Jean-Mée Desveaux répond aux interrogations du syndicaliste Jack Bizlall concernant l'octroi du contrat pour la nouvelle centrale thermique.
L’express du 9 juin 2003
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D'ici 2010, sept autres centrales thermiques, comme celle de Fort George (photo) devraient être construites. |
Je reprends les soucis de Jack Bizlall sous forme de questions:
• L'industrie sucrière a-t-elle un rôle à jouer dans la production de l'électricité à Maurice ?
Nous avons établi précédemment qu'en ce qui concerne les producteurs privés d'électricité, le Central Electricity Board (CEB) s'est évertué, depuis presque trois ans, à tout faire pour obtenir le meilleur prix possible des Independent Power Producers (IPP) et des Continuous Power Producers (CPP). Nous pensions que notre interlocuteur partageait cet objectif. Mais, il devient clair que le meilleur prix n'est pas un critère satisfaisant pour Jack Bizlall. Il cite son opus magnum et réitère que ce qui le gêne au sujet de l'accord avec les IPPs c'est que "the CEB consumers are financing the sugar sector and contributing to the enrichment of the sugar magnates".
Pour suivre la logique de cette assertion, on doit comprendre le lien synergique entre la centralisation de l'industrie sucrière (IS) et la production d'énergie. La pression du prix mondial du sucre force l'IS à consolider ses moyens de production. Le prix préférentiel que nous recevons des Européens est plus que le double du prix mondial qui nous guette dans un avenir pas trop lointain. Donc la centralisation est inévitable pour la survie de l'IS. Elle repose elle-même sur la production de l'énergie.
Le Sugar Sector Strategy Plan (SSSP) le dit clairement : "Some 50% of the investments in a factory are linked to the boiler and turbo alternator. In the context of power generation, the investment costs for these equipments are amortised via the power purchase agreement. Consequently, the sugar factory obtains for free, steam and electricity required for efficient operation, in return, the power plant obtains bagasse for free."
A partir de là, nous faisons quelques constats : L'industrie sucrière emploie près de 15 000 personnes. Avec toutes ses composantes, elle représente 5,3 % du Produit intérieur brut (PIB) mauricien et fait entrer entre huit et neuf milliards de roupies par an en devises. Des accords mutuellement avantageux peuvent être obtenus entre l'industrie sucrière et le CEB pour la production de l'énergie électrique.
Mais, nous fait ressortir Jack Bizlall, si vous adoptez une telle stratégie, vous m'ôtez toute possibilité de voir réaliser mon rêve le plus cher : celui de mettre tous les magnats de l'industrie sucrière sur la paille ! Qu'importe les facteurs susmentionnés. Empêcher un milliardaire de s'appauvrir ; pire, lui permettre de s'enrichir n'a aucune excuse même si le résultat final est l'enrichissement global de l'économie. C'est là où la réflexion de l'idéologue et celui de l'économiste divergent fondamentalement.
Pour ce dernier qui n'attend pas à ce que l'industrie sucrière fasse preuve d'altruisme, il s'agit seulement de s'assurer que le deal soit effectivement mutuellement avantageux.
Je plaide donc coupable quand Jack Bizlall accuse : "Jean-Mée Desveaux ignore délibérément l'élément idéologique et s'attache uniquement aux aspects économiques." Comme il est friand de saints, je lui citerai saint Paul : "Quand j'étais enfant je raisonnai comme un enfant, mais maintenant que je suis un homme, je raisonne comme un homme."
• Pourquoi le CEB a-t-il été "exclu de l'appel d'offres"?
La réponse précédente pourrait laisser croire que le CEB est parfaitement capable de subvenir à ses besoins d'unités de production et qu'il fait une fleur à l'industrie sucrière en la laissant développer des centrales à sa place. La réalité est tout autre. Le vrai win-win provient du fait qu'alors même que la production de l'électricité par l'industrie sucrière lui permet de se refaire une santé, cela se passe au moment même où le CEB est acculé financièrement.
Une centrale coûte environ Rs 1,5 milliard, c'est-à-dire plus que le prix de la Cyber Tower et de son infrastructure. Après la centrale qui se discute en ce moment et qui sera prête en 2005, il faudra au CEB deux unités en 2006 et une chaque année jusqu'en 2010. Cela fait Rs 10,5 milliards qui dépasse le coût du métro léger.
