Par Jean-Mée DESVEAUX
L’express-dimanche du 25 août 2013
Le sort a voulu que le scandale
des secrétaires de juges de la Cour suprême, accusés d’avoir manipulé des dossiers
de la Cour contre des pots-de-vin, éclate à peine trois mois après la
publication du rapport de Geoffrey Robertson sur un nouveau texte de loi devant
gouverner la presse. On se souvient que la PNQ du leader de l’opposition sur le
judiciaire s’est arrêtée net, après à peine quelques minutes, lorsque le
Premier ministre a réitéré sa confiance dans l’intégrité de nos juges et de
notre système judiciaire. La réserve d’Alan Ganoo aura laissé passer une
occasion unique de combler un vide dans la psyché d’une nation angoissée, sur
un sujet qui la préoccupe au plus haut point et auquel elle a le droit
d’obtenir des éléments de réponses.
Évacuer ce débat essentiel n’a
nullement fait disparaître le malaise que les Mauriciens ressentent depuis
l’éclatement de ce scandale. Au contraire, ce silence aura, de toute évidence,
fait dégénérer la perception créée jusqu’à finir par fester the legal wound in the body of the state.
La presse, échaudée depuis l’affaire
Dhooharika (du nom du rédacteur en chef de Samedi Plus condamné à trois mois de
prison pour contempt of court), a
gardé un silence que certains seraient tentés de qualifier d’irresponsable à un
tel moment. Mais son devoir d’informer et de commenter ce dysfonctionnement
majeur au sein du judiciaire a dû, à ce moment-là, composer avec la mise en
garde du chef juge, qui a prévenu que « members
of the public are notified that any unfounded attack on the integrity of the
judiciary or any statement, comments calculated to undermine the authority of
the Court or prejudice the administration of justice may amount to an offence
of contempt of Court ».
L’état de droit au sein d’une île
Maurice démocratique, la viabilité de notre système économique de marché libre,
la libre entreprise, l’inviolabilité de nos personnes et de nos biens, tout
cela dépend, en dernier recours, de la fiabilité inébranlable de notre système
judiciaire. Mais tout débat n’est pas nécessairement une attaque pernicieuse
visant à renverser cet équilibre. On aurait dû pouvoir débattre de la calamité
qui s’est abattue sur la Cour suprême dans le but même de rehausser ce système,
« to enhance rather than undermine »
l’administration de la justice. Si un tel débat rendait inéluctablement son auteur
passible de contempt of court, ce
serait un dérapage liberticide qui irait à l’encontre de la mission
fondamentale de cette même Cour suprême.
Il s’agit de ne pas se voiler la
face. Rien n’est plus pareil depuis ce 5 juillet fatidique, quand les
secrétaires ont été appréhendés. Le pire a été évité quand le chef juge a, sans
aucune hésitation, promis le support total du judiciaire à l’enquête de la police.
Mais conjuguer, dans la même phrase, « police» et « judiciaire » suffit à nous
faire comprendre que la pente sera raide avant que cette institution retourne
sur le piédestal d’où elle a régné pendant des siècles.
Dès le départ, la cupidité alléguée
des secrétaires Issuri et Jory ne permettait aucunement d’entacher l’intégrité
morale des deux juges pour lesquels ils travaillaient. Ce qui est triste,
cependant, c’est que l’intégrité ne suffisait pas ici, loin s’en faut. Voilà
des professionnels dont la mission est d’exercer l’activité cognitive qu’on
appelle « juger ». Leur formation académique et professionnelle est axée sur la
justesse de cette activité. La destinée des milliers de Mauriciens qui défilent
devant eux en cour est accrochée à la pertinence de leur jugement. Ils coupent,
tranchent et, selon leur jugement, font de nos vies un paradis ou un enfer. Nous
nous y soumettons tous, car c’est leur rôle, pour la pérennité du Law and Order dans une société stable, prospère
et juste.
Mais était-il consistant pour ces
juges de se soustraire au verdict, sévère mais justifié, qu’ils ont manqué de
discernement ? L’honnêteté, intellectuelle cette fois, permettait-elle à un
juge de « suspendre son jugement» sur ses propres manquements quand il a passé
sa vie à juger ceux des autres. Un éditorial d’une presse démocratique n’avait-elle
pas le devoir de demander si nos deux juges n’ont pas manqué de jugement dans
le choix d’hommes dont ils se sont entourés. Cet éditorial ne devrait-il pas
avoir le droit de questionner leur discernement d’avoir accordé leur confiance
aux deux secrétaires qui ont substitué leur jugement à ceux de leurs maîtres.
