JM et les chefs coutumiers de la République démocratique du Congo

22 September 1978

Une manière de vivre en voie de disparition


RENCONTRE AVEC M. BASDEO RANGLOOLL de Flic-en-Flac

LE vacancier qui s'en va prendre un bain à Flic-en-Flac ne peut pas ne pas avoir remarqué la chaumière qui se trouve à l'angle de la route principale et de celle qui mène à la Villa Caroline. Dans cette case, vivent un laboureur de 37 ans, M. Ranglooll, et sa "petite" famille de quinze personnes. Cette maison est le vestige d'un passé révolu et sans gloire. Le mode de vie de ses habitants est, par contre, un exemple de chaleur familiale, de bonne entente et de coopération. C'est un mode de vie que l'on voit disparaître avec beaucoup de peine dans un pays où l'individualisme devient de plus en plus un égocentrisme matérialiste à outrance. Dans l'interview qui suit, M. Ranglooll a bien voulu ouvrir la porte de sa maison aux lecteurs de L'Express et leur permettre de partager l'intimité d'un foyer dont il est fier.

Propos recueillis par Jean-Mée DESVEAUX

L’express du 22/9/1978

Sa lakaz la c'est ene souvenir mo gran dimoun, mo pas le devaste li.

Q. M. Basdeo Ranglooll, vous êtes père de six enfants et votre femme est de nouveau enceinte. Vous êtes laboureur de métier et vous ne touchez donc pas une fortune. Est-ce que vous vous rendez compte que votre famille s'appauvrit davantage avec l'arrivée de chaque nouvel enfant? Ne pensez-vous pas qu'il est criminel envers eux et envers le pays en général de faire montre de si peu de responsabilité?

R. Il y a certainement un problème ici mais les choses peuvent aussi être vues d'un autre angle. Boucou zom coureur. Zot galoup derrier le zot fam mais moi mo pas intéressé dan ça façon là. Au lié mo gaspille mo la grain dehor vau mié mo sème li pou mo-même. Dimain après dimain mo coné li pou rann moi service.
Ce n'est pas moi le criminel, mais ceux qui entretiennent cinquante femmes ailleurs. Ne pensez-vous pas que la vraie cause de scandale soit plutôt le nombre d'enfants qui naissent en ce moment sans connaître leur père? Quand un nouvel enfant vient au monde au sein de ma famille, il connaît ses parents et il ne sera pas maltraité.

Q. Pensez-vous quand même qu'un tel nombre d'enfants soit une chose désirable pour une famille pauvre?

R. Non. Le moment est arrivé de ''cancel ça net''.

Q. Est-ce seulement après le septième enfant que vous décidez qu'il est temps de faire quelque chose?

R. Avant lé temps réalise li, ti fine déza tro tard. Tout ça dépend ene zom mo croire. J'aurais voulu avoir trois ou quatre enfants, pas plus. Mais quand les autres sont venus, nous les avons accueillis avec le même bonheur. Nous n'avons jamais eu le sentiment qu'ils étaient indésirables. Je dois aussi dire que ma femme a essayé trois ou quatre systèmes contraceptifs, mais cela lui a fait plus de tort que de bien. Il va de soi que le poids de ma responsabilité augmente avec chaque enfant , mais je me prive. J'ai coupé sur les cigarettes, j'ai coupé toutes les choses que j'aimais comme les pique-niques, les bals, etc.

Q. Ce qui frappe chez vous, c'est qu'en plus de votre famille, il y a un grand nombre de personnes qui vivent ici, à l'intérieur de l'espace restreint de ces trois chambres. Vous êtes 15 au total si je ne me trompe pas . . .

R. En effet, nous formons une très grande famille. J'avais seulement un enfant quand mes quatre beaux-frères et ma belle-sœur ont perdu leur dernier parent. Je venais de quitter la maison de mes parents et j'étais très heureux de les accueillir chez moi. Cela fait plus de dix ans qu'ils sont chez moi maintenant. Certains d'entre eux étaient très jeunes à ce moment-là et je les ai élevés comme mes propres enfants. J'ai pris la place de leur père et ma femme a agi comme une maman pour eux. Entre-temps bien sûr, mes enfants sont venus au monde. J'ai marié un de mes beaux-frères ainsi que ma belle-sœur. Ils ont eu leurs enfants à leur tour, mais ils sont toujours ici. Ils ont vécu avec nous pendant tout ce temps et ils ont tenu à rester ici. Où que j'aille, ils viendront avec moi. Mon beau-frère a bâti la troisième chambre que vous voyez et il y vit avec sa famille. Nous nous servons tous de la même petite cuisine. Nous sommes un peu à l'étroit en ce moment, mais les "grands" viennent d'acheter quelques feuilles de tôle et du bois pour bâtir une chambre sur ce même terrain.