Le CEB peut-il se permettre une telle dépense ? La question fut posée à Jack Bizlall à la radio, me dit-on, et il a répondu que cet argent peut être trouvé. Il a, semble-t-il, postulé l'existence de bailleurs de fonds qui seraient prêts à prêter de l'argent au CEB pour la construction de nouvelles centrales électriques. Comme il ne peut comprendre le rôle pourtant évident de ceux qui veulent assainir le CEB et demande leur départ, je lui promets ceci. Le jour où Jack Bizlall apporte au CEB un bailleur de fonds sérieux (BEI, KFW, AFD, BAD, BADEA, Kuwait Fund, OPEC Fund, DBSA, CHINA Exim, INdia EXim, etc.) qui s'engage formellement à lui prêter de l'argent pour la construction d'une seule des sept centrales électriques qu'il nous faut jusqu'à 2010, je lui promets de lui présenter mes excuses et de ne plus jamais m'occuper de ce dossier.
Arrête rêver Kamarad ! Le dernier Annual Report lui apprendra que sur des dettes de Rs 989 millions que devait le CEB au gouvernement, des instalments de Rs 198,5 millions étaient dus en 2001 que le CEB n'a pu honorer. A la fin de 2001, la dette totale du CEB s'élevait à Rs 5,6 milliards dont Rs 4,3 milliards en generation assets. Le repaiement de cette dette en 2001 s'élevait à Rs 838 m. L'état de la situation qui s'était amélioré cette année replonge à Rs 810 millions de déficit l'année prochaine pour atteindre, une nouvelle fois, un déficit de Rs 1,5 milliard en 2006. Quand vous avez un secteur privé, qui se trouve dans une situation cornélienne où il est de son intérêt de vous éviter de nouveaux investissements, il ne reste, à tout homme sensé, qu'un seul souci, celui de s'assurer que the price is right. D'où notre brief au CEB.
Comme le réalisme économique de Jack Bizlall le pousse à vouloir payer les investissements du CEB des deniers publics plutôt que de permettre à l'industrie sucrière de reprendre son souffle en investissant dans ces centrales, je le référerai à un principe qu'il ne rencontrera pas dans l'analyse du capitalisme de Paul Sweezy ; c'est une petite perle qui pourrait changer le cours de sa réflexion économique et qui s'intitule l'opportunity cost.
Le gouvernement pourrait effectivement emprunter ces Rs 10,5 milliards qui viendraient ainsi s'ajouter à notre sovereign debt. Le debt servicing n’est que de Rs 8,4 milliards annuellement, ce qui représente le quart du Government recurrent expenditure. Cela veut dire que le quart de chaque roupie que dépense le gouvernement dans son budget récurrent va au repaiement de la dette. C'est donc 25 sous de chaque roupie que nous enlevons en termes de médecins de nos hôpitaux, de professeurs de nos écoles, de maisons de vieux, de Information Technology Training etc. Quand notre interlocuteur répond de façon péremptoire : "Casse éna !" c'est à cet argent-là qu'il se réfère. La question essentielle à laquelle Jack Bizlall se doit de répondre est celle-ci : "Jusqu'où êtes-vous disposé de grever la roupie des dépenses gouvernementales pour assouvir votre passion idéologique ?" Une nouvelle école coûte environ Rs 75 m. Un hôpital nous coûte environ un million par lit. Le petit pactole que vous voulez faire dépenser au gouvernement à la place du privé équivaut donc à 140 nouvelles écoles ou à 10 500 lits ; six Midlands Dams ou tout un métro léger avec Rs 3,5 milliards de small change. Opportunity cost, mon cher Jack !
• Les contrats sont-ils sacro-saints et doivent-ils être rendus publics ?
En ce qui concerne les contrats déjà négociés, il est clair que Jack Bizlall est prêt à faire de Maurice une république bananière en remettant en cause des contrats en bonne et due forme. C'est un choix de société que je lui accorde.
La nouvelle équipe au CEB ne peut divulguer la teneur des contrats du passé là où la loi ne le permet pas. Conspiracy theory mis à part, il y a des clauses commerciales qui sous-entendent tout contrat de ce genre. Les investisseurs ne sont pas intéressés à ce que ces informations tombent entre les mains de leurs concurrents. Les Power Purchase Agreements ne sont jamais au grand jamais publiés dans les pays développés pour ces raisons. Comme Jack Bizlall démontre un faible pour le candidat malheureux, peut-on lui rappeler que c'est dans cette même logique commerciale que le CEB a refusé d'accéder à la requête de la Société usinière du Sud (SUDS) qui avait officiellement demandé que soit divulguée l'offre financière de son concurrent.
