Le ministre du Travail, Shakeel Mohamed est intervenu dernièrement sur deux dossiers essentiels de l’économie, soit le textile et la construction. Ses prises de position suscitent cependant des interrogations eu égard à la conjoncture actuelle qui requiert de la prudence. Eclairage.
Par
Jean-Mée DESVEAUX
l'express du 11 septembre 2013
Que le ministre
du Travail, Shakeel Mohamed veuille se démarquer de la médiocrité de ses
collègues ministres est une chose compréhensible. Il a de son côté l’énergie de
la jeunesse, une excellente éducation qui lui permet de s’exprimer lucidement,
un statut social enviable qu’il détient de son pedigree politique de plusieurs
générations et pour couronner le tout, un caractère bien trempé pour souder
tous ces dons que le sort lui a octroyés.
Ce qu’on
pourrait, par contre, lui reprocher, ces jours-ci, c’est qu’il se déclare ex
cathedra sur un nombre grandissant de sujets où il décrit une posture
philosophique ou économique qu’il viendra ensuite contredire par ses actions.
Ceci donne une impression de manque de conviction, de sincérité et souvent
même, de sérieux.
Ainsi, bien
avant la grève des ouvriers bangladais à l’usine Real Garments Ltd, il
avait déclaré, en parlant d’un employé des transports publics qui recevait
encore Rs 10 000 : «Je trouve cela inacceptable, d’autant plus que
Maurice a signé la convention du Decent Work Country Programme avec le
concept de Decent Wages for Decent Work. Ces employeurs doivent se
rendre compte de la réalité et accepter d’engager des négociations collectives
avec les syndicats». Il allait même ajouter, de façon prémonitoire : «Trop
souvent, des employeurs, à Maurice, se contentent de suivre ce que préconisent
les Remuneration Orders. Savez-vous que le RO dans le secteur du textile
n’a pas été revu depuis 1980 ? Sa sistem la, li totally unfair. On
ne peut continuer à ne payer que le minimum».
Et c’est
pourtant au secours d’un tel employeur du secteur du textile que le ministre du
Travail intervient avec une force disproportionnée moins de deux mois plus
tard. Dans une mise au point servie à l’express après la publication
d’un article d’opinion de Deepa Bhookhun la semaine dernière, «with a view
to setting the record straight», le ministère manipule la séquence des
événements et la sémantique pour noyer le poisson. Le ministère affirme
que «Real Garments a respecté l’accord de Rs 8 500 et (qu’) à aucun
moment il n’a trouvé de travailleur qui ne touchait que Rs 4 000». Il fait
abstraction du fait que les salaires que Real Garments payait aux
Bangladais jusqu’à début août étaient bien la misère des Remuneration Orders
(RO), s’élevant à environ Rs 4 000 et qu’à travers l’action des 14 travailleurs
expulsés du pays, l’entreprise a été obligée de signer un nouvel accord le 2
août pour changer ces salaires de misère.
Comment, sinon,
comprendre la déclaration du ministre au Mauricien dans son édition
du mercredi 4 septembre : «Saviez-vous qu’en date du 2 août dernier, un
accord a été signé avec le patronat portant sur une révision salariale
représentant au moins le double des salaires». Si le salaire de Rs 8 500
est le double des salaires qui existaient préalablement, ces salaires d’avant
le 2 août étaient bien, comme l’ont dit les journalistes du Mauricien et
de l’express, dans les eaux de Rs 4 000 et des poussières. Et si le
ministre, à travers sa mise au point, voulait se défendre d’avoir volé au
secours d’un employeur «domineur» dont il décriait, il y a deux mois, la
perfidie, c’est raté !
A partir de là,
les choses deviennent un peu plus troubles car cet accord stipule du coup que
pour obtenir les nouveaux salaires, les employés doivent travailler 15 heures
de plus que les 45 heures stipulées dans leurs conditions de base. On peut
présumer que le nouveau débrayage de la semaine dernière (sous l’instigation
des 14 «meneurs») visait à faire accepter le nouveau salaire dans les 45 heures
réglementaires, de sorte que les 15 heures additionnelles soient rémunérées
«over and above». Que l’action industrielle du début du mois ait enfreint
l’accord du 2 août qui octroie le nouveau salaire semble être un fait
indéniable. Que ce soit équitable pour un employeur d’imposer 60 heures de
travail pour une rémunération de Rs 8 500 par mois nous renvoie à la case départ,
soit que le salaire de base sans heures supplémentaires demeure les Rs 4 000 du
RO. Le directeur des ressources humaines de Real Garments, M. Shyam
Hurday le confirme : «C’est impossible de trouver un compromis sur
cette question. Le salaire est fixé par le ministre du Travail. Si on accepte,
cela va créer un précédent et aura un effet domino sur les autres usines».
Construction :
priorité aux Mauriciens
Mais, plus
inquiétante encore que sa sortie dans le domaine du textile, c’est la dernière
initiative du ministre Mohamed dans le domaine de la construction qui attire
l’attention. Shakeel Mohamed a en effet annoncé, à l’occasion d’une conférence
de presse, le mercredi 4 septembre, que l’Etat gèlerait dorénavant toute
nouvelle demande de permis de travail d’ouvriers étrangers dans la
construction. L’objectif du ministre est d’accorder la priorité à l’emploi des
Mauriciens. Cette mesure intérimaire atteindra un nouveau seuil le 15
octobre quand l’octroi des permis de
travail aux étrangers sera régi par de nouveaux règlements dans ce secteur.
Cette mauricianisation des ressources humaines devrait, à terme, être étendue à
d’autres secteurs.