Un tel éditorial aurait pu, enfin, questionner le manque de discernement de nos
juges de ne pas step aside jusqu’à ce
que des tiers du Privy Council ou
autres aient quantifié l’ampleur des dégâts.
Cet éditorial n’a jamais été
écrit. Pourtant, les mails de Messieurs Issuri et Jory ont donné une description
graphique de l’influence néfaste qu’ils exerçaient sur la décision des juges
Caunhye et Hamuth, leurs patrons respectifs. M. Jory déclare au suspect Michel Lee Shim : « Keep fingers crossed. Who knows that our man Issuri speaks to
Caunhye and the execution of the judgement is NOT stayed! When we pay people, they
can work more than expected for us. A judge’s secretary can do many more
things. You have seen that. »
Ce secrétaire conseille aussi à «
son client » de jouer un coup de poker et d’intimider la Gambling Regulatory Authority avec des menaces de procès de Rs 100
millions en vue de la faire capituler. Lire l’effronterie avec laquelle ces
hommes manipulent nos deux juges est une expérience pathétique. Jory dit à Lee Shim dans un e-mail :
« I have seen the draft. I know that you
will get the interlocutory. My boss (Judge Hamuth, NdlR) will iron it before the circular is issued.
But for the stay of execution, Issuri will have to work hard. After all that’s why
you are paying us brother. It is the duty of the secretary to convince his
judge not to commit a blunder… I will print these reasons and give to Issuri so
that he explains to C (judge Caunhye, NdlR) now and then as I was doing with my Boss (judge Hamuth, NdlR). »
Si ce qui aurait causé un « feeding
frenzy » parmi des éditorialistes occidentaux n’a reçu aucune réaction chez
nous, c’est qu’une loi désuète existe effectivement qui affuble la personne du juge
d’un respect qu’il ne reçoit que dans les backwaters
des pays sous-développés de sa Majesté britannique. La Constitution permet une
entorse à la liberté d’expression là où le maintien de l’autorité de la cour
est jugé menacé – article 12(2)(b).
Geoffrey Robertson retrace cette propension à
une vieille approche coloniale selon laquelle « more restrictive press laws than those applied in England were upheld
in British dependencies because of the feared unruliness of coloured populations
». Ce crime qui est appelé « scandalising
the court » est obsolète en Angleterre, où il n’a pas été utilisé depuis les
années 30. Mais ce principe paternaliste du «small island » est bien vivant à
Maurice, où il est reconnu sous l’appellation Ahnee vs DPP ou DPP vs
Dhooharika. Dans ce dernier cas, où un journaliste de Samedi Plus a été condamné, en 2011, à une peine de prison de trois
mois, les juges ont déclaré : « We need
hardly state that in a small state jurisdiction such as ours, the
administration of justice is more vulnerable than in large and well established
jurisdictions such as the UK and Canada. »
Robertson fait ressortir qu’il
est difficile de comprendre pourquoi la juridiction d’un petit Etat devrait
maintenir dans notre Code pénal des press
offences qui sont considérées inutiles dans de plus grandes démocraties, d’où
sa recommandation de n’imposer aucune restriction supplémentaire sur les médias
du pays juste parce Maurice est une petite île. L’appel au Privy Council de M. Dhooharika (qui sera défendu gratuitement par
Geoffrey Robertson) repose justement sur la requête aux Law Lords de reconsidérer l’approche « small island » qui sous-tend
sa condamnation que «… it is permissible
to take into account that in a country such as Mauritius, the administration of
justice is more vulnerable than in the UK. The need for the
offence of scandalising the court on a small island is greater ».
Geoffrey Robertson fait ressortir
qu’on pourrait, au contraire, arguer que dans des petits pays aux administrations
vulnérables, il devient encore plus important que les médias enquêtent et scrutent
de plus près le judiciaire et que, de ce fait, le droit à la liberté
d’expression ne devrait pas rétrécir avec la taille du pays. Pour lui, la décision
de savoir si le judiciaire mauricien requiert une protection spéciale
appartient au Parlement et non au judiciaire lui-même. C’est pour cela que la Law Commission a recommandé l’abolition du
crime de « scandalising of judges » en Angleterre. Cette commission a fait
ressortir que, comme nous le disions dans le cas des secrétaires des juges, « preventing criticism contributes to a
public perception that judges are engaged in a cover-up and that there must be
something to hide ». Elle va plus loin et affirme que des poursuites sous
une telle loi seraient perçues comme « self-serving » de la part des juges et
contraire aux mœurs existantes. Ce n’est donc pas étonnant que c’est sur cette
section que Robertson met l’accent plus qu’ailleurs dans son rapport : « The suitability of ‘scandalisation’ is a
question upon which I would particularly welcome submissions. »
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