JM et les chefs coutumiers de la République démocratique du Congo

07 May 1995

‘’Je répare beaucoup d’injustice commises par l’administration’’

QUESTIONS A Me Soleiman Hattea, Ombudsman de la République

La corruption fait la une de nos journaux. Le Premier ministre a pris l'engagement au Parlement, jeudi, d'élargir les attributions du président du Tribunal Anti-corruption (TAC) de sorte à pallier des failles que l'opposition a cru déceler dans ses pouvoirs.
L'express avait interviewé, le mois dernier, le président du TAC. Pour suivre l'évolution de ce dossier, c'est au tour de Me Soleiman Hatteea, l'Ombudsman de la république, l'homme qui, d'après l'opposition, serait mieux équipé, de par ses attributions, à combattre la corruption.
Me Hatteea s'est révélé philosophe autant que légiste durant l'interview, dénoncant cette société qui place l'argent  au hit-parade de ses valeurs. Il n'est donc pas étonnant que la corruption sorte gagnante de cette mentalité.

Propos recueillis par Jean-Mée DESVEAUX
l'express du 7/5/1995

Me Hatteea, en tant qu'Ombudsman, vous êtes un de nos nombreux chiens de garde contre la corruption. Celle-ci se porte à merveille et est intouchable. N'est-il pas évident que nous avons besoin d'une ''shock therapy''? Quand est-ce que nos chiens de garde cesseront d'être des  ''toothless watchdog'' ? 

La fonction essentielle de l'Ombudsman a toujours été d'être le watchdog de l'administration centrale. Ce n'est que le 12 mars 1992, à la suite d'une loi votée l'année précédente, que sont venus se greffer, sur les attributions déjà existantes, les problèmes liés à la corruption. Ce n'est donc qu'à ce moment que les pouvoirs de l'Ombudsman ont été accrus pour inclure les affaires de fraude et de corruption. Depuis, j'ai eu une dizaine d'affaires référées par des particuliers. Dans certains cas, j'ai enquêté et soumis mon rapport au président de la République. Dans d'autres, je suis arrivé à la conclusion qu'une enquête ne se justifiait pas.

Les choses ont changé depuis, car le 1er mai 1994, le texte de loi créant le Tribunal Anticorruption, est entré en vigueur. Il est vrai que techniquement, l'Ombudsman est toujours habilité à s'occuper des affaires de corruption car ses pouvoirs à ce sujet n'ont pas été retirés. Mais, essentiellement, l'Ombudsman s'occupait et continue à s'occuper des contentieux administratifs où les membres du public formulent des doléances contre l'administration centrale.

Maintenant qu'on a institué un véritable tribunal consistant d'un Président et de deux assesseurs, les affaires de corruption y sont référées. Je ne dis pas qu'ils sont parfaitement équipés mais ils sont certainement mieux équipés que le bureau de l'Ombudsman pour accomplir ce travail. Donc, en tant qu'Ombudsman, je continue à m'occuper des deux à trois cents cas de doléances administratives que nous recevons par an.

La corruption est devenue un football politique entre le gouvernement et l'opposition. Plus on en parle, moins on agit et l'opposition se sert du TAC pour prouver que le gouvernement n'a pas une majorité de trois-quarts pour modifier la Constitution. Ce faisant, elle favorise votre statut vis-à-vis de celui du TAC en ce qui concerne la légitimité du combat contre la corruption. Quelle est la répartition de juridiction entre vos deux instances en ce moment?

Comme vous devez le savoir, cette contestation de la constitutionnalité du TAC est subjudice en ce moment ce qui m'empêche de commenter sur le sujet. Ce que je peux vous dire, c'est que l'Ombudsman a bien des fonctions en plus de la corruption, alors que le TAC a été spécifiquement institué pour enquêter sur les cas de corruption.

Sommes-nous donc, en ce moment, dans une période d'incertitude qui engendre une inaction totale vis-à-vis de la corruption?

Non. Toutes les affaires de corruption sont référées au Tribunal Anticorruption sauf dans le cas de certains membres de l'opposition, où cela m'a été référé, ce qui a donné lieu à ce procès sur la constitutionnalité du TAC.

Cela ne risque-t-il pas de dégénérer en une guerre de juridiction entre vous et le président du Tribunal Anticorruption?

Non, car la Cour suprême est appelée à se prononcer sur cette affaire et on sera fixé. J'assume les responsabilités qui me sont confiées.
Depuis deux ou trois ans, tout le monde réclame un Tribunal Anticorruption. Le gouvernement a institué un tel tribunal depuis deux ans déjà; que puis-je dire de plus?

  Votre rôle ne vous permet d'intervenir que si vous recevez une protestation du public à l'égard de l'administration gouvernementale. Les victimes ont généralement peur des puissants et sont conséquemment réticentes. N'est-ce pas une faiblesse que vous ne puissiez agir de votre propre chef? 

Vous avez tort de penser que je ne peux agir de mon propre chef. Je le peux et je le fais. La section 97 de la Constitution, section 1 paragraphe (C), dit que l'Ombudsman peut ouvrir une enquête s'il juge désirable de le faire. Je me suis servi de ce pouvoir des dizaines de fois et ma source ici se trouve être des articles de presse.
Je prends, à tout hasard, un cas qui m'a été suggéré par l'express sous la rubrique de 'Who Cares'. Il s'agissait d'un drain bouché à la rue Beethoven, cité Richelieu. J'ai communiqué avec le ministère concerné et aujourd'hui, ce problème, où de gros travaux se sont avérés nécessaires, est sur le point d'être résolu. Quand je soulève un tel problème, le fait même de démontrer un intérêt, suffit souvent de mener à une solution hâtive. De toutes les façons, je suis ces problèmes jusqu'à ce que j'obtienne satisfaction. 

En septembre 1994, vous annonciez à l'express que votre bureau n'avait enregistré aucun cas de dénonciation de fonctionnaire pour délits de fraude ou de corruption. Il y a ici plusieurs possibilités: soit nous ne parlons pas de la même île, soit les gens ont peur ou encore, ce qui me semble encore plus probable, les Mauriciens deviennent de plus en plus défaitistes vis-à-vis de la corruption. Quelle est votre explication?

