JM et les chefs coutumiers de la République démocratique du Congo

01 July 1998

L'industrie mère, humaine comme toutes les autres

l'express du 1/7/1998

Par Jean-Mée DESVEAUX

Le développement économique d'un pays suit souvent une progression qui ressemble au cycle de la vie: une industrie se développe, prospère pendant plusieurs générations, donne naissance à un ou plusieurs nouveaux secteurs de l'économie et, ayant bien vécu, disparaît, laissant, derrière elle, une progéniture qui porte, tant bien que mal, son "code" économique.

Vu ainsi, le terme "industrie mère", appliqué à l'industrie sucrière mauricienne, acquiert une signification additionnelle. Il sous-entend, en effet, un déclin inévitable après que cette grande dame, aujourd'hui un tant soit peu fanée, ait produit, de ses entrailles, les nouveaux champions textiles et touristiques de Maurice.

Si son apport au pays devait s'arrêter là, personne ne lui aurait cherché chicane car cela aurait déjà été bien. Et pour tant, côte à côte avec ses nouvelles progénitures, la perfor mance de cette industrie contredit toute mise à la retraite pré maturée. Elle continue à garantir la performance économique du pays avec une valeur ajoutée de Rs 5 milliards par an qui est tout à fait honorable par rapport à une Export Processing Zone (EPZ) qui ne fait guère plus de Rs 7 milliards.

Mais, être mère, c'est aussi être humain. C'est donc avoir le droit à l'erreur qui se traduit par un passé entaché par l'opprobre d'une main-d'oeuvre servile. Ce passé imprègne jus qu'aujourd'hui tout débat sur cette industrie d'une émotivité qui nuit souvent à l'argumentation économique. Dès lors, les négociations ont, pour toile de fond, une présence exogène (généralement mais pas nécessairement gouvernementale) qui tiendra compte de la "dimension sociale" et extra-éco nomique des "deals" entre patrons et main-d'oeuvre de l'in dustrie.

C'est ainsi que l'industrie sucrière a subi, assez stoïque ment du reste, une série de mesures qui pourraient être qua lifiées de "compensation sociale". La plus connue fut la "windfall gains" taxe de M. Rundheersing Bheenick sur la récolte de 1996. Le Dr Vasant Bunwaree n'allait renverser cette décision qu'au niveau de la forme car, dans le fond, il allait exiger "that the sugar industry once again rise(s) to the occa sion, and implement(s), as a gesture of solidarity with the workers, with the population at large and in a spirit of goodwill" une série de mesures. Ces petits gestes de bonne volonté allaient coûter à l'industrie: a) Rs 100 millions en "interest-free loans" au niveau du Sugar Investment Trust; et b) Rs 150 millions additionnelles en guise de contribution à la Mauritius Sugar Authority.

Avant qu'eurent lieu ces assauts du nouveau gouverne ment, celui de sir Anerood Jugnauth s'était lui aussi servi d'ar guments pareillement convaincants pour octroyer la semaine de quarante heures à la main-d'oeuvre de l'industrie durant l'entrecoupe.

Plus récemment, la nécessité de rationaliser le fonction nement économique de l'industrie a donné lieu à un "blue print" sur la "Centralisation of Cane Milling Operations in Mauritius". Les conditions associées à la fermeture d'une usine jugée non performante allaient prendre un aspect pénal qui ne s'explique pas si on ne tient pas compte du postulat de cette dimension "sociale". L'indemnité de licenciement de deux mois et demi par année de service, alors que la norme appliquée dans les pays avancés est de quinze jours, et la mise d'un terrain de dix à 16 perches à la disposition de chaque employé surnuméraire (alors que l'industrie vise à mettre les terres marginales sous culture) pourraient, effectivement, être perçues comme des facteurs de dissuasion qui vont à l'en contre même de la rationalisation de l'industrie mère.

Vu dans ce contexte historique et socio-économique, l'ac cord inauguré en 1994 (une première à Maurice) entre le patronat et les employés de l'industrie revêt une signification qui dépasse le cadre purement salarial de la question. Cet accord qui vint à terme à la fin de 1997, et dont le renouvelle ment laisse planer des menaces de grèves sur l'industrie sucrière, est pourtant l'exemple le plus ressemblant que Maurice connaisse du système de "collective wage bargaining".

Ce mécanisme, on se rappelle, permet aux syndicats d'un secteur spécifique de l'économie de conclure un marché avec les employeurs de ce secteur. Cette désagrégation des négo ciations permet aux secteurs qui ont joui d'une bonne santé, de récompenser la productivité de leur main-d'oeuvre. Ceux qui ont connu un succès moins retentissant ou qui ont tout simplement connu une "annus horribilis" peuvent ainsi se dissocier de ces largesses et panser leurs blessures. Cette rationalisation de la récompense au sein d'une économie évite les aléas d'un système, comme celui prévalant à Maurice, qui empire la précarité d'une entreprise et précipite sa fin en la forçant à débourser des gages que sa performance écono mique ne lui permet pas de payer.

Ce n'est donc pas l'industrie sucrière seulement qui sera perdante si ces balbutiements de "collective wage bargaining" à Maurice se heurtent aux écueils que leur pose le dialogue de sourds qui a lieu entre syndicats et patrons de l'industrie sucrière ces jours-ci. En sus de l'évidente difficulté qu'ont les syndicats à maîtriser l'art de négocier un "deal" au terme duquel aucune des deux parties ne gagne ni ne perd à 100%, leur multiplicité et leurs dissensions internes rendent difficiles une progression logique vers un dénouement "win-win". Le seul groupe d'employés à être à la veille de contracter un accord avec la Mauritius Sugar Producers Association (MSPA) se trouve être celui des surveillants qui sont représentés par un unique syndicat.

Quant aux autres, ayant réussi à forcer la MSPA à modifier son intransigeance initiale en matière salariale aussi bien qu'en ce qui concerne la comptabilité des bonis d'assiduité et d'ancienneté, ils se montrent également inflexibles en ce qui concerne: (a) l'introduction de la semaine de quarante heures durant la coupe (Rs 275 millions par an en sus du coût qu'en traîne un tel changement au salaire horaire); b) une majora tion salariale de 30% à 35% de leur salaire annuel contre les 7,5% offerts par la MSPA (chaque 1% coûtant Rs 25 millions).

Cependant, la part de la valeur ajoutée de cette industrie qui revient récompenser les employés est de 65% (contre 35% au "profit"), contrastant fort avantageusement avec le partage qui prévaut globalement au sein de l'économie où profit et gages sont pratiquement égaux. De plus, protocole sucre ou pas, le prix du sucre mauricien quitte inéluctablement la zone de Rs 13,000 la tonne pour atteindre celle du prix mondial de Rs 7,500.

Tout ceci donne l'impression irrésistible que, les 100,000 hectares du Mozambique aidant, cette génération de Mauriciens, toutes distinctions sociales confondues, confec tionne en ce moment un beau linceul pour la grande dame qui, pour le meilleur ou pour le pire, a fait de nous ce que nous sommes. On arrive aussi à se demander si cette grande dame ne se sentirait pas soulagée et rajeunie si, osant penser l'im pensable, elle reconnaissait son erreur d'antan afin de s'en faire absoudre symboliquement une bonne fois pour toute.

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