Cela dit, les clauses de confidentialité ayant effectivement l'effet de donner un halo conspirateur à une démarche commerciale, je conçois très bien que le Board du CEB demande au Auditor General de parcourir ce document en vue de faire un résumé des points saillants pour le Conseil des ministres, ce qui n'a jamais été fait jusqu'ici.
• Y a-t-il eu appel d'offres ? Les candidats ont-ils été traités avec « fairness » ? Si oui, pourquoi permettre l'usage de vieilles chaudières ?
Les termes Request for Proposal (RFP) et appel d'offres sont pratiquement interchangeables dans la mesure où tous deux sont des moyens de faire du public procurement. Alors que l'appel d'offres se cantonne généralement au marché de biens, le processus d'achat d'électricité se pratique à travers un RFP. Si Jack Bizlall nie cela, il nie l'évidence.
Il y avait parmi ceux qui se sont penchés sur le modus operandi de ce RFP, deux camps bien tranchés. Un groupe au sein du Steering Committee (SC) était tout bonnement en faveur de l'octroi du contrat à SWE (projet Suzor). Je suis on record pour avoir opposé cette manoeuvre pour les raisons qu'on a pu lire durant l'interview. Je ne voyais pas en quoi le consommateur mauricien serait mieux loti à faire du grés à grés avec Monsieur Suzor qu'il n'était à le faire avec les barons du sucre. Sans concurrence, l'un comme l'autre nous aurait coûté la peau des fesses. Je penchais vers l'autre extrême, celui de permettre à toutes les parties intéressées (locales et internationales) à participer au RFP. Le Chairman du SC a consulté le gouvernement en vue de préciser les attributions de ce comité à cet égard et il a été informé qu'en raison du facteur temps, il était préférable de s'arrêter aux trois candidats qui jusqu'ici, sous une forme ou une autre, avaient montré de l'intérêt pour un tel projet. Cette compétition restera une première dans nos annales pour l'energy procurement.
Mais Jack Bizlall ne cesse de me surprendre. "Les dés étaient pipés" dit-il "parce qu'on a permis à St-Aubin d'utiliser des équipements de seconde main". Voyons cette argumentation. Admettre des critères au sein du RFP qui annuleraient automatiquement l'un ou l'autre des candidats relèverait tout simplement d'une volonté scélérate de court-circuiter le processus de compétition. Ainsi, une soudaine passion pour la bagasse exclurait le SWE d'office; si certains avaient voulu descendre ce candidat, c'est à ce niveau que ce sombre dessein se serait révélé. Les notes of meetings sont là pour démontrer que ce ne fut jamais le cas. Par contre, c'est là que certains malins ont concocté le besoin de ne voir en lice que des équipements neufs pour des raisons évidentes. Tout le monde savait depuis des années que l'Union St-Aubin avait acheté une chaudière d'occasion. C'est cette même chaudière qui allait être utilisée quand la SSSP note en 2000 qu'une des prochaines centrales serait celle de St-Aubin. Beau-Champ avait aussi fait le choix d'équipements d'occasion achetés de la Réunion. Forcer St-Aubin à acheter une chaudière neuve aurait été, de facto, le forcer à majorer le prix auquel il offrirait son électricité au CEB. Etait-ce là le but du CEB qui n'achetait ni chaudière ni centrale et qui ne voulait, en fin de compte, obtenir qu'une seule chose : le meilleur prix de l'électricité pour le consommateur. C'est Jack Bizlall, le pourfendeur des magouilleurs, qui vient dire aujourd'hui qu'on aurait dû tomber dans cette magouille pour rendre la vie facile au candidat que certains avaient déjà choisi et qui allait, la preuve en est faite, faire le consommateur payer plus cher son électricité. Jack Bizlall est tout triste aujourd'hui qu'une chaudière de seconde main offrira un des prix de fonctionnement les plus compétitifs de notre grid ! On aura tout vu.