C'est tout à fait le contraire qui se passe. Le Mauricien parle de plus en plus de corruption. Mais parler, c'est une chose et apporter des preuves, c'est une autre paire de manches. Il est indéniable qu'il y a parfois des rumeurs qui ne sont pas nécessairement fondées mais qui atteignent quand même le niveau d'un scandale national. Comment obtenir des preuves dans de tels cas?
Les Mauriciens sont disposés à aller de l'avant dans ces affaires, mais ils ne peuvent pas toujours le faire par manque de preuves. Les problèmes de corruption ne vont pas se régler d'eux-mêmes. Il faut absolument que les gens viennent de l'avant pour apporter des preuves.
La corruption existe depuis longtemps mais ce n'est que de nos jours qu'on en parle et ce, de plus en plus. Il ne suffit cependant pas d'en parler. Il faut dénoncer et soutenir sa dénonciation. C'est là où les gens hésitent. C'est la peur d'être mêlé.

Une des plus grandes sources de corruption dans le service Civil est celle qu'engendre la protection de certains candidats lors d'une promotion ou d'un recrutement. Ni le fonctionnaire lésé ni son homologue dans la force policière ne peuvent cependant avoir recours à vous dans ces cas-là. N'est-ce pas là encore une faille dans vos attributions, qui visent à vous exclure des chasses gardées?

Ce n'est pas une question de chasse gardée. D'après la Constitution, il existe plusieurs institutions avec chacune ses propres fonctions. Tout comme il serait inacceptable pour une autre institution de se mêler de mes attributions, il est également inacceptable que moi je le fasse. Je ne peux enquêter sur les décisions prises par le Directeur des Poursuites publiques ou celles de la Public Service Commission. La loi elle-même nous empêche d'empiéter mutuellement sur nos juridictions respectives.

Quelle que soit l'argumentation légale, le point ne demeure-t-il pas qu'il y a une faille?

 Je ne crois pas car on peut toujours contester une décision du DPP ou de la Public Service Commission en Cour suprême. Il y aurait eu faille que s'il n'y avait pas de recours. Or, voyez vous-même, même la décision du président de la République sur un aspect des partielles fut contestée en Cour suprême. C'est un peu, comme dit le dicton, "à chacun son métier et les vaches seront bien gardées".

Aux dernières nouvelles, ces bonnes vaches n'étaient pas aussi bien gardées que cela. Nous avons vu récemment encore l'ingérence politique dans le travail de la Public Service Commission ainsi que des nominations politiques aux corps para-étatiques. S'il n'y a pas de solutions à ces problèmes, vous et le président du TAC risquez de finir comme les "paravents de la corruption" comme l'insinue l'opposition.

Je ne peux faire de commentaires sur les dires des partis politiques. Depuis que j'ai assumé les fonctions d'Ombudsman, soit en février 1990, j'ai toujours fait mon travail dans les limites de la Constitution et je n'ai pas empiété sur les prérogatives des autres institutions. Pour cela, j'assume mes responsabilités. En toute modestie, je vous dirai que je suis fier que l'institution de l'Ombudsman est maintenant mieux connue. J'ai réussi dans mon travail à réparer beau­coup d'injustices commises par l'administration. J'en fais du reste état dans mes rapports annuels.
Pour ce qui est de la conception de 'paravent', le gouvernement va accroître les pouvoirs du Tribunal Anticorrup­tion pour lui donner plus de teeth.
En ce qui me concerne, j'au­rais surtout souhaité continuer à faire mes enquêtes dans la ‘’mal ad­ministration’’ avec comme seul pouvoir supplémentaire, celui d'une juridiction sur les collectivi­tés locales. En ce moment, tout ce qui a trait aux municipalités, aux conseils de districts et conseils de villages est  hors de ma compé­tence. Or, je reçois beaucoup de doléances contre ces collectivités locales que je ne peux que référer aux autorités concernées. Celles-ci, je suis heureux d'a­jouter, se sont avérées très coopé­ratives, mais le fait brutal reste qu'elles auraient très bien pu me dire qu'elles n'ont aucun compte à me rendre car elles ne tombent pas sous ma juridiction.
Alors que je ne peux parler des autres institutions, je n'ai jamais reçu d'ingérence po­litique; jamais, mais alors au grand jamais. La raison d'être de mon existence, c'est de mener des en­quêtes sur les décisions prises au niveau des ministères et des dépar­tements gouvernementaux. Si ceux-là commençaient à s'ingérer dans mes décisions, ma raison d'être disparaîtrait. Ce n'est pas un cas de parti-pris pour ou contre le gouvernement car cela arrive que quelqu'un se plaigne d'une décision prise en bonne et due forme. Je me dois, dans ces cas-là, d'informer la personne qu'elle n'a pas de grounds.
Inversement, il y a aussi des cas de décisions prises en bonne et due forme mais qui causent mal­heureusement un préjudice à une partie qui s'en plaint à moi. Dans ces cas-là, j'approche les autorités concernées et je fais des sugges­tions sur la façon de remédier à la chose. C'est ainsi que j'ai fait une recommandation qu'on augmen­te le plafond des salaires des pa­rents qui recevaient une Career's allowance pour un enfant handica­pé. Ce qui se passait c'est que, tous  les ans, avec les compensations sa­lariales, un bon nombre de parents voyaient leurs salaires communs passer le plafond de Rs 42 000 par an. Avec ma suggestion, on a pu élever ce plafond ce qui a bénéfi­cié non seulement à la personne qui a logé la plainte mais aussi à d'autres qui sont dans la même si­tuation. C'est ça le multiplier effect de l'Ombudsman, car un bénéfice se fait sentir par toute une gamme de personnes qui ne se sont jamais plaintes d'une injustice dont elles souffraient. Cette réparation des injustices causées est, je vous le ré­pète, ma principale raison d'être.

 Dans votre rapport de 1993, vous faites ressortir que 86 de vos plaintes concernent la force policière tandis que 34 autres concernent les forces pénitentiaires. Cela donne un profil drôlement sud-américain. Les petits Pinochets sont-ils à l'oeuvre chez nous? A quand les corps drogués jetés à la mer par hélicoptère?

 Il ne faut pas croire que c'est aussi grave que cela à Maurice et je souhaite que nous n'arrivons jamais à ce genre de situation. Mais, en effet, je reçois pas mal de plaintes au sujet de la force policière et des institutions pénitentiaires. Dans le cas de la force policière, c'est surtout des cas où un manque de suivi est perçu par un membre du public en ce qui concerne sa déclaration au poste de police. En ce qui concerne les prisons, les plaintes sont surtout au sujet de la nourriture et des traitements médicaux que les prisonniers reçoivent en détention. J'enquête, on me fournit des explications et je fais des recommandations. S'il y a lieu, j'interviens mais souvent le fait même que je demande des explications aide à expédier le problème sans que j'ai eu à avoir recours à mes pouvoirs. Il faut admettre que la nature même de la situation carcérale donne lieu à pas mal de plaintes. Il est évident qu'on est privé de certaines libertés, notamment de manger ce qu'on désire.

