JM et les chefs coutumiers de la République démocratique du Congo

26 August 2013

Contempt of court : Lèse-seigneurie ou chape de plomb ?


Par Jean-Mée DESVEAUX
L’express-dimanche du 25 août 2013



Le sort a voulu que le scandale des secrétaires de juges de la Cour suprême, accusés d’avoir manipulé des dossiers de la Cour contre des pots-de-vin, éclate à peine trois mois après la publication du rapport de Geoffrey Robertson sur un nouveau texte de loi devant gouverner la presse. On se souvient que la PNQ du leader de l’opposition sur le judiciaire s’est arrêtée net, après à peine quelques minutes, lorsque le Premier ministre a réitéré sa confiance dans l’intégrité de nos juges et de notre système judiciaire. La réserve d’Alan Ganoo aura laissé passer une occasion unique de combler un vide dans la psyché d’une nation angoissée, sur un sujet qui la préoccupe au plus haut point et auquel elle a le droit d’obtenir des éléments de réponses.

Évacuer ce débat essentiel n’a nullement fait disparaître le malaise que les Mauriciens ressentent depuis l’éclatement de ce scandale. Au contraire, ce silence aura, de toute évidence, fait dégénérer la perception créée jusqu’à finir par fester the legal wound in the body of the state

La presse, échaudée depuis l’affaire Dhooharika (du nom du rédacteur en chef de Samedi Plus condamné à trois mois de prison pour contempt of court), a gardé un silence que certains seraient tentés de qualifier d’irresponsable à un tel moment. Mais son devoir d’informer et de commenter ce dysfonctionnement majeur au sein du judiciaire a dû, à ce moment-là, composer avec la mise en garde du chef juge, qui a prévenu que « members of the public are notified that any unfounded attack on the integrity of the judiciary or any statement, comments calculated to undermine the authority of the Court or prejudice the administration of justice may amount to an offence of contempt of Court ».

L’état de droit au sein d’une île Maurice démocratique, la viabilité de notre système économique de marché libre, la libre entreprise, l’inviolabilité de nos personnes et de nos biens, tout cela dépend, en dernier recours, de la fiabilité inébranlable de notre système judiciaire. Mais tout débat n’est pas nécessairement une attaque pernicieuse visant à renverser cet équilibre. On aurait dû pouvoir débattre de la calamité qui s’est abattue sur la Cour suprême dans le but même de rehausser ce système, « to enhance rather than undermine » l’administration de la justice. Si un tel débat rendait inéluctablement son auteur passible de contempt of court, ce serait un dérapage liberticide qui irait à l’encontre de la mission fondamentale de cette même Cour suprême.

Il s’agit de ne pas se voiler la face. Rien n’est plus pareil depuis ce 5 juillet fatidique, quand les secrétaires ont été appréhendés. Le pire a été évité quand le chef juge a, sans aucune hésitation, promis le support total du judiciaire à l’enquête de la police. Mais conjuguer, dans la même phrase, « police» et « judiciaire » suffit à nous faire comprendre que la pente sera raide avant que cette institution retourne sur le piédestal d’où elle a régné pendant des siècles.

Dès le départ, la cupidité alléguée des secrétaires Issuri et Jory ne permettait aucunement d’entacher l’intégrité morale des deux juges pour lesquels ils travaillaient. Ce qui est triste, cependant, c’est que l’intégrité ne suffisait pas ici, loin s’en faut. Voilà des professionnels dont la mission est d’exercer l’activité cognitive qu’on appelle « juger ». Leur formation académique et professionnelle est axée sur la justesse de cette activité. La destinée des milliers de Mauriciens qui défilent devant eux en cour est accrochée à la pertinence de leur jugement. Ils coupent, tranchent et, selon leur jugement, font de nos vies un paradis ou un enfer. Nous nous y soumettons tous, car c’est leur rôle, pour la pérennité du Law and Order dans une société stable, prospère et juste. 

Mais était-il consistant pour ces juges de se soustraire au verdict, sévère mais justifié, qu’ils ont manqué de discernement ? L’honnêteté, intellectuelle cette fois, permettait-elle à un juge de « suspendre son jugement» sur ses propres manquements quand il a passé sa vie à juger ceux des autres. Un éditorial d’une presse démocratique n’avait-elle pas le devoir de demander si nos deux juges n’ont pas manqué de jugement dans le choix d’hommes dont ils se sont entourés. Cet éditorial ne devrait-il pas avoir le droit de questionner leur discernement d’avoir accordé leur confiance aux deux secrétaires qui ont substitué leur jugement à ceux de leurs maîtres. Un tel éditorial aurait pu, enfin, questionner le manque de discernement de nos juges de ne pas step aside jusqu’à ce que des tiers du Privy Council ou autres aient quantifié l’ampleur des dégâts.

