de ces idées et de ces théories. Or, ces expériences approfondies ne peuvent être pratiquées que par une équipe de chercheurs motivés et bien entraînés. C'est dans ce sens-là que l'université devrait oeuvrer à l'avenir et c'est ce que j'ai personnellement recommandé au sénat.

Q : Cette nouvelle place de la recherche au sein de l'université ne présuppose-t-elle pas un corps enseignant académiquement capable de motiver et de guider ces recherches ? Un tel encadrement est-il disponible à Maurice, en ce moment ?

R : Prenons d'abord la situation telle qu'elle a prévalu durant ces années 'mortes'. Le principal critère de recrutement en ce qui concerne le personnel académique a été jusqu'ici le nombre d'heures de cours à pourvoir. Ceci laisse bien voir que ce personnel était exclusivement destiné à l'enseignement. Une de mes suggestions au sénat était que des ''visiting research fellowships'' soient institués. Cette innovation viserait à mettre des chercheurs valables à la disposition de la recherche à l'université.
Ces ''research fellows'' pourraient aussi bien venir de l'extérieur que de Maurice, car ce qui importe ce n'est pas leur nationalité, mais leurs capacités de recherche. Ils devraient travailler en tant que membres d'une équipe sur un projet spécifique et défini exclusivement dévouée à la recherche. Il faut aussi dire que les éléments que nous avons à l'école d'agriculture possèdent un fort potentiel en recherches.
Avec l'addition de ces ''research fellows'', ces éléments pourraient apporter une contribution très positive au développement de la recherche à Maurice.

Q : Le recrutement de ces chercheurs devrait-il être effectué avant l'identification des recherches à être entreprises ?

R : Non et ceci est important. Nous commencerons par l'identification des projets de recherches pour, ensuite, seulement employer les chercheurs qui satisferaient les besoins de ces recherches.

Q : La recherche scientifique a évidemment plusieurs aspects. Il y a la recherche pure — sans considération aucune de l'application des éventuelles découvertes dans le domaine de la pratique — , il y a la recherche appliquée et enfin la recherche technologique. Où se situeraient les recherches que l'université de Maurice se propose de conduire à l'avenir ?

R : Les recherches universitaires ont traditionnellement démontré un penchant pour l'aspect fondamental d'un problème scientifique: ce qu'on appelle la recherche pure ou académique. Mais il est à noter que pendant les dernières années, il y a eu une tendance chez les chercheurs académiques d'essayer de polariser leurs recherches vers l'application.
En ce qu’il s'agit de l'université de Maurice, les recherches courantes et celles que nous envisageons dans un avenir relativement proche sont, en quelque sorte, une rencontre de la recherche appliquée et son homologue 'pure'. Il est cependant notoire que de telles divisions sont très souvent arbitraires car il est excessivement difficile de situer les limites de ces domaines.

Q : Le gouvernement compte créer une ''Science Research Council''. Maintenant que l'université repense son rôle en ce qui concerne la recherche, quelle est l'attitude qui se dégage au sein de l'université vis-à-vis de ce ''Mauritius Science Research Council''.

R : L'absence d'un corps comme le MSRC s'est fait très cruellement sentir dans ce domaine. Ce vide a causé un manque de direction et une mauvaise identification des priorités de la recherche dans le pays. En juillet 1973, déjà, j'avais fait un plaidoyer pour la mise sur pied d'un tel organisme. Si ce projet aboutit, les deux problèmes cruciaux de la recherche à Maurice, soit l'identification des domaines nécessitant des études approfondies et l'obtention des fonds, seraient résolus. Ce Council aura un rôle purement administratif et aidera à coordonner les recherches de toutes les organisations impliquées au niveau national. Le MSRC pourrait aussi oeuvrer de concert avec les pays avoisinants en ce qui concerne la recherche maritime ainsi que tout autre domaine d'intérêt scientifique commun.

Q : Toute recherche vise à aboutir à une découverte — une connaissance nouvelle qui vient s'ajouter au patrimoine épistémologique de l'humanité. Or, il est évident que nous avons au départ un désavantage technologique considérable de par notre appartenance au tiers- monde. Est-ce-qu'il nous est encore possible de 'découvrir' ou bien sommes-nous déjà condamnés à 'redécouvrir'? La compétition entre développés et sous-développés est-elle encore possible dans le domaine de la recherche scientifique ?

R : Il est indéniable que les pays du tiers-monde ont un très grand désavantage vis-à-vis des pays développés à cet égard. C'est du reste la raison pour laquelle ces pays tiers-mondistes ne possèdent pas l'équivalent d'un CERN (Conseil Européen de Recherches Nucléaires) vers lequel des sommes énormes ont été dirigées. Il est impensable que les pays du tiers-monde arrivent un jour à mener des recherches à ce niveau. Il découle donc de ce phénomène que les pays développés seront toujours à l'avant-garde dans le domaine de la science, donc de la recherche.
Notre objectif dans le tiers-monde est d'étudier les aspects de la science qui sont aptes à résoudre les problèmes urgents de cette partie défavorisée du globe.