Quel est votre point de vue sur la question très discutée ces jours-ci sur la déclaration des biens des politiciens et de leurs familles?

En tant que citoyen ordinaire, je vous dirai qu'un des moyens de combattre la corruption c'est de faire non seulement les politiciens mais toute personne ayant une fonction apte à être corrompue —et ceci m 'inclut — à déclarer leurs avoirs à intervalles régulières. Même le président Mitterrand a, il y a quelques jours de cela, déclaré ses avoirs car il arrivait à la fin de son mandat.

Il est aussi beaucoup question ces jours-ci de rétroactivité illimitée en ce qui concerne la poursuite des anciens politiciens corrompus. Une telle mesure n'est-elle pas la seule façon de faire les corrompus comprendre que leurs biens mal acquis ne leur profiteront jamais?
 
D'après nos lois existantes, si quelqu'un a commis une offense sous le code pénal, il n'y a pas de limites quant à la période de poursuite. Quant à la bienséance de poursuivre quelqu'un après des années, c'est au DPP d'en juger. Tout ce qui amènerait un politicien ou autre à rendre des comptes, va évidemment nous aider à assainir la situation qui prévaut en ce moment. Si une personne s'est enrichie illégalement, il est sûr que l'absence d'immunité avec le temps qui passe le ferait réfléchir davantage.

Votre fonction s'étend du sublime au ridicule. Aujourd'hui, vous pouvez être saisi d'un dossier aussi important que celui d'un Sun Trust et demain, c'est celui du prisonnier qui ne veut pas de lait dans son thé. Est-ce un poste riche en adrénaline?
 
La façon dont vous posez le problème repose sur la présupposition qu'il y a des petits cas ou des cas ridicules. Ceci est subjectif car si vous vous mettez dans la peau des gens qui m'écrivent ou qui viennent me voir, vous réalisez tout de suite l'importance du problème pour la personne concernée.
Je ne dirai pas que c'est toujours un problème de vie ou de mort, mais c'est un problème qui affecte la personne suffisamment pour qu'elle fasse la démarche de m'écrire ou de venir me voir. Un problème similaire pourrait ne pas du tout affecter une autre personne.
Dans le cas dont vous parlez, c'était un prisonnier qui, pour des raisons médicales, ne pouvait boire du thé au lait mais à qui on servait quand même ce breuvage qui l’aurait rendu malade ou alors qu'il aurait eu à s'abstenir d'en ingurgiter. Ce n'est pas une situation normale. Il y a des cas comme celui-là où la solution est si simple que je me demande pourquoi les autorités ont besoin de mon aide pour les trouver.
Naturellement, il y a des plaintes qui sont frivoles et, dans ces cas, la Constitution, elle-même, me donne le droit de ne pas donner de suite. Il est important cependant de réitérer que, depuis que j'assume ces fonctions, je n'ai jamais refusé de voir qui que ce soit pour quoi que ce soit. Bien sûr, si c'est un problème hors de ma compétence, j'informe la personne et je la conseille quant à la meilleure action à prendre. Voyez-vous, en sus des deux à trois cents cas dont je vous ai parlés, je reçois des centaines de lettres dont les matières ne touchent pas ma juridiction.
Il y a aussi la situation où un plaignant me remet la copie d'une plainte adressée à d'autres autorités dans des situations où j'ai droit de regard. Dans ces cas-là, même si je n'ai reçu qu'une copie de la plainte, j'interviens quand même parce que je l'ai jugé nécessaire.
Pour revenir à votre point en ce qui concerne l'adrénaline, je prends tout philosophiquement. Je ne suis jamais en colère avec mes 'clients', au contraire, je les traite avec beaucoup de compassion.

On parle de nouveaux Ombudsmans pour enfants, pour le consommateur, etc. N'est-ce pas là une dilution de votre rôle?

En effet, de par le monde, il y a toute une pléiade d'Ombudsmans. On a constaté, dans certains pays, que les Ombudsmans traditionnels, tels que moi, dont le rôle est d'enquêter dans les décisions de l'administration centrale, seraient submergés par certaines plaintes dans des domaines spécifiques.
On a donc créé des Ombudsmans spécialisés dans ces domaines. Aux Etats-Unis, par exemple, vous avez des Ombudsmans dans des domaines comme le business, la correction, la santé mentale, les familles, etc. Mais il faut ajouter que les Ombudsmans traditionnels existent toujours dans ces pays-là car ils s'adressent toujours aux plaintes contre l'administration qui ne tombent pas sous la juridiction des Ombudsmans spécialisés. Cette fonction prend également de l'essor dans les pays de l'Est, comme la Pologne et la Fédération russe. Ce poste de défenseur du citoyen existe aujourd'hui dans ces pays.

23 April 1995

Le succès des Jackson est une affaire de famille

Jermaine Jackson, c'est d'abord un homme de famille avec six enfants, un grand sentimental aussi. Sa visite à SOS Children Village lui rappelle son "chez lui", le côté où foisonnent les petits déshérités. Philosophe, il dira, dans un entretien accordé à L'express, que le monde tirera à sa fin le jour où l'on cessera de rendre les choses meilleures. Mais il est tout de même fier que la plus grande star du monde est son frère Michael.

Entretien réalisé par Jean-Mée DESVEAUX
l'express du 23/4/1995

Est-ce dur d'être le frère de Michael Jackson alors qu'on est dans le show-biz ?

Non parce que nous avons tous commencé avec les Jackson Five. C'est le succès remporté par ce groupe qui a lancé notre carrière individuellement. Donc, si aujourd’hui Michael est devenu une super star cela ne me pose aucun problème car j'ai contribué à son succès autant qu'il a contribué au mien. C'est une affaire de famille.

Mais quand les gens dans les rues disent Hey, c'est le frère de Michael?

Pas de problème car ils diraient aussi bien en le voyant que c'est le frère de Jermaine. Michael a travaillé pour devenir une grande star, il a toujours voulu atteindre le sommet. C'est maintenant que je m'y mets vraiment car bien que j'ai toujours fait de la musique, je suis d'abord un homme de famille, j'ai six enfants. Ensuite j'ai fait autre chose. J'ai appris à diriger grâce à l'American Film Institute. Je sais faire la différence entre un bon et un mauvais directeur et mon rêve est de faire un film qui réévaluera des groupes ethniques minoritaires en les montrant dans un meilleur jour que les médias les dépeignent.

