Le MAURICIEN rencontre aujourd'hui le Dr John E. Randall, biologiste marin et ichtyologiste, durant son bref séjour à Maurice.
Le Dr Randall est chef de département de zoologie et directeur de la division d'ichtyologie au Bishop Museum d'Honolulu à Hawaii. L'île Maurice fait partie des pays qu’il compte visiter durant sa présente expédition scientifique. Les autres sont la Thaïlande, le Sri Lanka, les îles Maldives, les Seychelles, le Kenya et l’Afrique du Sud.
Ce scientifique passionné a passé la presque totalité de son temps chez nous à faire de la pêche sous-marine à la recherche de "nouveaux poissons’’. Il nous ouvre ici des horizons insoupçonnés.
Propos recueillis par Jean-Mée DESVEAUX
Le Mauricien du 23 avril 1979
Dr John E. Randall (à dr.), directeur de la division d'ichtyologie au Bishop Museum de Honolulu. |
■ Dr Randall, vous êtes ichtyologiste. Pouvez-vous expliquer en quoi consiste cette science?
— Elle a trait à l'étude des poissons. Il y a, bien sûr, différentes facettes à cette étude car on peut s'intéresser à la physiologie des poissons ou à leur anatomie, à leur embryologie ou encore à leur écologie. En ce qui me concerne, j'ai opté pour l'étude de la classification des poissons car il faut bien vous dire qu'il y a des milliers - si ce n'est des centaines de milliers de genres de poissons dans les océans du monde - qui attendent toujours d'être classifiés scientifiquement. C'est-à-dire ils attendent de recevoir un nom après une identification méthodique. Durant ma plongée de ce matin, j'ai eu de la chance de découvrir un poisson qui n’a pas encore de nom. Dans ce cas-là, je dois photographier le poisson - vivant de préférence - examiner ses intestins, étudier toutes ses caractéristiques physiologiques et consigner ces données dans mes carnets afin de m'assurer par la suite que le poisson n'a jamais été classifié. S'il l'a été, il faut s’assurer que cette identification n’a pas été mal faite, ce qui arrive malheureusement trop souvent et cause toutes sortes de confusions. C'est la science de la zoologie systématique qui consiste à avoir le nom approprié pour chaque espèce.
■ Quelle est la raison qui vous a fait choisir cette facette de votre science plutôt que la physiologie, l'écologie ou telle autre que vous avez mentionnées plus haut ?
— L'intérêt que représente chacune de ces facettes de l'ichtyologie diffère selon la partie du monde où l'on se trouve. Ainsi, si je travaillais au Massachussetts, je n'aurais pas choisi la classification, car on ne peut s'attendre à beaucoup de changements dans ce domaine là-bas, leurs eaux ayant été passées au peigne fin. Mais, étant donné que je travaille au Bishop Museum de Hawaii et que les poissons des océans qui sont ‘’sous la juridiction scientifique de ce musée’’ n'ont pas été grandement étudiés, j'ai senti la nécessité de me lancer dans un travail de classification d'abord. De nombreux poissons de ces parages vivent sous un faux nom parce qu'ils ont été mal classifiés. Il est évident qu'avant de pouvoir étudier un poisson, il faut d'abord connaître son nom, et s'il n'en a point, lui en donner un.
Les physiologistes et les écologistes commencent à l'autre extrémité et peuvent être induits en erreur, comme je l'ai du reste été moi-même. Il m'est en effet arrivé une fois de compiler énormément de données sur la migration et la nourriture d'une certaine espèce de poissons pendant très longtemps pour ensuite réaliser que j'avais en fait mélangé deux espèces. Dès lors, mes données devenaient totalement inutiles.
La première étape est donc de cataloguer la faune. Tout le reste repose sur la précision de ce travail initial.
■ On ne peut s'empêcher, toutefois, d'être surpris de voir un scientifique attaché à un musée s'engager dans une vie aussi mouvementée et active. D'où vous vient ce besoin de travailler en dehors des murs de votre musée ?
— Il y a, en effet, des scientifiques associés au travail de musée qui se contentent de rester chez eux et d'analyser les spécimens que leur apportent les collectionneurs. Quant à moi, je préfère prendre mes propres poissons car, premièrement, je peux les photographier dans l'eau et, secondement, je récolte énormément d'informations à observer les poissons dans leur habitat naturel. La plongée sous-marine est vraiment très utile en ichtyologie.
