l'express du 08/02/2006
Par Jean-Mée DESVEAUX
La roue du destin était un symbole omniprésent qui imprégnait la vision de l’univers de l’homme du Moyen âge. Cette roue était conçue d’abord comme étant moralement aveugle, n’ayant d’égard ni à la justice ni au mérite. Elle était ensuite brutale car plus on y est haut perché, plus la chance de dégringoler vers les abîmes augmentait. C’était une vision somme toute pessimiste du monde et de l’existence.
Le Mauricien qui jette un coup d’œil sur la courbe économique que prend en ce moment l’île Maurice serait tenté de se demander si, après vingt ans d’existence relativement prospère, la roue du destin n’a pas commencé son inexorable manège avec le devenir du pays.
Cette vision des choses acquiert encore plus de signification quand on se souvient que, dans un passé pas trop lointain, alors que l’île Maurice nageait dans le marasme économique, la Grande île, notre voisine, jouissait d’une opulence qui faisait rêver nos compatriotes qui visitaient Antananarivo, le Paris de l’océan Indien. Sans guerre ni fléau, un tour de roue a fait de Madagascar le spectre de sa grandeur d’antan.
Le profil qui se dégage de l’économie mauricienne ne présage rien de bon. Le textile mauricien, qui s’était taillé une place prépondérante dans la santé insolente du pays, a perdu de sa superbe avec la fin de l’Accord inique multifibre (MFA), annoncée en 1994 à Marrakech.
Avec une constante perte de vitesse atteignant près de 30 % sur les cinq dernières années, ce moteur de nos exportations montre des signes évidents d’essoufflement. La contraction de 13 % l’an dernier réduit son apport à la richesse nationale de 11 % il y a quatre ans à un peu plus de 7 % : signe de détresse d’un pilier qui ne peut plus assumer le rôle qui fut le sien au sein de l’économie. La restructuration du secteur, courageuse quoiqu’un peu tardive, réduira mais n’arrêtera pas tout de suite l’impact délétère sur nos exportations et sur la perte d’emploi déjà massive.
Mais ce qui frappe surtout dans notre relation économique avec le monde extérieur, c’est qu’avant même que la réduction de 36 % sur le prix du sucre mauricien ne commence à se faire sentir, les indicateurs clefs du commerce extérieur passent déjà au rouge vif. Comme nous importons régulièrement plus de biens “visibles” que nous n’en exportons, la balance de notre commerce “visible” est traditionnellement déficitaire depuis des lustres. Rien de très inquiétant à cela tant que notre balance au niveau des services demeure suffisamment excédentaire pour faire le contrepoids et produire une balance soutenable du current account.
Or notre balance en visible trade a amorcé cette décennie, un déficit qui augmente d’environ Rs 10 milliards par an, atteignant en 2005 le chiffre record de Rs 33 milliards. L’an prochain, ce déficit atteindra en toute probabilité Rs 40 milliards – près de 20 % du produit intérieur brut (PIB).
Le compte courant accusera alors un déficit de plus de 5 % du PIB. On ne peut s’empêcher de se demander ce qui adviendra le jour où la perte de Rs 4 milliards annuelles du secteur sucrier se sera finalement installée. La pertinence de ces chiffres est que le déficit du compte courant a un impact direct sur la balance des paiements entre le monde extérieur et l’île Maurice.
Cette balance a atteint un déficit Rs 3,1 milliards l’année dernière et tout laisse croire que ce chiffre triplera l’année prochaine. Un déficit de la balance des paiements puise des réserves dont se sert le pays pour s’approvisionner en biens et services du monde extérieur. Bien qu’on ne soit pas encore au point où ces réserves en termes de mois d’importations ne se traduisent en termes de semaines, la hausse du prix du pétrole, la constante dépréciation (dite compétitive) de la roupie ainsi que les chocs sucre et textile ne nous permettent pas l’insouciance que nous affichons encore.
Si le déficit du commerce extérieur, conséquence de la perte de vitesse de nos exportations, peut être vu comme un facteur exogène sur lequel nous n’avons pas ou peu de contrôle, on ne peut dire la même chose du déficit budgétaire gouvernemental.