Donc j'ai des réalisations à mon compte. Je ne suis pas la plus grande star du monde mais ma fierté est que la plus grande star du monde n'est autre que mon frère. Vous ne pouvez savoir à quel point j'en suis fier.

C’est une responsabilité énorme que d'être the biggest dans notre profession. Vous devez toujours faire plaisir à tout le monde. Si le disque que vous sortez n'est pas aussi bon que les précédents, vous êtes crucifié.

Pour revenir à ma famille, le point de départ des Jackson, c'est ce qui a créé une fondation solide et durable. Si on bâtit une maison sur une fondation solide elle durera. C'est ce que Motown a fait pour les Jackson en 1971. Cela nous a rendus célèbres dans le monde entier.

Est-ce que les Jackson Five auraient pu être encore ensemble aujourd'hui ou y a-t-il une logique qui force un groupe mondialement célèbre d'exploser à cause de sa célébrité comme ce fut le cas avec les Beatles, Led Zeppelin et tant d'autres?

Les Jackson n'ont pas rompu. Nous avons eu tellement de succès que chacun a choisi de poursuivre sa carrière individuellement. Les autres groupes rompent pour des raisons diverses. Nous, nous avons le respect mutuel des membres d'une famille, nous n'avons pas de problème de drogue et nous nous entendons vraiment. En 1984, notre Victory Tour, aux Etats-Unis fut le plus grand succès jamais enregistré au monde. Nous étions au Dodger Stadium, à Los Angeles qui compte 75 000 places. L'assistance record jusque-là était tenue par les Bee Gees qui avaient joué deux nuits. Les Jackson Five ont joué, pendant sept nuits et si nous n'avions pas pris des dispositions pour jouer au Canada tout de suite après déjà nous aurions pu jouer encore trois nuits. Nous avons fait la même chose en 1994 à Las-Vegas. C’était un show en l’honneur des personnalités comme Elizabeth Taylor. Cette année-ci, nous rééditerons cette performance en Afrique du Sud. Ce tour sera en l'honneur du président Mandela, Josephine Aga Khan qui est ainsi reconnue pour sa campagne contre la maladie d’Alzheimer, Ross Parkes et Stevie Wonder. Nous allons demander à beaucoup d'amis des Etats-Unis de se joindre à nous pour ce World Wide Show que nous allons appeler le Jackson World Award South Africa 95. Ce sera en décembre de cette année-ci.

La culture et l'identité noires sont-elles présentes dans votre musique?

Oui, absolument et ce travers les musiciens, les rythmes, les mélodies, les thèmes et ce qu’ils suggèrent et bien sûr à travers ce que nous disons. Remarquez que ces chansons n’ont pas seulement comme thème l'identité noire. Elles s'adressent à toutes les races, mais comme nous sommes Noirs, nous faisons mouche en ce qui concerne notre peuple. Je voyage beaucoup et j'ai observé que la famille est une chose importante pour les Noirs à travers le monde. Ils sont très unis.

J'ai visité SOS village et j'ai vu des petits visages qui m'ont rappelé chez moi. C'était des enfants dont les parents étaient morts, en prison, devenus alcooliques ou encore dont les parents les ont abandonnés.

Voyez-vous, c’est là que je pense que mes parents ont réussi. Ils ont réussi à nous donner comme une mission de faire les gens sourire et les rendre heureux. Cela vaut plus qu’une audience de 75 000 personnes. Vous voyez cette étincelle dans ces petits yeux et cette lumière soudaine sur ces petits visages. Cette mission dont je parlais c’est d’aider des êtres, en leur redonnant cette fierté qu’ils avaient peut-être perdue en les inspirant peut-être à devenir un petit Jackson un jour.

Je vais vous dire une chose, ce que j'ai vu à travers le monde me rend très perplexe. Regardez l'Afrique du Sud, comment est-ce qu'une section d'une population peut se déclarer ct se croire supérieure à d'autres? Cette situation en Afrique du Sud m'a beaucoup peiné. Je suis fier aujourd'hui que les Noirs de ce pays peuvent de nouveau marcher la tête haute sans pour cela haïr les Blancs comme ils ont été haïs pendant des siècles durant.

Il faut se rappeler que si vous traitez un homme comme une bête, il finira par agir comme une bête. Vous ne pouvez plus le critiquer s'il agit ainsi car c'est ainsi qu'on l'a traité. Si je dis que j'ai faim ou j'ai mal, n'allez-vous pas chercher quelque chose pour apaiser ma faim ou pour soulager ma douleur? Le président Mandela s'est battu toute sa vie. Il a été emprisonné. Dieu l'a choisi à cause de ses qualités. Il n'enchaînera jamais le peuple d'une autre race, Je l'ai vu sourire aux Blancs, cela demande du courage vous savez? Dieu choisit son homme, son heure était arrivée. Cela peut prendre longtemps avant que cela n’aboutisse. Le moment est en fait arrivé pour lui et son pays.

Vous êtes bien évidemment concerné par le préjudice racial.

Je n’ai jamais eu de préjugés. Nous n’avons pas été élevés de cette façon. Nos parents ne nous ont pas enseigné la haine mais l’amour, c’est pour cela que nous nous efforçons tous à rendre les choses meilleures dans le monde sans distinction de races. Ce monde tire à sa fin le jour où nous perdons ce principe de vue.

Notre musique noire à Maurice, le séga est surtout passionné, la dernière musique afro-américaine, le rap, est pleine de haine, de violence, de misogynie. Cela n'est-elle pas une perversion de la culture africaine?

Non. Cela a à faire avec les conditions dans lesquelles les Américains noirs vivent. Ils ne choisissent pas ce milieu qui inspirent leurs thèmes musicaux, croyez-moi. Donc ils chantent pour laisser le monde savoir qu'ils sont encore enchaînés au sein même des Etats-Unis. Oui, certaines de ces chansons sont violentes bien que je commence à percevoir une évolution vers moins de violence. Il y a des rap qui sont positifs mais en général ils dépeignent la condition humaine des Noirs en Amérique, c'est-à-dire être sans-emploi, assistés et drogués.

Ayant dit cela, je vous fais remarquer que ce n’est pas le Noir américain qui importe cette drogue aux Etats-Unis. Ce ne sont pas eux qui s’enrichissent. Ils ne font que vendre de la drogue car si vous ne trouvez pas un moyen décent de gagner votre vie qui peut avoir l’audace de vous dire que vous ne devriez pas vendre de la drogue qui vous rapporte mille dollars par semaine. La drogue ne pousse pas à Los Angeles. Elle est importée et les Noirs pauvres s’enlisent dans ce trafic.

