ENTRETIEN AVEC LE DR FRANCOIS GUY
En 1798, Robert Malthus — un membre du clergé britannique — publia un pamphlet intitulé: ''Essay on the principle of population'', dans lequel il brossa un assez sombre tableau quant à l'avenir de l'humanité.
Malthus fit observer que le taux de croissance de la population suivait une progression géométrique (2. 4. 8. 16, 32, etc.) tandis que la production agricole (richesse naturelle) ne suivait, elle, durant ce temps, qu'une progression arithmétique: (2, 4, 6, 8, 10 etc.). Ce qui allait donc causer d'après lui, une ruée de "clients" innombrables vers des biens de consommation d'une extrême rareté. D'où la nécessité du contrôle démographique.
Plusieurs interprétations sont, à tort ou à raison, attachées à la théorie de Malthus. Certains y voient un monde régi par une pauvreté endémique — rareté de la richesse — et naturelle qui ne peut être enrayée par un partage de la richesse existante car cela n'aurait pour seul résultat que d'étendre la pauvreté de la majorité, cette fois à la totalité de la population. Mieux vaut, d'après ce malthusianisme, avoir un petit groupe de personnes riches et heureux au sein d'un monde où la majorité des gens sont démunis plutôt que de rendre cette pauvreté générale par un partage équitable.
Que nous vaut ce cours d'économie dépassée? C'est que notre distingué invité du "Mauricien", le Dr François Guy, nous déclare dans notre interview d'aujourd'hui qu'une des caractéristiques de l'attitude des pays développés vis-à-vis des pays sous-développés est justement un malthusianisme international. C'est-à-dire, l'encouragement, par les pays développés, au contrôle démographique dans les pays sous-développés plutôt que d'avoir à envisager un partage plus équitable de la richesse du globe. "Le président Johnson des États-Unis disait qu'il valait mieux dépenser $ 5 pour la lutte contre la "surpopulation" dans les pays sous- développés plutôt que d'avoir à dépenser $ 100 pour l'aide au sous- développement".
Cette notion du surpeuplement, preuve du "néo-colonialisme démographique", est, d'après le Dr Guy, une notion "arbitraire" imposée de "l'extérieur" par les pays riches. Elle est en fait basée sur le critère de la pauvreté nationale. Ainsi, un pays seulement peuplé d'une dizaine de milliers d'habitants pourrait être classé parmi les pays "surpeuplés"... par sa pauvreté.
Propos recueillis par
Jean-Mée DESVEAUX
Le Mauricien du 2/4/1979
Q : Dr Guy, vous êtes médecin, psycho-thérapeute conjugal et familial, et vous possédez d'autres attributions encore. Mais on peut deviner que, quelle que soit l'activité dans laquelle vous vous engagiez, celle-ci possède une dimension spirituelle. Qu'en est-il?
— Ceci est un fait, car je suis convaincu que cette dimension spirituelle existe dans tout individu au-delà de la dimension physique et matérielle et au-delà même de la dimension religieuse. Un travail éducatif qui tend à promouvoir le développement d'un homme est donc aussi un travail spirituel.
Il est intéressant de noter ici que cette optique est souvent adoptée même par des organisations internationales telles l'Organisation mondiale de la Santé (O.M.S.) qui, du reste, fait état de l'importance de la santé spirituelle dans la vocation de l'homme.
Q : Vous êtes actuellement à Maurice dans le cadre de vos activités au sein de la F.I.D.A.F. Nous aborderons donc le rôle de l'Action familiale. Celle-ci encourage un contrôle de la fécondité afin de résoudre un problème démographique qui est essentiellement humain. Mais pour mettre ce programme à exécution, des critères méta-physiques tels "selon le plan de Dieu", sont établis, rendant son application plus difficile. Ne pensez-vous pas que cela diminue votre apport sur le plan du contrôle de la démographie ?
—Je crois qu'il est injustifié de donner de telles colorations à un mouvement dont les principes directeurs — établis en 1974 à Washington — ne mettent pas en première ligne les impératifs religieux pour fonder, exiger ou justifier son approche en matière de démographie. De plus en plus, en matière de contrôle de la fécondité, il existe deux approches distinctes: —
(1) D'une part, la priorité est donnée à la diffusion d'une technique qui vise à une efficacité maximale et qui demande le moins de participation possible des intéressés.
Cest dans cette perspective que, durant les quinze ou vingt dernières années, on a vu se mettre en place comme la ''méthode'' capable de résoudre le problème — pour être ensuite remplacée, — tour à tour: le diaphragme, la pilule, le stérilet et la stérilisation féminine ou masculine. C'est toujours dans cette perspective, soit dit, sans aucune considération morale, que l'avortement est inscrit dans de nombreux programmes, dans la mesure où cette "recherche d'efficacité immédiate et à tout prix" fait de l'avortement le dernier moyen de corriger les échecs des autres méthodes.