L’île Maurice a vécu et continue de vivre au-dessus de ses moyens même quand il était abondamment clair que les années de vaches grasses tiraient à leur fin. La naissance de la World Trade Organisation en 1994 avait explicitement scellé le sort de notre textile.
En ce qui concerne le sucre, nous persistions à croire que les mesures européennes visant à éliminer les lacs de produit laitier et les montagnes de beurre excédentaire n’allaient pas toucher au prix des betteraviers et donc à celui de notre sucre. Les gouvernements successifs n’ont pas trouvé bon de réduire le stock de la dette publique qui à Rs 121 milliards en juin de l’année dernière s’approchait dangereusement des 70 % du PIB.
Il suffit de constater que pas moins de 27 sous de chaque roupie que dépense le gouvernement dans ses dépenses courantes vont au service de la dette du secteur public. La magnitude de ces chiffres est d’autant plus inquiétante que notre économie a depuis ces derniers temps abandonné la croissance d’antan. Alors que pendant d’innombrables années, notre croissance planait au-dessus de 5 % du PIB, aujourd’hui la tendance semble être nettement vers une moyenne d’un peu plus de 3 %, ce qui alourdit nettement le service de la dette.
Ce sont là les signes les plus évidents du danger qui nous guette. La face cachée de l’iceberg est encore plus pernicieuse. On pourrait en tirer un seul élément parmi tant d’autres qui fait frémir rien qu’à y penser : la pension. Avec 120 000 bénéficiaires en ce moment la Basic Retirement Pension coûte Rs 3 milliards ou 2 % du PIB à l’état. Chaque pensionnaire est subventionné par 7 salariés.
Dans un peu plus de 30 ans, le nombre de pensionnaires aura atteint 350 000, coûtera près de 5 % du PIB au gouvernement. Le nombre d’actifs qui subventionnera chaque pensionnaire aura atteint 2,4, une situation insoutenable.
En ce qui concerne le service civil, les bénéfices associés à la pension non contributive sont aussi de l’ordre de Rs 3 milliards alors qu’on s’attend dans moins de vingt ans à avoir autant de fonctionnaires à la retraite que de fonctionnaires actifs.
Ce sont là des bombes qui vont littéralement imploser la fabrique socio-économique de ce pays et le gouvernement qui aura prétendu ne pas le savoir gardera une place dans l’histoire du pays pour son infamie.
Est-ce que la roue du destin a donc déjà opéré un demi-tour fatidique sur le pays ? Le temps presse mais en sept mois, le gouvernement ne donne aucune indication de sa volonté de se dépêtrer de la démagogie préélectorale qui lui colle à la peau afin de prendre des mesures concrètes pour restructurer la base économique du pays.
Pris au piège par son acharnement contre l’essence même de la logique économique qu’est le ciblage (targetting), il lui sera difficile voire impossible d’imposer des mesures aussi pénibles que nécessaires à la totalité des pensionnaires et pas juste aux plus aisés comme ce fut le cas pour le ciblage.
Comme dans tous problèmes, il existe une solution idéale et une “second best solution”. Le principe démocratique voudrait que ce soit l’Alliance sociale qui gouverne pour les quatre ans et demi qui lui restent. La majorité de l’électorat a plébiscité ce gouvernement et il serait triste d’avoir à frustrer cette volonté souveraine.
Il serait hautement préférable que le gouvernement reconnaisse que le destin fragile du pays se déterminera, pour le meilleur ou pour le pire, durant ce mandat et qu’il prenne ses responsabilités. Mais, pris à son propre piège, on a la nette impression que le gouvernement n’aura pas le courage de prendre seul les mesures urgentes et politiquement très impopulaires d’une réforme structurelle en profondeur.
S’il est tenté à ce moment-là de partager le coût électoral de ces mesures draconiennes en invitant une opposition bon enfant à bord, l’optimisme est encore possible. Si, cependant, une coalition se faisait sur le prétexte d’un quelconque intérêt supérieur de la nation, pour finalement permettre à un gouvernement de coalition de poursuivre la même mollesse, la même irrationalité économique, la même procrastination que le gouvernement actuel est hautement capable de poursuivre tout seul, la classe politique aura fait porter au pays une paire de cornes aussi magnifique que méritée et la roue du destin de l’île Maurice aura tout à fait tourné.