Q : Est-ce que cela implique seulement un changement de direction et une différente hiérarchie de priorités ou bien y a-t-il une différence fondamentale au niveau de la méthodologie ?

R : Il est clair que l'application de la science par les pays développés est différente de celle qui prévaut dans les pays sous-développés. La science n'est qu'un instrument et les scientifiques des pays développés n'ont aucun intérêt à s’en servir pour les besoins particuliers du tiers-monde. Bien souvent, ces scientistes ne peuvent même pas deviner les problèmes auxquels les pays en voie de développement doivent faire face. Donc, quant à la valeur 'nouvelle' de nos découvertes, vos appréhensions ne sont vraiment pas fondées. Nos recherches ne peuvent avoir déjà été entreprises par les pays riches pour la bonne et simple raison que ceux-ci n'ont pas à faire face aux problèmes qui ont donné lieu à ces recherches.

Q : Le problème du 'brain-drain' cause aussi un sérieux handicap à la recherche scientifique. Les chercheurs mauriciens, ne peuvent obtenir ni les conditions nécessaires à la recherche ni le traitement qu'ils recevraient ailleurs. Y a-t-il une solution à ce problème ?

R : Le problème de la fuite des cerveaux est, effectivement, assez important car bon nombre de nos brillants chercheurs ont quitté l'université et d'autres centres de recherches du pays pour le Canada, les États-Unis et l'Australie.
Il y a deux aspects à ce problème. Il faut d'abord viser à conserver les chercheurs mauriciens qui sont déjà sur place et, ensuite, il s'agit d'attirer ceux qui sont déjà établis à l'extérieur — car nombreux sont ceux qui veulent rentrer au pays.
Je ne crois pas, cependant, que l'aspect purement matériel, associé au niveau de vie, soit le facteur déterminant ici. Ce sont finalement le statut du chercheur et les facilités de recherche qu'il faudrait analyser pour expliquer ce processus de 'fuite'. Il y a, cependant, d'autres considérations, tel l'avenir des enfants qui entre en jeu, et celles-ci ne peuvent être résolues d'une façon définitive par les autorités ou les institutions responsables de la recherche.

Q : Pendant cette période parsemée de difficultés, vous avez personnellement conduit une recherche sur des systèmes inorganiques qui ont une fonction biochimique. Peut-on dire que ces conditions déplorables ont freiné vos activités, à tel point que votre recherche ne serait pas reconnue et respectée comme telle par une institution scientifique étrangère ?

R : La meilleure preuve de la valeur des recherches que j'ai entreprises est qu'elles ont paru dans les plus illustres journaux scientifiques internationaux, tel The Journal of Organic Metallic Chemistry. De plus, j'ai reçu plus d'une centaine de requêtes de tirés-apart (reprints) de chercheurs du Canada, des E.U., d'Angleterre, d'Allemagne, etc .
Les conditions dans lesquelles mes collègues et moi travaillons sont vraiment très limitées. En termes d'équipement, l’université nous offre le strict minimum.
Nous compensons ce manque d'équipement par une bonne planification et en ayant recours à l'aide des centres d'analyses outre-mer. En ce qui concerne ma dernière recherche, j'ai dû envoyer une partie des substances concernées aux E.U. pour être analysées par des techniciens dans des laboratoires hautement équipés. Quand ces résultats me parviennent, je les interprète à la lumière des données qui sont déjà en ma possession.

Q :  Pouvez-vous nous expliquer la nature de ces recherches ?

R : Elles consistent à préparer des substances qui possèdent une certaine fongitoxicité après une étude structurelle de ces substances. L'idée fondamentale est d'examiner le mécanisme de l'activité des fongicides en vue d'améliorer cette activité et, si possible, d'augmenter sa spécificité afin de mieux combattre les champignons parasites sur les plantes.
Il est bien connu en biochimie que l'activité biologique d'une substance chimique est étroitement liée à la structure moléculaire de cette substance. C'est pourquoi il a été nécessaire d'obtenir les structures détaillées afin d'étudier la relation qui existe entre l'activité du fongicide et sa structure — structure que je dois, du reste, modifier en vue d'obtenir une plus grande spécificité.

Q : Tout cela est très compliqué. Etes- vous satisfait des résultats obtenus ?

R : Ceci est une recherche à long terme, et elle est aussi inter-disciplinaire. Après avoir préparé ces nouvelles substances, je les ai passées au Dr Peerally du département de biologie pour qu'il effectue le ''biological and fongicidal screening''. L'objectif est à long terme, voyez-vous. Cela fait déjà deux ans que j'ai commencé cette expérience. Quand le Dr Peerally aura trouvé la fongitoxicité de ces substances — ce qui devrait prendre encore deux ans, car la gamme des substances est très étendue — il restera encore l'aspect de commercialisation car l'expérience aura été faite jusque-là sur un ''Laboratory Scale''.

Q : N'est-il pas frustrant d'avoir à attendre autant avant d'obtenir les résultats escomptés ?

R : En science, comme dans la vie, on vit d'espoir. En tant que scientifiques, nous avons été entraînés à en vivre.

Pierre Benoit (Le Mauricien) remporte le Prix Nicolas Lambert 1978


LE MAURICIEN du 12 février 1979