CONSEIL ECONOMIQUE ET SOCIAL
L’ILE Maurice ne serait donc pas l'innovatrice du tripartisme, comme nous aurions pu le penser. La France va encore plus loin que nous car là, le mot d'ordre est le multi-partisme.
M. Pierre Delmon, qui est aussi bien membre du Conseil économique et social — instance consultative nationale de France — que président du comité économique et social du Nord Pas de Calais, a entretenu L'Express durant son séjour chez nous sur ce qu'il conçoit être une évolution logique de la démocratie.
D'après M. Delmon, le système démocratique où les électeurs sont appelés à donner leurs voix tous les quatre ou cinq ans est dépassé. Le mot à la mode en France est la participation de la base dans le processus de décision, nous dit-il. Les élections ne satisfont généralement que le côté quantitatif de la représentativité. Le facteur qualitatif est satisfait par la pleine participation de toutes les parties en cause en vue d'éclairer la décision finale des élus.
Entretien réalisé par
Jean-Mée DESVEAUX
L’express du 20/9/1978
Q. M. Pierre Delmon, vous êtes le président du Comité économique et social du Nord Pas de Calais et vous êtes aussi membre du Conseil économique et social français. Les membres siégeant dans ces instances consultatives ne se présentent pourtant jamais aux élections. N'y a-t-il pas un élément antidémocratique dans ce système où certains donnent des conseils sans être responsables devant le peuple?
R. Je pense au contraire que ces assemblées sont hautement compatibles avec la théorie de Montesquieu, qui est à la base des vieilles démocraties comme celles qui prévalent aux Etats- Unis, en Grande Bretagne et chez nous, en France. Nous ne formons pas partie d'assemblées politiques. Les élus du peuple ont la responsabilité de prendre des décisions et notre tâche est seulement de donner des avis sur des problèmes importants quand on nous en fait la requête. Nous pouvons aussi faire ce qu'on appelle une "auto saisie" ce qui consiste à décider nous-mêmes d'étudier un problème et de soumettre un avis éclairé à ce sujet aux instances politiques.
Q : Vous ne répondez là que partiellement à notre question. Ne pensez-vous pas que cette méthode a un caractère antidémocratique?
R. Pas du tout. C'est au contraire une forme évoluée de la démocratie. Qu'est-ce qui se passe dans certaines démocraties en ce moment? La majorité vote un gouvernement et la minorité se tait pendant quatre ou cinq ans jusqu'aux nouvelles élections. Mais les gens ne se contentent plus de cette délégation de pouvoir tous les quatre ans. Ils entendent contester; ils insistent sur la participation et sur la concertation par toutes les parties en cause sur les problèmes qui les touchent.
Le Conseil économique et social national et les comités régionaux comportent des gens qui ont des intérêts différents à défendre. Il y a là des syndicalistes, des patrons, des agriculteurs, des pêcheurs, des membres de la Chambre du Commerce et j'en passe. C'est une forme de vie associative où prime la liberté d'expression. On peut dire peut-être que tandis que les élections règlent l'aspect quantitatif de la représentativité, notre domaine souligne l'aspect qualitatif qui est trop souvent ignoré.
Q. Si je comprends bien vous assumez que les politiciens ne sont pas suffisants.
R. Si on présentait la chose de cette façon-là, les politiciens sauteraient haut. Mais il est un fait que nous sommes dans un monde où les décisions des élus peuvent être changées et pas seulement par des groupes de pression.
Les grandes orientations politiques ignorent beaucoup d'aspects de la vie intérieure du pays. Les politiciens sont trop souvent perdus dans un monde à eux. Ils posent et abordent les problèmes en terme d'institution ou d'idéologie. Pour nous, c'est la pratique qui compte. Nous vivons au niveau du concret. Ils sont souvent en compétition entre eux alors que ce genre de considération n’existe pas pour nous. Nous visons seulement à leur faire prendre conscience des intérêts régionaux.
Il est aussi important de faire ressortir qu'en répondant aux aspirations du peuple en général, en lui donnant le moyen de s'exprimer à travers ce que nous faisons, nous prévenons les révolutions qui sont souvent dues à la frustration que provoque un mutisme forcé.