J'avais posé une question à Jack Bizlall dans mon interview. Il l'a esquivée. La morale de l'histoire serait-elle que St Jack n'était qu'un leurre. En tant que citoyen d'un pays étouffant sous le poids de la corruption, j'avais mis beaucoup d'espoir dans cet homme. Si le sel s'affadit, avec quoi le salera-t-on?
•Le document d'appel d'offres n'accorde-t-il aucune valeur à la bagasse ?
Le document est catégorique : Il offre 16 sous par kWh pour la bagasse en accord avec la politique gouvernementale. Rien de change donc de ce côté, le RFP n'a nullement enlevé la bagasse transfer price de l'agriculteur. Le grief des IPP est qu’il ne suffit pas de payer l’agriculteur. Un paiement devrait être fait, selon eux, à la centrale pour brûler cette bagasse qui ne lui coûte rien. Puisque nous voulons aérer ce débat, il s'agit de comprendre ce qui se passe. Je le disais lors de l'interview et le répète. Une bagasse qui est déposée devant la porte de la Centrale thermique et qui n'a aucune autre vocation que d'ensevelir sa centrale ne devrait pas être remunerée. Son economy cost est alors zéro alors que son financial cost est les Rs 0,16 que le CEB paye aux planteurs. L'actionnaire de la centrale ne peut être à ce point anti-patriotique de préférer brûler le charbon pour lequel le CEB doit lui payer un pass through cost plutôt que de brûler une bagasse gratuite qui permet au CEB d'économiser sur l'utilisation du charbon. Ceci est clair.
Là où les choses se compliquent c'est que rien n'est statique dans la vie. Au fur et à mesure que la centralisation se poursuit, il y aura de moins en moins de bagasse qu'on voudrait jeter au-delà des brisants. Un jour arrivera où pour construire une nouvelle centrale IPP bagasse charbon (roulant toute l'année avec la bagasse en coupe et le charbon en entrecoupe) il faudra se servir de la bagasse utilisée par les Continuous PowerProducers (CPP) qui ne produisent qu'à partir de la bagasse en coupe). Il est évident qu'aucun agent économique rationnel ne fermera une centrale CPP où la bagasse est payée le fameux Rs 1,32/kWh pour alimenter un IPP où il n'est pas payé un sou sur cette même bagasse.
Contradictions ? Pas du tout. La bagasse qui avait jusque-là un economic cost de zéro acquiert avec cette pénurie une valeur économique de Rs 1,32. Elle a dorénavant une utilité alternative dans les centrales CPP et il faudra donc se pencher sur son financial cost qui ne peut plus rester à Re 0,16/kWh.
La question est de savoir quand nous serons à ce stade où toute nouvelle centrale bagasse charbon devra automatiquement amener à la fermeture d'une CPP donc à un manque à gagner de Rs 20 millions annuellement pour la compagnie en question. Ici les intérêts divergent ; il est de l'intérêt de l'IS de nous dire qu'on y est déjà alors que le CEB gagnerait à dire le contraire. Il est heureux que cette question peut être répondue de façon fiable par la Sugar Authority.
Quel prix donner à cette bagasse à ce moment-là ? Il ne faut pas revenir au fameux "avoided cost principle" qui a, dans le passé, mené à jauger la bagasse avec l'aune de l'huile lourde. Cet excès avait, on se rappelle, poussé le prix des CPP à Rsl,68 kWh. Jauger la bagasse avec le "avoided coal cost" pourrait mener au même excès. La solution à ce problème est simple.
Laisser le marché trouver un equilibrium price pour la bagasse. Seule la compétition entre les sucriers pour les prochaines centrales permettra de baisser au minimum la prétention du prix de la bagasse. Entre Re 0,16 kWh et Rs 1,32 KWh, il y a toute une palette de prix que seul le marché devrait déterminer.
Comme c'est le point final de ce débat en ce qui me concerne, il serait intéressant de faire ressortir que ce n'est pas très ingénu de la part de SUDS de faire appel au principe de zero bagasse value pour motiver son choix de charbon pour la nouvelle centrale. Ce choix technique qui était tout à fait légitime dans le contexte du RFP, provenait du fait que la chaudière existante ne pouvait tout simplement pas assurer au CEB les 30 MW minimaux en produisant l'électricité de la bagasse durant la coupe. Dire le contraire c'est vouloir précipiter la conclusion du débat au sujet du prix de la bagasse.