Tenez, il y a, par exemple, dans la famille des labres, une différence de couleurs très prononcée entre les mâles, les femelles et les juvéniles. Cette différence de couleurs a fait que, dans le passé, les labres ont été classés comme étant trois espèces totalement différentes. Le travailleur de musée qui reçoit ses poissons d'un tiers, n'a aucune idée de cet état de choses. Mais quant à moi, je vais sur place, j'ai la possibilité de voir ces poissons d'apparences différentes se faire la cour et je peux donc conclure qu'ils ne forment qu'une seule et même espèce.
■ Vous parliez tout à l'heure de mers dont les poissons ont fait l'objet d'études poussées, tandis que d'autres ont été négligées. Comment les océans sont-ils délimités en ce qui concerne l'ichtyologie ?
— Les mers des tropiques sont divisées en diverses régions fauniques majeures. Ainsi, l'océan Atlantique est subdivisé en deux régions: l'Atlantique est et l'Atlantique ouest. Le côté oriental de l'océan Pacifique en est une autre et l'Indo-Pacifique en est une quatrième. Cette dernière comprend toute la partie tropicale de l'océan Indien, la région indo-malaisienne, la région australienne ainsi que celle des îles de l'Océanie.
Il existe entre ces régions majeures, des barrières naturelles telle la grande étendue désertique et dénudée d'îles qui sépare l'Indo-pacifique du Pacifique oriental. Ces barrières font que chacune de ces régions possède une faune marine qui lui est propre. Cette division est due au fait que les oeufs des poissons d'une région ne dépendant finalement que du transport passif des courants marins pour se déplacer, un voyage à travers les barrières naturelles dont je vous ai parlé est chose impossible pour ces œufs. La distance à parcourir équivaut parfois à plus de 3 000 milles ! Il faut bien réaliser, afin de comprendre ces divisions régionales, que les océans tropicaux ne contiennent pas de nombreuses formes de vie et que, plus on va en profondeur, plus cette vie disparaît. La vie ne se trouve donc qu'autour des îles et de leurs récifs. Vous avez là des sédiments et de la nourriture que les rivières répandent autour de la masse terrestre. Ces substances sont aptes à supporter la vie et ce sont donc dans ces parages qu'on rencontre des larves et des planctons.
■ L'île Maurice (ainsi qu'Hawaii) se trouve donc dans cette vaste région qu'on appelle l'Indo- pacifique. En quoi cette région est-elle intéressante pour un ichtyologue ?
— Quand j'ai pris la direction du département de zoologie au Bishop Museum d'Hawaii, j'ai constaté qu'en matière d'ichtyologie, ce musée s'était concentré sur les régions centrales et australes de l'océan Pacifique, sur les îles de l'Océanie et sur quelques autres régions aux alentours de Hawaii. L'océan Indien avait été totalement négligé ainsi que la région qui entoure l'Australie et la mer du Japon. En d'autres mots, on avait donné une prééminence à certaines régions de l'Indo-pacifique en négligeant d'autres parties de la même région, et surtout en négligeant le fait que cette région ne forme qu'une seule et même région faunique, qui, de ce fait, doit être étudiée dans son intégralité. Toute étude fragmentaire est apte à laisser passer de nombreuses erreurs.
De plus, l'Indo-pacifique est la plus grande région faunique marine du monde, la plus riche et aussi celle qui possède la plus grande diversité d'espèces de poissons.
Je me suis donc appliqué, depuis mon arrivée au Bishop Museum, de combler ce vide. Il y a aujourd'hui, dans ce musée, plus de 24 000 poissons et de quatre à cinq milles espèces de poissons de l'Indo-pacifique. Une grande partie provient de l'île Maurice. Certains de ces poissons ont été classifiés, d'autres attendent de l'être.
■ Si, comme vous l'indiquiez tout à l'heure, de très nombreux poissons n'ont pu, jusqu'à l'heure, être classifiés, doit-on en conclure que votre science est relativement neuve ?