(2)La deuxième approche, c'est celle qui donne la priorité à l'information en ce qui concerne le mécanisme de la fécondité. C'est celle qui informe le couple afin que celui-ci puisse décider de son plan de fécondité: faire venir un enfant à la vie ou, au contraire, en retarder la venue.
C'est dans cette perspective que travaille l'Action familiale, et ceci, non pas d'abord pour des motifs religieux mais parce que notre action est sous-tendue de l'enfant, de la vie et du développement de la personne humaine et de la famille. La dimension spirituelle existe donc surtout dans la mesure où cette question englobe l'homme et tout ce qui est inscrit dans la valeur familiale.
Ayant commencé son travail avant l'encyclique Humane Vitae de Paul VI, l'Action familiale a constaté avec joie que celle-ci confirmait ce que nous avions constaté "sur le terrain" à Maurice et ailleurs. Nous sommes aussi heureux de voir que d'autres familles religieuses, ainsi que des groupes sans aucune appartenance religieuse tel l'OMS, s'intéressent à notre travail.
Q : Vous mettez en question la valeur de "l'efficacité à tout prix". Mais cette efficacité qui vous laisse froid n'est-elle pas la seule approche rationnelle devant l'ampleur du problème démographique? Les méthodes enseignées par l'Action familiale peuvent-elles satisfaire ce critère?
— La notion d'efficacité est intéressante, ne serait-ce qu'en raison des multiples nuances qui peuvent s'attacher à ce mot. Durant les quinze dernières années, l'efficacité a été classée en pourcentage d'échecs, c'est-à-dire de grossesses non- voulues. Une méthode qui laissait survenir une grossesse sur cent cas était classée comme plus efficace qu'une autre qui en laissait passer trois.
Or, si on possède en ce moment une idée très précise de l'efficacité théorique des méthodes, en matière d'efficacité pratique, les chiffres varient considérablement en fonction de la motivation, de la façon dont les intéressés ont compris, accepté et appliqué ladite méthode.
En ce qui concerne la pilule par exemple, l'efficacité théorique ne permet pas un taux d'échec supérieur à 1,5%. Pourtant, pour ce qui est de son efficacité pratique, résultant des variations que je vous ai citées, jusqu'à 25% de grossesses non désirées peuvent résulter de l'usage de la pilule.
Quand on tient ces variables en considération, on se rend compte que le taux de persévérance est meilleur lorsque la démarche éducative a été suivie d'une façon complète. C'est-à-dire que, dans la mesure où les intéressés sont bien informés sur leurs responsabilités et sur la possibilité de leur décision autonome, indépendamment de toute structure — clinique, stock etc. — l'expérience montre que la persévérance est des meilleures. Il est vrai qu'au prime abord, il est plus difficile de suivre une démarche éducatrice que d'effectuer une distribution de dispositifs contraceptifs. Mais, à moyen terme et à long terme, la connaissance est indispensable afin d'obtenir la persévérance nécessaire à la réussite.
De plus, on a tellement hypnotisé les gens avec l'efficacité à 100%, qu'on a totalement changé la notion d'enfant. "L'enfant" est devenu le symbole de "l'échec" du système contraceptif employé, et sa naissance devient une catastrophe. Ceci est le résultat de tout ce que les médias ont véhiculé sur l'enfant; et c'est une modification phénoménale de la place de l'enfant dans la société.
Q : Est-ce sur de telles considérations que vous vous fondez pour affirmer l'anthropocentrisme de la démarche de l'Action familiale?
—Plutôt que...?
Q : Un certain déocentrisme?
— Cette démarche est peut-être d'abord anthropocentrique dans la mesure où on libère l'homme d'une certaine pesanteur. Mais dans la mesure où on le rend capable de prendre en charge la potentialité de sa fécondité plutôt que de la subir comme auparavant, on le rend capable d'un certain choix et on le rend plus ouvert à une démarche spirituelle.
Q : Venons-en, si vous le voulez bien, à la pilule. Est-ce que la pilule contraceptive tue la vie?
— Écoutez, il faut couper les ailes à certains canards. La pilule bloque l'ovulation mais ne tue pas.
La pilule est un médicament qui, comme tous les autres, pose un certain nombre de problèmes. Dans ce cas-ci, le médicament ne devrait jamais être conseillé avant un examen des seins et de l'utérus car, quoiqu'elle ne cause pas le cancer, la pilule peut accélérer un cancer existant.