On devine à vous entendre parler qu’il y a une pression raciste contre les Noirs aux Etats-Unis. Est-ce que cette pression s’accroit avec le succès ? Ou devrions-nous conclure que toutes ces idoles noires comme les Tyson, Johnson, Simpson, Moses et j’en passe, sont aussi pourries ?

Vous voulez savoir et bien je vais vous le dire. Mike Tyson n'a pas violé cette jeune dame. On a tout fait pour qu'il avoue ce crime qu'il n'a pas commis. Il a purgé son temps au bagne mais il n'a jamais avoué ce crime inventé de toutes pièces. Michael Jackson n'a pas moleslé cet enfant. Michael Jordan n'est pas tombé dans le jeu. Magic Johnson n'a pas le sida.

Si vous me craignez, vous allez surveiller mes moindres gestes. C’est comme en Afrique du Sud où jusqu'à tout récemment, les nationalistes enfermaient les leaders noirs au moindre prétexte. On enlevait leurs droits pour les faire taire. Il en est de même aux Etats-Unis, pour arrêter la progression des Noirs on crie au scandale.

Il est bien évident qu'en sport nous sommes imbattables. Nous sommes les meilleurs et il y a une explication à cela. L'esclavage et les conditions de vie en Amérique étaient tellement durs que seuls les meilleurs survivaient. Beaucoup périrent mais ceux qui ont survécu à de pareilles conditions allaient bien évidemment être les meilleurs.

Vous êtes bien dur vis-à-vis de la presse en quête de scandale. N'est-il pas vrai cependant qu'un artiste est un peu comme un politicien qui doit rendre des comptes à son public? Dans ce cas, quand un artiste oublie le droit chemin il est le devoir du média d'exposer cette faiblesse aux yeux du public?

Ce que les médias essayent de faire c'est de vous rabaisser le caquet parce que vous êtes arrivé trop haut d'après eux. En plus, cela rapporte car plus vous êtes connu plus la chute est spectaculaire et le public intéressé est plus nombreux.

Cela arrive du jour au lendemain. Les mêmes gens qui vantaient Michael la veille étaient ceux-là même qui, le lendemain, s'acharnaient à le jeter à terre. L'artiste se demande soudain: Mais qu’est-ce que j’ai fait pour mériter cela ? Je suis le même, je n'ai pas changé pourquoi m'en veulent-ils? Moi je vous réponds que c'est l'appât du gain.

Prenez ce cas de OJ Simpson. Il n’y a pas une seule vérité dans cette affaire. Je le connais depuis plus de vingt ans. Je connais ses enfants. Il n’y a personne pour me convaincre qu’il a poignardé une femme. Les Noirs ne tuent pas comme cela. Ils ne se servent pas de couteau. Cinquante coups de couteau ? Jamais !

Les médias savent que c'est une personnalité très connue. Le District Attorney, qui est un poste politique, donc sujet à de nouvelles élections, doit trouver un coupable, n'importe lequel, car il veut être réélu. On n'a trouvé aucune arme, aucun linge souillé de sang mais on doit emprisonner quelqu'un et pourquoi pas OJ? Je vous donne un autre exemple de cette mentalité. Michael fut accusé de ce crime dont nous avons parlé. Le LAPD (Los Angeles Police Department le même où quatre membres furent traduits en justice pour avoir passé Rodney King à tabac) attend que toute notre famille se soit rendue en Arizona où mon grand-père est décédé pour faire une descente chez nous. Leur manque de respect n'a pas de limites, ils ont fourré leur nez dans les médicaments de ma mère d'une façon des plus irrespectueuses.

Parlant de racisme est-ce que vous avez une expérience personnelle du Ku Klux Klan?

Non. Mais j'ai vécu en Indiana d'où ils sont originaires. Le fait même de savoir que ce genre de groupe existe au vu et au su de tout le monde vous démontre clairement comment même le gouvernement des Etats-Unis peut être corrompu.

Durant votre conférence de presse vous avez mentionné le lien qui vous unit à l'Afrique. Est-ce que vous auriez visité l'Afrique du Sud durant le régime de l'Apartheid?

Non, car en allant en Afrique du Sud à cette époque, j'aurais en quelque sorte donné mon aval à un régime que j'abhorre. Le président Mandela est un héros en Amérique. Aujourd'hui, après vingt-quatre ans de souffrance et de sacrifice, il gouverne les gens qui lui ont imposé ces peines. Ce genre de personnes me sert de preuve de l'existence d'un Dieu. Dieu lui a donné ces épreuves et il les a surmontées comme un juste. Quand je lui ai serré les mains, je les ai retenues pensant que si je pouvais avoir ne serais-ce qu'un peu de cette force je serais un meilleur homme.

Pourquoi les Noirs qui ont du succès se tournent-ils toujours vers l'Islam quand ils ont un problème spirituel?

Ce n'est pas toujours l'Islam; parfois ils se retournent vers les Témoins de Jéhovah, etc. , Mais il est vrai que l'Islam est une religion qui unit notre peuple et leur donne de la fierté et de l'espoir dans un contexte social où il est difficile d'en avoir. Mon guide spirituel n'est pas anti-sémitique. Il apprend cependant à notre peuple que quand nous gagnons un dollar il vaut mieux le dépenser chez nos coiffeurs plutôt qu'ailleurs de sorte à faire circuler ce dollar parmi nous. Les Juifs le font ainsi que les Coréens mais bien sûr quand il s'agit de nous les médias trouvent que cet homme merveilleux, Louis Farhkhan est un raciste. Mais ce n'est pas vrai, c'est un homme plein d'amour qui a le don de mener son peuple.

Je veux avant que vous finissiez, donner un message à l'Île Maurice. Je vais faire un tour ici avant la fin de l'année. I love the Mauritian people, I feel they are my family. Nous avons été très touchés par cette chaleur et ces visages souriants. Que Dieu bénisse Maurice et son peuple, je reviendrai ici car cela me remplit de joie et de fierté.


16 April 1995

Benoit Jolicoeur: Rodrigues ne doit pas copier tout ce qui se fait à Maurice

M. Benoit Jolicoeur, second député de Rodrigues, estime que le secteur privé doit avoir un plus grand rôle dans le développement de cette île pour éviter les lourdeurs de l'administration publique. Mais tout développement doit inclure une dimension spirituelle. Si son île a jusqu'ici loupé le train, il pense que la situation peut être renversée, mais récuse toute idée d'une mise en commun avec ses adversaires politiques qu'il descend en flammes. Par ailleurs, si malaise il y a à Rodrigues, ce n'est pas un malaise créole mais un malaise vis-à-vis de l'île Maurice tout entière.