Cette décision abracadabrante
qui défie toutes les lois économiques régissant le marché de la construction
semble avoir été concoctée lors de réunions de travail avec le Joint
Economic Council (JEC), la Mauritius Employers’ Federation (MEF) et
la Building and Civil Engineering Contractors’ Association (BACECA) dont
l’énergique président, Anwar Ramdin, mène une bataille protectionniste acharnée
en faveur des membres de son association. Le représentant de la BACECA a en effet réalisé qu’il y a un
problème de ralentissement de 7 % à 10 % dans son secteur. Mais au lieu d’un
remontant, c’est littéralement une balle dans les pattes du secteur de la
construction que tire aujourd’hui M. Ramdin. Il a réussi, au risque de
scléroser ce secteur, à lui fournir une protection de 15 % sur les offres de
tout concurrent international. Il se bat ainsi contre des bailleurs de fonds
tels que la Banque arabe pour le développement économique en Afrique (BADEA)
qui refusent cette logique économique dépassée. Malgré les fortes allégations
de corruption qui planent sur l’octroi
de très gros contrats gouvernementaux à certains membres influents de son
organisation, le président de la BACECA prône une réduction de «la lourdeur
administrative entre l’appel d’offres et l’allocation d’un contrat».
Aujourd’hui, un clou additionnel que la BACECA vient ajouter au cercueil du
secteur demeure le fait qu’il a réussi à convaincre le ministre du Travail à le
priver du life blood qui lui permettait d’irriguer ses vaisseaux
sanguins.
Si le
protectionnisme, voire la xénophobie, que prônent ces deux hommes avaient
existé au sein du secteur du textile et de l’habillement avant, ce sont
plusieurs points de notre croissance économique annuelle et plusieurs milliards
pendant des décennies que leur politique aurait empêché le pays d’engranger.
Les dizaines de milliers d’ouvrières chinoises ont permis, à travers des
centaines de milliers d’heures supplémentaires (que refusaient nos
concitoyens), de rattraper des commandes de dernière heure. C’est ce qui a
donné la possibilité à leurs entreprises de rester à flot pendant le choc du
démantèlement du Multifibre Agreement
qui avait été jusque-là notre filet de protection.
Mais le pire,
c’est que MM. Ramdin et Mohamed ne peuvent même pas plaider l’ignorance. En
effet, quand il prônait la préférence pour les compagnies locales de
construction il y a quelques mois, M. Ramdin s’était dit conscient que «beaucoup
de compagnies locales emploient des étrangers». Il estimait cet apport
étranger au sein de la main-d’œuvre des membres de son association à 20 %, soit
un travailleur sur cinq. Il connaît
aussi la perception dont jouit cette industrie aux yeux de la main-d’œuvre
locale : «Les jeunes ne sont pas intéressés par le secteur à cause de
l’absence de sécurité d’emploi. Ils ne savent pas s’il y aura de nouveaux
chantiers sur une base régulière». Il a pourtant déclaré qu’il comptait sur
le démarrage de quelques gros chantiers au niveau des infrastructures publiques
pour éviter les licenciements. Il n’a pas encore compris que la présence des
étrangers sur ces chantiers est une
garantie de la pérennité de ces emplois mauriciens, pas le contraire. Les
membres de la BACECA et même ceux qui avaient à un moment semblé être partie
prenante de l’initiative de M. Ramdin l’ont bien compris. Ainsi, l’Acting
Director de la MEF a exprimé son étonnement et son inquiétude à notre
confrère du Mauricien devant la décision du ministre Mohamed : «Il
y a un manque cruel de travailleurs mauriciens pour certains métiers. Certaines
entreprises dans le secteur de la construction peuvent être confrontées à des
difficultés.»
Mais il n’y a
pas plus conscient que M. Mohamed lui-même de l’impossibilité d’employer des
Mauriciens dans des secteurs spécifiques. Parlant de Thons des Mascareignes,
mais spécifiant que le problème touche aussi le secteur de la construction, il
avait déclaré à Weekly : «They want to recruit people in their
factory. They have gone through the
empowerment programme and have had 300 names given to them from the data base.
They called 300 job-seekers. Only 100
people were interested. Out of the 100, only 21 went for the interview. And out
of 21, only 4 showed up for work…They did not want to work for 45 hours. They
did not like the smell. They would prefer a job in government.»
Le goulot
d’étranglement que M. Mohamed crée ainsi consciemment représente un danger on
ne peut plus réel pour notre économie. Le secteur de la construction est
essentiel au processus d’investissement au sein de l’économie (Gross
Domestic Fixed Capital Formation). La Mauritius Commercial Bank
(MCB) s’attend à ce que le Capital Spending du secteur privé poursuive
sa courbe descendante depuis des années pour atteindre un ratio de 17 % au lieu
des 24 % nécessaires. Les projets d’infrastructures du secteur public, qui tendaient
jusqu’ici à pallier cette hémorragie privée menacent de n’être qu’un mirage
après la dernière lettre du Financial Secretary. Cela n’augure rien de
bon pour notre National Investment Ratio qui descend cette année à 21,9
% au lieu des 30 % nécessaires à la création d’activité optimale dont l’emploi
au sein de l’économie.
Quand on se
rappelle que dans les 3,2 % de croissance de l’économie mauricienne en 2013, la
contribution de l’investissement a subi un recul de - 0,4 % alors que la
consommation était, elle, de 2,7 %, le ministre du Travail a intérêt à
revisiter une décision impétueuse que le peuple serait probablement disposé à
attribuer à une erreur de jeunesse.
No comments:
Post a Comment