Q : II semble donc, à la lumière de votre explication, que si vous rejetez la pilule ce n'est ni parce qu'elle tue le foetus, ni exclusivement à cause des effets secondaires — propres à certains médicaments — que celle-ci peut amener chez le sujet. Serait-il exact de dire que cette condamnation est due au fait que la pilule "interfère" dans le processus normal de la nature ? Et si c'estle cas, quelle est la différence qualitative entre cette interférence et celle d'un couple qui s'en abstiendrait?
—Je réponds positivement à la première partie de votre question relativement à l'interférence de la pilule dans le mécanisme biologique normal. C'est une intervention externe alors que l'abstinence est une prise en charge du mécanisme par les intéressés, lesquels, grâce à une observation, sont à même de choisir un comportement pour atteindre un but recherché.
Dans le cas de la pilule, il existe une modification du mécanisme par des moyens externes tandis que la méthode d'abstinence permet seulement de lire le fonctionnement de ce mécanisme.
Q : La dichotomie interne-externe, ne devrait peut-être pas constituer la considération majeure ici. Ce qui importe, n'est-il pas le procès d'intention qu'on intente à la pilule — dû au fait qu'elle empêche le processus normal menant à la vie — et qui se trouve être également applicable à l'abstinence, qui implique la répression, sous-conditionnement, de l'énergie du couple, énergie qui tend à procréer ?
—Nous devons ici considérer toutes les dimensions de la sexualité humaine.
Les médias nous ont intoxiqués durant plus de vingt ans avec deux idées fausses parce que trop schématiques: d'une part, la fécondité est présentée comme une maladie que seul un médicament peut guérir; d'autre part, la relation sexuelle deviendrait une nécessité absolue et, en son absence, on serait malade.
Ce sont là des simplifications abusives. On vit dans le schéma de la sexualité où celle-ci devient un fonctionnement indispensable pour un équilibre biologique — "bisin débloque les reins" comme on dit à Maurice.
Or, une vision totale de la sexualité ne peut exclure aucune des trois données suivantes: l'affection, le plaisir et la fécondation. Exclure les données d'ordre psychoanalytique ou supprimer la démarche procréatrice de la sexualité humaine, c'est se vouer au schématisme.
Notre temps a, heureusement, redécouvert la dimension du plaisir. Mais on en a fait un absolu.
Tout le monde vit des périodes d'abstinence. C'est une réalité inscrite dans la vie sexuelle du couple. L'abstinence ne peut cependant pas être l'obéissance à un principe extérieur.
Q : Les méthodes de connaissances préconisées par l'Action familiale ne présupposent-elles pas un climat idéal d'entente entre les couples ? En l'absence de ce climat, la continence périodique ne risque-t-elle pas de créer une tension dangereuse au sein du foyer?
Les méthodes de connaissance ne présupposent pas un climat conjugal idéal, car cela n'existe pas. Ces méthodes supposent une démarche qui soit celle du couple.
Il n'y a pas de solution miraculeuse et définitive ici. Toute démarche demande un certain effort personnel.
Q : Permettez-moi de vous reposer la question différemment: les méthodes de connaissance n'ont-elles pas moins de chance que les autres méthodes de réussir dans un climat de tension au sein du foyer?
-On pourrait dire qu'il y a un minimum d'entente nécessaire pour appliquer les méthodes de contraception. Quand ce minimum n'existe pas, c'est vrai, la méthode de connaissance sera difficile à appliquer, mais il n'y a pas de méthode facile. Lorsque le couple va vraiment mal, aucune méthode technique ne résoudra ce problème. Quand un couple est en difficulté psychologique, aucune méthode n'est vraiment efficace. Il est important de noter qu'il arrive même souvent que la difficulté ou l'échec en matière de contraception est le résultat d'un conflit profond du couple. Il est également possible que ces difficultés créent une résistance à la contraception!
Ceci pose un problème intéressant au sujet de la vie du couple qu'on a voulu schématiser en réduisant la difficulté conjugale en seule difficulté sexuelle. Le sexe est un mode de dialogue dans la vie d'un couple. Si les conditions du dialogue n'existent pas, la relation sexuelle ne pourra pas jouer ce rôle de dialogue.
Q : Dr Guy, en ce qui vous concerne, un foetus, qu'est-ce que c'est?
— C'est simple. Nous avons tous commencé de la même façon. Un jour, un spermatozoïde a rencontré un ovule. Ce jour-là, j'ai commencé biologiquement. Je me suis développé à l'abri, car je n'étais pas capable, au départ, d'être confronté à l'environnement extérieur. Et le jour où j'en ai été capable, je suis sorti.
Biologiquement parlant, il n'y a pas d'étape précise entre tel et tel moment du développement, pas plus qu'il n'y a de frontière, du reste, entre l'adolescence et l'âge adulte. Pour moi, l'enfant existe depuis le moment de cette rencontre.