Entretien réalisé par Jean-Mée DESVEAUX
l'express du 16/4/1995

M. Jolicoeur, j'interviewais le ministre des Affaires rodriguaises en 1978 et nous parlions déjà de démarrage et de décollage économique. On a pourtant l'impression que Rodrigues n'est toujours pas sortie de sa torpeur. N'est-il pas temps de cesser de rêver camarade?
 
D'abord il faut reconnaître que de 1978 à nos jours, il y a eu des choses qui ont changé. Il y a eu des améliorations de l'infrastructure au niveau des routes, de l'eau, du port et de l'aéroport II y a surtout eu des améliorations au niveau de la formation de cadres rodriguais. l.es étrangers qui visitent Rodrigues régulièrement peuvent témoigner de ce changement. Un long chemin a été parcouru bien qu'il reste encore beaucoup à faire.
 
Parfois, la comparaison que certains tentent de faire entre Rodrigues et Maurice laisse croire effectivement; que rien n'a été fait. Il faut aussi reconnaître que Rodrigues a été négligée pendant longtemps.
 
Non, croyez-moi, Rodrigues ne sommeille pas. Il est vrai qu'il y a certaines complexités au niveau administratif. Il y a malheureusement. une lourdeur. Cela est dû au fait que le secteur public joue un trop grand rôle chez nous. Nous n'avons pas assez d'acteurs au niveau privé où il existe une plus grande souplesse de procédures et où, par conséquent, les choses vont plus vite.

Ce qui nous mène justement au besoin, que les dirigeants rodriguais ont noté, de créer une nouvelle mentalité d'entrepreneur ainsi que la nécessité de libérer le Rodriguais de sa mentalité d'assisté. Quelle est la stratégie envisagée?


Nous croyons que tous les travaux de développement devraient être réalisés par des agents du secteur privé. Le rôle du gouvernement doit rester celui d'un facilitateur qui aide à rendre la tâche du secteur privé plus aisée. Cette situation est loin d'être le cas en ce moment.

A Maurice, presque tous les travaux sont accomplis par des contracteurs du secteur privé. C'est ce que nous visons à obtenir à Rodrigues. Ce genre de situation est apte à responsabiliser davantage les Rodriguais. Et c'est dans ce sens que nous venons de délivrer des permis de Job Construction à une vingtaine de Rodriguais. Ces personnes sont appelées à avoir des contrats dans divers domaines afin d'alléger le secteur public et rendre le pays plus productif.

En ce qui concerne la mentalité d'assisté dont vous parlez, je peux vous dire que c'est quelque chose de bien enracinée car elle a des origines historiques. Avant 1970, Rodrigues était auto-suffisante. On produisait beaucoup de haricots, le maïs, de patate douce, de manioc. On importait très peu de riz. Les gens ne mangeaient le riz que pour le Nouvel an et les jours de fête. Nous avions cependant de la viande et du poisson en abondance.

On pouvait vivre confortablement en travaillant dur. La terre rodriguaise nourrissait son peuple. Il faut dire que l'île était moins peuplée.

Cette situation a changé quand, à la suite des grandes sécheresses des années 70, la terre devint plus difficile à cultiver, et la vie également. Le gouvernement d'alors, afin de pallier ce problème, embaucha massivement et systématiquement des Rodriguais dans des secteurs non-productifs. Ce qui créa bien vite une situation où la majorité des familles rodriguaises avaient, du jour au lendemain, des salaires assurés à la fin du mois car ils étaient payés par l'Etat. Dès lors, on pouvait se procurer facilement sa ration de riz, et cela sans avoir à cultiver la terre. Tous les jours étaient devenus jour de fête. Mais il y a eu abandon de cette terre nourricière et, en même temps, on a perdu le sens de l'effort, le struggle for life, qui caractérisait le peuple rodriguais, avait disparu.

Les années passèrent, la pluie revint. Malheureusement, la mentalité ne changea pas. Quand la pluie revint, on n'a pas senti le besoin de retourner à cette terre car on n'avait plus besoin d'elle pour vivre. On était devenu salarié du gouvernement. Depuis," le retour à la terre" allait acquérir de plus en plus une valeur idéologique et philosophique, une valeur de slogan même, plutôt que la valeur pratique qu'elle possédait quand le choix était de cultiver la terre ou crever de faim.

Tout cela pour vous dire que ce n'est pas une tâche facile aujourd'hui de nous libérer de ce que vous appelez une mentalité d'assisté. Il y a heureusement des efforts qui se font par les ONG, l'Eglise et le gouvernement pour permettre aux Rodriguais de se remettre debout, de tenir sur leurs propres jambes. Il faut ajouter que ceci n est pas propre à Rodrigues; dans toute société, il y a toujours des problèmes qui se manifestent différemment. Il y a toujours un effort constant à faire pour responsabiliser le citoyen.

D'autre part, Serge Clair parle du besoin de garder la spécificité de la société rodriguaise en évitant une société matérialiste où les valeurs familiales et sociales sont bafouées. La clé du problème n'est-elle pas que Rodrigues refuse les coûts qui sont indissolublement liés au développement?


Cela dépend de ce qu'on comprend par développement. Ma conception du développement n'est pas, comme vous dites, indissolublement liée à des pertes de valeurs familiales et sociales.

S'il y a ce genre de problème dans une société, je dis qu'il n'y a pas de vrai développement. Je dissocie ce concept au sens fort du terme de tous les problèmes que vous avez mentionnés. Malheureusement, aujourd'hui, quand on parle de développement dans le monde, on pense systématiquement aux infrastructures. Or, le vrai développement est une réponse à tous les besoins humains, des besoins primaires ainsi que des valeurs. Tout projet de développement doit prendre ces valeurs en considération.

Quand on a une telle vision, on ne peut faire n'importe quoi et à n'importe quel prix. Certains ont tendance à aspirer qu'on déverse beaucoup d'argent sur Rodrigues tout d'un coup; qu'on construise des routes et des bâtiments à tort et à travers. On ne peut pas nier que nous avons besoin d'investissements pour rattraper le retard. Mais il faut toujours se poser la question quant à savoir si le Rodriguais est partie prenante dans tous ces projets.

A vous entendre, on a l'impression que vous avez une dimension spirituelle en tête?


Oui. Je dis qu'il faut prendre en compte une dimension spirituelle basée sur des valeurs humaines. Il faut prendre en ligne de compte les aspirations profondes des Rodriguais. C'est dans ce sens que je dis qu'il ne faut pas copier systématiquement tout ce qui se fait à Maurice.