Q. Vos avis sont-ils généralement acceptés?
R. Vous touchez là à un problème qui est des plus chatouilleux. Si on dit qu'aucun de nos avis n'est accepté, les conseillers et les membres de nos comités sont furieux. Si nous disons, par contre, que tous nos avis sont acceptés, ce sont les politiciens qui sont furieux. Il y a un art à faire les choses qui ressemble un peu à l'art de faire la cuisine mais il n'est pas possible de donner des statistiques à ce sujet. Il est clair cependant que si les gens veulent se regarder en chiens de faïence, c'est la faillite pour ce système.
Il est indéniable que les politiciens sont souvent perdus devant certains problèmes. Eux ne connaissent que l'opinion publique, tandis que nous avons les données de ces problèmes en main étant les experts dans nos domaines respectifs. Il va donc de l'intérêt du politique d'avoir une institution comme la nôtre qu'il peut consulter avant de prendre une décision.
Q. N’êtes-vous pas en quelque sorte en compétition avec l'administration centrale dans votre désir de voir vos avis plutôt que les leurs être acceptés?
R. Oui. C'est un fait et je pense que c'est une bonne chose. Comme je disais plus haut le politicien n'est pas souvent en mesure de connaître la solution aux problèmes qu'il doit affronter.
Le technocrate, par contre, qui a un point de vue assez développé sur toutes les questions, essaye d'imposer son opinion aux élus. Nous présentons donc le contre-poids de cette opinion et la nature de notre recrutement fait que nous sommes plus capables que cette administration monolithique.
Q. Pensez-vous qu'un tel système porterait des fruits dans un pays en voie de développement?
R. Cela dépend de la politique que veut mener le gouvernement du pays concerné. Si ce gouvernement est autoritaire, il ne mettra finalement en place que des multiplications de son autorité. Le système dont nous parlons suppose un désir de régionalisation et de décentralisation de la part du gouvernement. D'autre part, cette méthode demande que la base puisse être écoutée. Cela étant le cas, on doit donc se demander s'il est possible d'écouter la base dans un pays en voie de développement où toutes les questions sont vitales. Je pense personnellement qu'une structure comme celle dont nous parlons demanderait plus d'encadrement dans un pays en voie de développement. La condition sine qua non serait d'avoir une élite locale.
Q. M. Delmon, vous vous rendez à la Réunion où vous comptez étudier avec vos collègues la possibilité d'une plus grande intégration de notre île soeur à la Communauté Economique Européenne. On a beaucoup parlé d'indépendance de la Réunion ces derniers temps, qu'en pensez-vous?
R. C'est un point très délicat et très sensible, je dois donc souligner que je ne donne ici que mon opinion personnelle. On a parlé à l'OUA de l'indépendance de la Réunion, mais je pense que ce sont là des problèmes de rivalité entre pays voisins. Nous ne pouvons vous blâmer sur ce chapitre car nous, Européens, nous vous avons donné l'exemple. Il n'y a pas d'autres continents où les pays se sont autant battus entre eux qu'en Europe. Si ce sont ces petites rivalités qui déterminent la question en cause, je dis que le problème n'est qu'une tempête dans un verre d'eau. Pour moi, la vraie question surgit lorsqu'il y a téléguidage de la part des grandes puissances politiques. Le réel danger a trait à la rivalité entre l'U.R.S.S, les E.U ou l'Europe — quoique cette dernière soit encore bien divisée. On veut être indépendant. Mais indépendant de qui ou de quoi? Si c'est pour tomber ensuite sous l'hégémonie d'une super-puissance, cela ne vaut pas la peine.
Q. Et si nous parlions plus précisément de votre attitude en tant que membre du Conseil Economique et Social vis-à-vis de la Réunion. Vous y serez dans deux jours, êtes-vous sous l'impression que vous allez de nouveau vers la France métropolitaine?
R. Non. Je ne dirai pas que je vais en France métropolitaine. Mais, je ne vais pas non plus en tant que colonialiste chez des "colonisés'' en leur apportant quatre sous pour qu'ils restent Français. Nous agissons différemment de l'Angleterre. Nous sommes en faveur de continuer à coopérer avec ceux qui ont toujours été avec nous. Mais ce n'est pas une question d'aumône. Chacun apporte sa contribution décisive à l'ensemble. C'est cela la solidarité.
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