Il est paradoxal de constater que toutes les discussions tendant à préciser le moment où l'être humain commence, ne sont pas axées sur la sauvegarde de la vie mais sur son arrêt. Il m'arrive souvent d'être gêné par ces discussions hypothétiques, car je constate qu'il existe un mobile ultérieur à ces discussions, lequel n'est autre que l'interruption d'une grossesse.
Ces discussions rejoignent les débats théologiques d'il y a quelques siècles tentant de déterminer à quel moment l'âme arrivait. Il fut même conclu, si je ne me trompe, que l'âme de l'homme arrivait avant!
D'une part, on ne trouvera jamais la solution à ces problèmes; et, d'autre part, je m'étonne que ceux qui se déclarent en faveur des défavorisés et des opprimés, se mobilisent en vue de commettre un crime sur un être qui ne peut même pas présenter sa défense.
Il ressort des statistiques qu'après les 365 jours de l'année de l'enfant, il y aura 35 millions d'avortements de plus au niveau mondial !
Q : Dr Guy, pouvez-vous finalement nous brosser un tableau de la différence existant entre les pays développés et les pays sous-développés en matière de contrôle démographique?
— Ce qui frappe le plus dans les programmes appliqués dans le Tiers-monde, c'est leur manque de considération totale pour les valeurs traditionnelles des pays en cause. Au Rwanda, Burundi, et dans beaucoup d'autres pays, l'enfant est une richesse fondamentale; il a une place prépondérante dans la hiérarchie des valeurs traditionnelles.
La pseudo-surpopulation vient bousculer et déraciner ces traditions de l'extérieur. Je me demande souvent si on est maître du mécanisme qu'on est en train de déclencher!
Le rythme accéléré des programmes d'industrialisation poursuivis dans ces pays, pousse les jeunes massivement vers les régions urbaines où ils sont immédiatement accrochés par la propagande des médias sur une nouvelle conception de la sexualité et de la fertilité, laquelle va à l'encontre des valeurs établies. Ces idées sont souvent mal assimilées.
Tout différencie le pays sous-développé d'un pays développé dans ce domaine. Les problèmes de diffusion, de sensibilisation, le niveau des services, rien n'est pareil. La Française qui souffre d'une hémorragie causée par un stérilet, peut avoir son médecin auprès d'elle en cinq minutes. Le stérilet placé dans un dispensaire séparé du village où on habite par trente milles de sentiers de brousse peut, lui, créer une hémorragie qui tue. C'est que le contexte est différent. Là, les gens ne peuvent pas lire les contre-indications contenues dans les prospectus qui accompagnent les pilules.
Q : Est-ce bien "pseudo-surpopulation" que vous avez mentionné tout à l'heure?
— Oui. Vous avez bien entendu, car il est faux de dire par exemple que l'Afrique est surpeuplée. Le problème de surpopulation n'est pas un problème africain car il n'y a que deux ou trois de ces pays qui sont vraiment surpeuplés. Tout cela dépend d'une question de perspective. Les Colombiens appellent cela le "néo-colonialisme démographique". Le président Johnson des Etats-Unis disait qu'il valait mieux dépenser $ 5 pour la lutte contre la "surpopulation" dans les pays sous-développés, plutôt que d'avoir à dépenser $ 100 pour l'aide au développement. C'est une perspective malthusienne.
Le problème de l'Afrique, c'est le sous- développement. Et certains pays réalisent maintenant qu'ils n'ont pas, jusqu'à l'heure, effectué un réel inventaire de leurs ressources et, qu'en l'absence de cet inventaire, il serait absurde de réduire leur "manpower". Certains n'ont même pas assez d'hommes pour mettre en pratique leurs perspectives de développement. S'ils se laissaient prendre par la propagande de la pseudo-surpopulation, ils seraient un jour obligés de faire appel à la main-d'oeuvre étrangère!
Ce néo-colonialisme démographique, qui se traduit par une intervention autoritaire de l'extérieur, me révolte. La mise en place de programmes et l'exportation des médicaments, que les pays exportateurs n'envisageraient jamais pour eux-mêmes, est très répandue.
Par exemple, il existe en ce moment un contraceptif injectable dont la durée d'efficacité est de trois mois et qui est largement diffusé dans les pays en voie de développement. Or, ces ampoules causent des tumeurs chez certaines espèces animales, et les États-Unis en ont interdit l'usage sur ce marché. Mais de par le monde, des laboratoires possèdent un fort stock de ces ampoules. Ils les écoulent donc dans le Tiers-monde, qui leur offre un marché idéal parce que non averti.
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