Nous croyons qu'à Rodrigues, nous pouvons vivre une expérience unique en matière de développement. Ce serait un développement qui serait une réponse à notre manière de vivre. Nous concédons que ce n'est pas facile, mais nous croyons que c'est possible et j'ai la conviction profonde que c'est dans ce sens qu'il faut oeuvrer.

Et si la perte de valeur était une condition sine qua non du développement?


Je ne crois pas que c'est le cas. Cela ne veut pas dire qu'il n'y aura pas en cours de route des manières de faire, des habitudes et des mentalités qu'il faudra changer; mais l'essentiel c'est de rester soi-même, dans la fierté et la dignité. J'ai vu de la vraie misère dans des sociétés dites développées. J'y ai vu des hommes et des femmes qui avaient tout au niveau matériel, mais qui avaient perdu le sens de la vie. Tout cela doit nous pousser à réfléchir à quel modèle de déyeloppement l'on désire.

Autre statistique néfaste pour Rodrigues: 90% des terres rodriguaises appartiennent à l'Etat. L'essence du capitalisme reposant sur l'appât du gain, ce contexte devient inexistant à Rodrigues. Faut-il être prophète pour prédire que le développement ne sera obtenu que lorsqu'on privatisera les terres rodriguaises? Qui empêcherait l'organisation systématique de la vente de terrains aux Rodriguais?


Moi, je dis qu'il est heureux que la majorité des terres de Rodrigues appartiennent à l'Etat. Il y a aujourd'hui une spéculation foncière effrénée à Rodrigues. Cette terre, qui était autrefois le lieu d'exil pour des lutteurs comme Anquetil, est devenue aujourd'hui une réponse aux aspirations profondes de beaucoup de Mauriciens, c'est-à-dire un lieu où il y a de la tranquillité, la joie de vivre, le sens de l'accueil, un lieu où on peut respirer vraiment.

D'autre part, le fait que la terre appartienne à l'Etat ne veut nullement dire que le Rodriguais ne peut pas la cultiver. Celui qui veut cultiver la terre reçoit un bail du gouvernement. II est vrai qu'il faut activer la procédure d'octroi de ces baux.

Il n'est pas nécessaire de vendre les terres rodriguaises quand celui qui possède un bail a le sentiment d'appartenance à cette terre qu'il peut cultiver. Dans la pratique, les terres privées ne sont pas mieux cultivées que les terres à bail. Il y a des terrains privés qui sont abandonnés. Non, la privatisation n'est pas la solution pour rendre les terres plus productives. Au contraire, ce qui pourrait se passer si on privatisait les terres de façon systématique, c'est que le Rodriguais se retrouve bien vite locataire chez lui.

Le politicien rodriguais que vous êtes doit constater avec désarroi que les Mauriciens préfèrent investir à Madagascar qu'à Rodrigues. N'est-ce pas là l'ultime preuve d'inconfiance dans ce monde compétitif où on n'investit pas pour faire plaisir mais pour faire profit?


C'est une réalité et il faut donc s'en rendre compte. Nous allons de plus en plus vers une situation difficile au niveau économique.

Je crois qu'on peut dire qu'à Rodrigues, nous avons loupé le train. Des usines de textile auraient dû avoir été ouvertes à Rodrigues durant les années de boom économique de 84 et 85. Malheureusement, le ministre de Rodrigues d'alors n'a rien fait. Il aurait fallu dès 83 mettre en place des infrastructures pour accueillir des unités de textile à Rodrigues. Or, ce n'est qu'à partir de 87, quand Serge Clair a repris le ministère de Rodrigues, que les choses ont commencé à bouger. Ce n'est qu'à ce moment-là que des négociations ont été entamées avec la Banque de Développement pour construire un bâtiment industriel à Rodrigues. Malheureusement, à la fin de la construction, on était déjà entré dans la période difficile. Un industriel nous a aussi fait faux bond et nous essayons maintenant avec la Banque de Développement de réaménager le bâtiment afin de le rendre utile à des entreprises non labour intensive; c'est ainsi que Historic Marine et Miracolor ont pris la décision de venir s'installer à Rodrigues. Maintenant que le textile perd de sa vitesse, il faut se tourner vers des industries à haute valeur ajoutée comme les maquettes de bateaux et les peintures spécialisées.

Quel est le poids de l'OPR au sein du gouvernement quand le PMSD, avec un seul député, réussit à obtenir de nombreux postes d'ambassadeurs, deux ministères et des directions de corps paraétatiques alors que vous n'avez qu'un ministère et des miettes?


Le rôle de l'OPR au sein du gouvernement n'est pas en premier lieu de rechercher des postes. Notre priorité c'est d'abord travailler avec le gouvernement en place pour apporter des solutions aux problèmes rodriguais. Notre priorité c'est de faire entendre la voix de Rodrigues au sein de la république. En tant qu'élus, nous avons également notre mot à dire dans l'orientation de la politique nationale. Nous contribuons à l'édification de la république de Maurice.

Cet apport s'est-il accru avec votre nomination comme Deputy Chairman of Committees?


Oui, c'est même la première fois qu'un habitant de Rodrigues accède à cette fonction. Il faut aussi ajouter qu'à l'OPR, nous n'avons rien demandé et que nous acceptons avec joie et fierté cette nouvelle responsabilité. Nous allons ainsi continuer à apporter notre contribution active à cette plus haute institution du pays qu'est le Parlement.

En quoi consiste cette fonction de Deputy Chairman of Committees?


D'abord, le Chairman of Committees c'est le Speaker. Je deviens donc l'adjoint du Speaker en ce qui concerne la présidence de l'Assemblée quand des projets de lois sont au stade de comité. Je peux ainsi présider le Parlement quand, par exemple, on épluche le budget item par item. C'est un grand honneur pour moi et pour tous les Rodriguais.

Parlant de la créolité de Rodrigues, on a élaboré la notion d'une culture qui démontre un art de vivre typiquement rodriguais, qui se caractérise par une identification à la terre plutôt qu'à un groupe ethnique, comme c'est le cas à Maurice. Le "malaise créole" serait-il absent de Rodrigues?


Ce terme se situe dans une perspective historique. L'histoire des créoles est différente dans les deux îles. A Rodrigues, c'est le strugglefor life dont je vous parlais tout à l'heure qui nous a attachés à la terre. Pour en revenir au malaise, je ne crois pas qu'il y ait malaise créole à Rodrigues, il y a malaise rodriguais.

N'est-ce pas la même chose dans la mesure où la population rodriguaise est essentiellement créole?


Oui et non. Le malaise créole à Maurice se définit par rapport à plusieurs autres ethnies. Le malaise rodriguais se définit par rapport à UNE autre communauté, c'est-à-dire l'île Maurice tout entière.