— Non, cette science date de 1758, mais la réelle révolution ne s'est opérée qu'au milieu de ce siècle, avec l'avènement de l’Aqualung. Dès lors, on pouvait pêcher de petits poissons qui ne se laissaient pas prendre au filet et qui ne mordaient pas à l'hameçon. On peut aussi, depuis, observer le comportement des poissons dans leur environnement naturel et en prendre des photos. Je me rappelle encore de ce temps où (en 1946) avant même que Cousteau ait perfectionné le système, je fis l'acquisition d'un équipement de la United States Navy Surplus Stores. C'était, bien sûr, un équipement très primitif et personne ne savait rien sur la physique de la plongée. C'est ainsi, du reste, que j'ai frôlé la mort en remplissant ma bouteille non d'air mais d'oxygène. Or, l'oxygène pur devient toxique à plus de trente pieds de profondeur.
■ L'océan ayant été la source de la vie sur terre, les étapes de l'évolution font-elles partie de l'ichtyologie ?
— Cette étude nous intéresse effectivement beaucoup. Un des principes de base de la science des systématiques est de classifier les espèces selon leur place dans la chaîne de l'évolution. Ainsi, pour une même famille de poissons, on trouve des "cousins" très avancés, tandis que d'autres branches de la famille sont encore primitives. Il faut donc les classifier séparément et, ce qui est passionnant, trouver le poisson qui est, en quelque sorte, le living link entre deux extrêmes.
Il existe, par exemple, un genre de poisson perroquet qu'on hésite à placer chez les labres ou chez les poissons perroquets. Ce poisson prouve, par sa morphologie et la structure de son épine dorsale, que les poissons perroquets ont évolué de la famille des labres.
Mais de loin, la plus grande découverte de ce siècle dans ce domaine a été celle du professeur J.L.B. Smith, quand il prit un poisson appelé Latimeria au large de East London en Afrique du Sud. Le professeur Smith réalisa tout de suite qu'il s'agissait d'un membre de la famille du Coelacanthe, qu'on avait cru disparu depuis des millions d'années. Ce poisson avait ceci d'intéressant qu'il se situait sur la ligne de l'évolution conduisant aux vertébrés terrestres. Il démontrait une évolution structurale qui allait permettre aux premiers habitants aquatiques de s’acclimater sur la terre.
Une branche de la famille du Coelacanthe vivait, en effet, dans des lacs d'eau douce. Ses représentants avaient des nageoires en lobe avec des muscles charnus à l'extrémité. De plus, contrairement aux autres poissons, ils avaient des narines internes qui leur permettaient de respirer. L'air était conduit par leur pharynx à l'intérieur même de leur système respiratoire. Durant les périodes de sécheresse où le taux d'oxygène de l'eau diminuait d'une façon considérable, ils pouvaient en émerger et respirer comme les animaux terrestres. Et quand les lacs commençaient à sécher, ils se traînaient hors de l'eau, au moyen de leurs nageoires en lobes, à la recherche d'un autre lac qui les soutiendrait. Ces lobes étaient, en quelque sorte, les membres supérieurs de ce qui allait être l'animal terrestre.
On peut suivre l'évolution de ces poissons à nageoires en lobe à travers les différentes étapes, c'est-à-dire en amphibiens, puis en reptiles, ensuite en oiseaux et en mammifères que nous sommes. Nous descendons donc en ligne directe de Coelacanthe.
■ Dr Randall, pensez-vous que la population mondiale de demain tirera sa nourriture de la mer ?
— Non, car la population mondiale ne cesse de s'accroître, tandis que la population des poissons diminue. Nous sommes déjà à la veille d'exploiter les ressources marines au maximum.
Il y a quelques décennies, on pensait que les ressources pélagiques étaient telles que l'homme pouvait pêcher autant qu'il pouvait sans aucun effet néfaste. Mais déjà, on remarque que l'effort nécessaire pour pêcher un poisson comme le thon devient de plus en plus grand. On peut, actuellement, passer tout un jour à la recherche d'un banc de thons.
■ Quelle est donc la solution à ce problème ?
— Les biologistes marins tentent de définir le niveau d’exploitation pouvant produire la quantité maximale de nourriture sans causer le dépeuplement fatal. Il faut ajouter qu'il est extrêmement difficile de s'entendre sur ce point, de nombreux facteurs devant être considérés.