Par Jean-Mée DESVEAUX
La roue du destin était un symbole omniprésent qui imprégnait la vision de l’univers de l’homme du Moyen âge. Cette roue était conçue d’abord comme étant moralement aveugle, n’ayant d’égard ni à la justice ni au mérite. Elle était ensuite brutale car plus on y est haut perché, plus la chance de dégringoler vers les abîmes augmentait. C’était une vision somme toute pessimiste du monde et de l’existence.
Le Mauricien qui jette un coup d’œil sur la courbe économique que prend en ce moment l’île Maurice serait tenté de se demander si, après vingt ans d’existence relativement prospère, la roue du destin n’a pas commencé son inexorable manège avec le devenir du pays.
Cette vision des choses acquiert encore plus de signification quand on se souvient que, dans un passé pas trop lointain, alors que l’île Maurice nageait dans le marasme économique, la Grande île, notre voisine, jouissait d’une opulence qui faisait rêver nos compatriotes qui visitaient Antananarivo, le Paris de l’océan Indien. Sans guerre ni fléau, un tour de roue a fait de Madagascar le spectre de sa grandeur d’antan.
Le profil qui se dégage de l’économie mauricienne ne présage rien de bon. Le textile mauricien, qui s’était taillé une place prépondérante dans la santé insolente du pays, a perdu de sa superbe avec la fin de l’Accord inique multifibre (MFA), annoncée en 1994 à Marrakech.
Avec une constante perte de vitesse atteignant près de 30 % sur les cinq dernières années, ce moteur de nos exportations montre des signes évidents d’essoufflement. La contraction de 13 % l’an dernier réduit son apport à la richesse nationale de 11 % il y a quatre ans à un peu plus de 7 % : signe de détresse d’un pilier qui ne peut plus assumer le rôle qui fut le sien au sein de l’économie. La restructuration du secteur, courageuse quoiqu’un peu tardive, réduira mais n’arrêtera pas tout de suite l’impact délétère sur nos exportations et sur la perte d’emploi déjà massive.
Mais ce qui frappe surtout dans notre relation économique avec le monde extérieur, c’est qu’avant même que la réduction de 36 % sur le prix du sucre mauricien ne commence à se faire sentir, les indicateurs clefs du commerce extérieur passent déjà au rouge vif. Comme nous importons régulièrement plus de biens “visibles” que nous n’en exportons, la balance de notre commerce “visible” est traditionnellement déficitaire depuis des lustres. Rien de très inquiétant à cela tant que notre balance au niveau des services demeure suffisamment excédentaire pour faire le contrepoids et produire une balance soutenable du current account.
Or notre balance en visible trade a amorcé cette décennie, un déficit qui augmente d’environ Rs 10 milliards par an, atteignant en 2005 le chiffre record de Rs 33 milliards. L’an prochain, ce déficit atteindra en toute probabilité Rs 40 milliards – près de 20 % du produit intérieur brut (PIB).
Le compte courant accusera alors un déficit de plus de 5 % du PIB. On ne peut s’empêcher de se demander ce qui adviendra le jour où la perte de Rs 4 milliards annuelles du secteur sucrier se sera finalement installée. La pertinence de ces chiffres est que le déficit du compte courant a un impact direct sur la balance des paiements entre le monde extérieur et l’île Maurice.
Cette balance a atteint un déficit Rs 3,1 milliards l’année dernière et tout laisse croire que ce chiffre triplera l’année prochaine. Un déficit de la balance des paiements puise des réserves dont se sert le pays pour s’approvisionner en biens et services du monde extérieur. Bien qu’on ne soit pas encore au point où ces réserves en termes de mois d’importations ne se traduisent en termes de semaines, la hausse du prix du pétrole, la constante dépréciation (dite compétitive) de la roupie ainsi que les chocs sucre et textile ne nous permettent pas l’insouciance que nous affichons encore.
Si le déficit du commerce extérieur, conséquence de la perte de vitesse de nos exportations, peut être vu comme un facteur exogène sur lequel nous n’avons pas ou peu de contrôle, on ne peut dire la même chose du déficit budgétaire gouvernemental.