Cet éditorial n’a jamais été écrit. Pourtant, les mails de Messieurs Issuri et Jory ont donné une description graphique de l’influence néfaste qu’ils exerçaient sur la décision des juges Caunhye et Hamuth, leurs patrons respectifs. M. Jory déclare au suspect Michel Lee Shim : « Keep fingers crossed. Who knows that our man Issuri speaks to Caunhye and the execution of the judgement is NOT stayed! When we pay people, they can work more than expected for us. A judge’s secretary can do many more things. You have seen that. »

Ce secrétaire conseille aussi à « son client » de jouer un coup de poker et d’intimider la Gambling Regulatory Authority avec des menaces de procès de Rs 100 millions en vue de la faire capituler. Lire l’effronterie avec laquelle ces hommes manipulent nos deux juges est une expérience pathétique. Jory dit à Lee Shim dans un e-mail : « I have seen the draft. I know that you will get the interlocutory. My boss (Judge Hamuth, NdlR) will iron it before the circular is issued. But for the stay of execution, Issuri will have to work hard. After all that’s why you are paying us brother. It is the duty of the secretary to convince his judge not to commit a blunder… I will print these reasons and give to Issuri so that he explains to C (judge Caunhye, NdlR) now and then as I was doing with my Boss (judge Hamuth, NdlR). »

Si ce qui aurait causé un « feeding frenzy » parmi des éditorialistes occidentaux n’a reçu aucune réaction chez nous, c’est qu’une loi désuète existe effectivement qui affuble la personne du juge d’un respect qu’il ne reçoit que dans les backwaters des pays sous-développés de sa Majesté britannique. La Constitution permet une entorse à la liberté d’expression là où le maintien de l’autorité de la cour est jugé menacé – article 12(2)(b).
Geoffrey Robertson retrace cette propension à une vieille approche coloniale selon laquelle « more restrictive press laws than those applied in England were upheld in British dependencies because of the feared unruliness of coloured populations ». Ce crime qui est appelé « scandalising the court » est obsolète en Angleterre, où il n’a pas été utilisé depuis les années 30. Mais ce principe paternaliste du «small island » est bien vivant à Maurice, où il est reconnu sous l’appellation Ahnee vs DPP ou DPP vs Dhooharika. Dans ce dernier cas, où un journaliste de Samedi Plus a été condamné, en 2011, à une peine de prison de trois mois, les juges ont déclaré : « We need hardly state that in a small state jurisdiction such as ours, the administration of justice is more vulnerable than in large and well established jurisdictions such as the UK and Canada. » 

Robertson fait ressortir qu’il est difficile de comprendre pourquoi la juridiction d’un petit Etat devrait maintenir dans notre Code pénal des press offences qui sont considérées inutiles dans de plus grandes démocraties, d’où sa recommandation de n’imposer aucune restriction supplémentaire sur les médias du pays juste parce Maurice est une petite île. L’appel au Privy Council de M. Dhooharika (qui sera défendu gratuitement par Geoffrey Robertson) repose justement sur la requête aux Law Lords de reconsidérer l’approche « small island » qui sous-tend sa condamnation que «… it is permissible to take into account that in a country such as Mauritius, the administration of justice is more vulnerable than in the UK. The need for the offence of scandalising the court on a small island is greater ».

Geoffrey Robertson fait ressortir qu’on pourrait, au contraire, arguer que dans des petits pays aux administrations vulnérables, il devient encore plus important que les médias enquêtent et scrutent de plus près le judiciaire et que, de ce fait, le droit à la liberté d’expression ne devrait pas rétrécir avec la taille du pays. Pour lui, la décision de savoir si le judiciaire mauricien requiert une protection spéciale appartient au Parlement et non au judiciaire lui-même. C’est pour cela que la Law Commission a recommandé l’abolition du crime de « scandalising of judges » en Angleterre. Cette commission a fait ressortir que, comme nous le disions dans le cas des secrétaires des juges, « preventing criticism contributes to a public perception that judges are engaged in a cover-up and that there must be something to hide ». Elle va plus loin et affirme que des poursuites sous une telle loi seraient perçues comme « self-serving » de la part des juges et contraire aux mœurs existantes. Ce n’est donc pas étonnant que c’est sur cette section que Robertson met l’accent plus qu’ailleurs dans son rapport : « The suitability of ‘scandalisation’ is a question upon which I would particularly welcome submissions. »

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