L'important c'est que chacun puisse être reconnu pour ce qu'il est avec ses valeurs aussi bien que ses limites. Dans ce sens, le combat est le même. C'est un enrichissement mutuel. Mais quand je parle de combat, je ne parle pas de lutte contre celui-ci ou celui-là, mais un combat pour la promotion sociale et spirituelle de tout un chacun.

Vous êtes dans une situation paradoxale en ce qui concerne l'emploi. D'une part, vous avez le droit de vous plaindre que l'île Maurice emploie des travailleurs étrangers alors qu'il y a chômage à Rodrigues. D'autre part, si l'employeur mauricien embauche votre main-d'oeuvre qualifiée, vous pourriez vous plaindre de brain-drain, de pillage et d'exode. C'est une no-win situation?


C'est une question difficile. Il faut être réaliste: il y a plus de débouchés à Maurice qu'à Rodrigues, si ce n'est qu'en raison de la plus grande étendue de l'île. II y a plus de possibilités à Maurice de faire valoir ses capacités. Il est vrai que de par cette situation, le pays perd des hommes et femmes de valeur.

En même temps, le fait qu'il y ait des Rodriguais qui travaillent à Maurice, démontre que nous jouons aussi un rôle dans l'édification de la république. Rodrigues n'est pas qu'assistée.

Il existe une mouvance mondiale qui, comme disait un philosophe, a fait de la planète un grand village. Rodrigues ne peut être une exception à cette mouvance. Il est malsain de vouloir à tout prix garder tous les Rodriguais à Rodrigues tout le temps. D'autre part, il est vrai que nous perdons souvent des hommes et des femmes de grande qualité, ce qui devrait donc nous empêcher de tomber dans l'autre extrême et d'encourager l'exode massif des Rodriguais vers d'autres terres.

On crie, avec justesse, au foul play quand les dons mauriciens aux réfugiés rodriguais sont distribués par les agents de l'OPR à des fins et selon des critères politiques. N'est-ce pas à même de décourager la générosité des Mauriciens qui ne partageraient pas la conviction OPR?


Les dons mauriciens sont partis pour Rodrigues par le Mauritius Pride qui a quitté Port-Louis le jeudi 6 avril pour arriver à Rodrigues le vendredi 7 avril dans l'après-midi.

M. France Félicité a tenu une conférence de presse le mardi 4 avril pour crier haut et fort que les dons ont été distribués par des agents de l'OPR. Je trouve cela mesquin, méchant et bête. C'est vraiment une histoire inventée de toutes pièces pour faire accroire à la population mauricienne que l'OPR est un parti qui n'a pas le sens de la misère humaine.

En réalité, la municipalité de Port-Louis a travaillé avec la Croix Rouge et Caritas à Rodrigues pour la distribution des dons. Les conteneurs envoyés par le ministère de la Sécurité sociale ont été pris en charge par les officiers de ce ministère à Rodrigues et ils ont travaillé de concert avec les différents comités de village. Ce n'est que le matin du lundi 10 avril que la distribution a commencé. Les familles sinistrées ont reçu au préalable des cartes pour bien démontrer le sérieux de cette distribution.

Vos adversaires ne se référeraient-ils pas à la manière dont ces cartes ont été distribuées?


Tous ceux qui ont fait des déclarations de leur état de sinistré à la police ont reçu des cartes. Une liste a été dressée à partir de ces déclarations en vue de la distribution des cartes durant le week-end alors que nos adversaires nous accusaient bien avant.

Le caractère extrêmement sérieux de la situation économique à Rodrigues en ce moment, ne justifierait-il pas une coalition des partenaires politiques en vue de présenter un front commun?


Un front commun pour voir ensemble comment vraiment amener le développement à Rodrigues serait pour moi l'idéal. C'est vrai que nous sommes un petit pays et il est malheureux de disperser notre énergie. Ce front ne serait pas contre la métropole mais pour le mieux-être des Rodriguais.

Malheureusement, nos adversaires politiques à Rodrigues sont plus intéresssés à dénigrer les gens et à inventer des histoires qu'à promouvoir le bien-être et l'avenir du pays. Nous venons de constater leur méchanceté en ce qui concerne la distribution des dons. Je peux vous donner une liste d'histoires aussi farfelues les unes que les autres qui sont à la une de leur journal et ceci dans le seul but de semer la confusion dans l'esprit des Rodriguais. Ils traitent la population avec mépris en pensant que celle-ci va avaler ces sornettes. Ils n'ont aucun respect pour leur engagement politique. Cela me chagrine de le dire, mais avec des gens comme cela on ne fait pas de front commun.

La MBC est-elle en train de créer une situation néo-coloniale en matière d'informations à Rodrigues?


La situation relative à cette question est très grave. Alors qu'on approche de l'an 2 000, qu'on a une demi-douzaine de chaînes radio à Maurice et qu'on est sur le point de recevoir Canal Plus, il n'y a pas une politique de l'audiovisuel à Rodrigues.

La radio est faite à partir de Maurice, pour Maurice et Rodrigues ne reçoit qu'une chaîne, et ce même pas 24 heures sur 24 car les émissions sont souvent irrecevables en raison des interférences d'autres chaînes de radio étrangères.

Au niveau de la télé, c'est encore plus grave. Le Rodriguais ne se voit pratiquement jamais à la télé. Après que j'ai harcelé des personnes responsables, on a enfin envoyé une caméra à Rodrigues. Elle fut reçue le 6 décembre 94. On ne s'en est servie qu'une fois depuis, c'est-à-dire le 17 mars, lors des inondations à Port-Mathurin.

Je ne peux vous dire à quel point cette situation me scandalise. Cela veut tout simplement dire qu'il y a une image de Rodrigues qu'on veut projeter et une seule. C'est l'image d'une île du malheur, d'une île à problèmes. Les choses positives qui se réalisent, et elles sont nombreuses, n'atteignent jamais l'écran de la MBC. Je répète que cette manière de faire est très grave car on est en train de tuer l'âme d'un peuple. C'est une des sources du malaise chez les Rodriguais car il voit qu'il y a des choses positives qui sont accomplies à Maurice pendant 15 minutes tous les jours durant le journal télévisé. Mais s'il y a du bon travail qui se fait à Rodrigues, comme l'aménagement de la vallée de la Rivière-Banane par exemple, cela il ne le voit jamais. Cela crée le réflexe typique selon lequel le développement n'existe pas à Rodrigues. Rodrigues est devenue synonyme de cyclone, inondation et sécheresse..