■ En ce qui concerne l'île Maurice, que nous proposez-vous ?
— Vous avez ici, trois genres de poissons: les poissons pélagiques ou de haute mer — qui sont pour ainsi dire à Maurice en transit — les semi-pélagiques comme les barracudas qui, tout en étant des poissons de haute mer, restent quand même autour des îles, enfin, il y a la grande majorité de poissons non migrateurs qui résident dans vos eaux et qui ne vont même pas jusqu'à la Réunion. Vous pouvez exploiter la première et la seconde catégories car ce sont les ressources de l'Indo-pacifique tout entier, ce qui est donc — en tenant compte de la limite dont nous avons parlé tout à l'heure — remplaçable. Mais en ce qui concerne la troisième catégorie, on peut facilement dépasser les limites par une pêche effrénée à l'intérieur du lagon.
Vous n'avez pas beaucoup de côtes, et de tous les gros poissons qui se trouvent au haut de la pyramide, beaucoup peuvent être facilement seuls dans un rayon de cent mètres. Et un autre gros poisson ne viendra pas immédiatement le remplacer dans ce territoire. Ces gros poissons peuvent, de ce fait, souffrir d'une trop grande pression de la pêche côtière.
Ce qu'il vous faut ici, c'est quelques marine reserves. Et, dans ce domaine, vous êtes très en retard, plusieurs îles de votre type y ayant déjà pensé.
Ces réserves marines seraient des parties de côtes où il serait expressément interdit de jeter ne serait-ce qu'un hameçon ou de ramasser un coquillage. Ces parcs auraient deux effets bénéfiques. D'une part, ils attireraient les touristes qui aiment photographier les poissons — et ceci est un réel plaisir car les poissons de ces réserves sont à ce point habitués à l'homme qu'ils s'approchent tellement de votre appareil qu'il vous faut littéralement les repousser pour pouvoir prendre une photo. D'autre part, les poissons pourraient se reproduire à l'intérieur de ces limites et les oeufs ainsi produits aideraient à repeupler tout le voisinage.
■ On parle beaucoup de l'extinction des espèces animales. Ce problème est-il aussi imminent dans le domaine de l'ichtyologie ?
— Le problème se pose surtout en ce qui concerne les poissons d'eau douce, car ceux-là sont plus vulnérables aux interférences de l'homme dans la nature.
En ce qui concerne les poissons marins, le problème est moins imminent car le plus grand danger ici réside en la pêche immodérée. En fait, ce danger est surmontable car il a été prouvé que les campagnes de pêche, tout comme les efforts de pêche individuels, cessent avant que le dernier poisson ne disparaisse complètement. Et ceci, à cause de la disparité entre l'effort nécessaire d'une part, et la prise qui récompense cet effort au moment où la région marine concernée se dépeuple.
■ L'homme semble donc jouer un très mauvais rôle ?
—Le plus mauvais que la nature ait jamais connu ! La plus néfaste habitude de l'homme est d'apporter là où il va, des animaux et des plantes de son pays d'origine. Cela a pour conséquence directe d'influer sur l'équilibre de la flore et de la faune du nouvel endroit où il s'installe. À Hawaii, il existait une flore qui datait de l'an 800 après J.C. Tout cela a disparu le jour où l'homme a introduit des chèvres. Celles-ci ont tout dévasté.
Le problème dans la nature réside au fait que les organismes sont dépendants les uns des autres: c'est ce qu'on appelle la pyramide des nombres ou la pyramide de la vie. Il y a les prédateurs au-dessus et les proies en dessous. Oter un maillon de la chaîne, c'est causer un déséquilibre ressenti dans tout le système.
Prenez le problème des Crown of Thoms starfish qui se nourrissent de coraux et les détruisent. A Okinawa, à Cairns, en Australie, à Haïti, aux Fiji et ailleurs, on a constaté que près de 90% des coraux avoisinants étaient détruits par ces Crown of Thorns.
Certains disent que c'est un cycle naturel mais il a été prouvé que des coraux vieux d'un millénaire n'ont été détruits que récemment. Cela prouve donc qu'un tel phénomène ne s'est pas produit depuis au moins mille ans.
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