L’île Maurice a vécu et continue de vivre au-dessus de ses moyens même quand il était abondamment clair que les années de vaches grasses tiraient à leur fin. La naissance de la World Trade Organisation en 1994 avait explicitement scellé le sort de notre textile.
En ce qui concerne le sucre, nous persistions à croire que les mesures européennes visant à éliminer les lacs de produit laitier et les montagnes de beurre excédentaire n’allaient pas toucher au prix des betteraviers et donc à celui de notre sucre. Les gouvernements successifs n’ont pas trouvé bon de réduire le stock de la dette publique qui à Rs 121 milliards en juin de l’année dernière s’approchait dangereusement des 70 % du PIB.
Il suffit de constater que pas moins de 27 sous de chaque roupie que dépense le gouvernement dans ses dépenses courantes vont au service de la dette du secteur public. La magnitude de ces chiffres est d’autant plus inquiétante que notre économie a depuis ces derniers temps abandonné la croissance d’antan. Alors que pendant d’innombrables années, notre croissance planait au-dessus de 5 % du PIB, aujourd’hui la tendance semble être nettement vers une moyenne d’un peu plus de 3 %, ce qui alourdit nettement le service de la dette.
Ce sont là les signes les plus évidents du danger qui nous guette. La face cachée de l’iceberg est encore plus pernicieuse. On pourrait en tirer un seul élément parmi tant d’autres qui fait frémir rien qu’à y penser : la pension. Avec 120 000 bénéficiaires en ce moment la Basic Retirement Pension coûte Rs 3 milliards ou 2 % du PIB à l’état. Chaque pensionnaire est subventionné par 7 salariés.
Dans un peu plus de 30 ans, le nombre de pensionnaires aura atteint 350 000, coûtera près de 5 % du PIB au gouvernement. Le nombre d’actifs qui subventionnera chaque pensionnaire aura atteint 2,4, une situation insoutenable.
En ce qui concerne le service civil, les bénéfices associés à la pension non contributive sont aussi de l’ordre de Rs 3 milliards alors qu’on s’attend dans moins de vingt ans à avoir autant de fonctionnaires à la retraite que de fonctionnaires actifs.
Ce sont là des bombes qui vont littéralement imploser la fabrique socio-économique de ce pays et le gouvernement qui aura prétendu ne pas le savoir gardera une place dans l’histoire du pays pour son infamie.
Est-ce que la roue du destin a donc déjà opéré un demi-tour fatidique sur le pays ? Le temps presse mais en sept mois, le gouvernement ne donne aucune indication de sa volonté de se dépêtrer de la démagogie préélectorale qui lui colle à la peau afin de prendre des mesures concrètes pour restructurer la base économique du pays.
Pris au piège par son acharnement contre l’essence même de la logique économique qu’est le ciblage (targetting), il lui sera difficile voire impossible d’imposer des mesures aussi pénibles que nécessaires à la totalité des pensionnaires et pas juste aux plus aisés comme ce fut le cas pour le ciblage.
Comme dans tous problèmes, il existe une solution idéale et une “second best solution”. Le principe démocratique voudrait que ce soit l’Alliance sociale qui gouverne pour les quatre ans et demi qui lui restent. La majorité de l’électorat a plébiscité ce gouvernement et il serait triste d’avoir à frustrer cette volonté souveraine.
Il serait hautement préférable que le gouvernement reconnaisse que le destin fragile du pays se déterminera, pour le meilleur ou pour le pire, durant ce mandat et qu’il prenne ses responsabilités. Mais, pris à son propre piège, on a la nette impression que le gouvernement n’aura pas le courage de prendre seul les mesures urgentes et politiquement très impopulaires d’une réforme structurelle en profondeur.
S’il est tenté à ce moment-là de partager le coût électoral de ces mesures draconiennes en invitant une opposition bon enfant à bord, l’optimisme est encore possible. Si, cependant, une coalition se faisait sur le prétexte d’un quelconque intérêt supérieur de la nation, pour finalement permettre à un gouvernement de coalition de poursuivre la même mollesse, la même irrationalité économique, la même procrastination que le gouvernement actuel est hautement capable de poursuivre tout seul, la classe politique aura fait porter au pays une paire de cornes aussi magnifique que méritée et la roue du destin de l’île Maurice aura tout à fait tourné.