Q. Quelle sensation éprouvez-vous de vivre dans une si grande famille? 

R. J'ai moi-même, durant mon enfance, vécu dans une très grande famille. La chance fine porté quand mo fine marié: mo fine gagne éne grand fami koumsa. Li éne bel lamour pou moi. Quand mo rentre lacase éna touzour dimoun là. Tou déroul entre nou mem. Si éne péna, lot prête so camarad et kan fine aidé péna réclamations. Ena toujours kikene ki pé veille éne baba.

Q. N'empêche que vous vivez les uns sur les autres. Cela ne crée-t-il pas une certaine promiscuité? Comment pouvez-vous vivre pleinement votre vie conjugale avec toutes ces personnes autour?

R. Bisin cone cokin. Bisin veille locazion pou capave gagne contact avec bonne fam. Fodé ou perdi lor sommey. Après tout, les plus grands dorment dans une chambre voisine avec leurs oncles. Seuls les petits vivent dans notre chambre. Nous ne nous exposons évidemment pas mais il arrive qu'un enfant soit témoin d'une telle scène. Il n'est pas choqué pour autant car ils n'ont pas de mauvaises fréquentations qui leur feraient penser qu'un acte semblable entre leurs parents est une chose curieuse.


Etable pour la vache et les boucs.
Q. Parlons maintenant de votre métier. Vous êtes laboureur sur une propriété. Comment s'organise votre travail?

R. Nous nous organisons en équipe de 16 personnes. Nous commençons à travailler vers 5 h 30 ce qui fait que nous devons être debout vers les 4 h du matin. Remarquez que ceci n'est pas très dur car nous en avons l'habitude, si bien que notre sommeil se casse à cette heure même les jours fériés. Nous préférons commencer à cette heure de façon à pouvoir finir notre tâche de la journée qui est de trois tonnes de cannes par coupeur avant que le soleil ne se mette à taper trop fort. Nous autres habitants de Flic-en-Flac, avons l'avantage d'être à proximité de notre lieu de travail. Notre famille ne doit pas nécessairement se lever en même temps que nous. Un enfant peut nous apporter notre déjeuner là où nous travaillons. Nous finissons de travailler vers onze heures. Nous rentrons chez nous et après avoir mangé quelque chose, nous nous reposons généralement de 13 h à 15 h.

Q. Vous cessez de travailler relativement tôt. Ne pourriez-vous pas faire plus que la tâche minimale?

R. Il y a beaucoup de facteurs qui nous empêchent de continuer. Il y a, d'une part, le soleil et, de l'autre, la poussière qui nous étouffe car nous coupons généralement des carreaux qui ont été brûlés préalablement. Il faut aussi tenir compte du fait que tout le monde n'est pas bâti de la même façon dans notre équipe de 16. Il y a des forts et des faibles. Ceux-là doivent être aidés. Ou bisin rembourse so zourné. Ou fine vine ensam gramatin ou pas kapav kit ene dimoun dan karo pou li fini so zourne. Letan ou riss zot ou pe fer ene tonne ou bien deux tonnes en plis.

Q. Combien d'argent pouvez-vous vous faire par jour?

R. Nous sommes payés par quinzaine à la raison de Rs 8.13 environ la tonne. Si nous travaillons six jours par semaine, cela nous fait donc Rs 300 par quinzaine, mais la tâche est dure. Il est nécessaire de prendre un jour de repos par semaine. Je ne connais aucun laboureur qui fasse 12 jours sur 12, à moins bien sûr, de faire des travaux divers. Quand nous avons des congés publics, la situation change, car là, comme ce fut le cas récemment, nous perdons des journées de travail, vu que les travailleurs temporaires ne sont pas payés ces jours-là.


Des enfants accueillis avec le même bonheur.
Q. Vous travaillez comme laboureur depuis plus de vingt ans. Comment se fait-il que vous ne soyez pas encore un employé confirmé avec tous les avantages que ce statut comporte?

R. Pour être un employé confirmé, il faut avoir fourni, pendant trois ans, une moyenne de 80% de présence par an. Le pourcentage durant l'entrecoupe est un peu moins que cela. Mais on ne nous donne pas vraiment l'occasion de remplir ce minimum car, à la fin de chaque année, on reçoit notre discharge. Cela veut dire qu'après un congé de 15 jours, on recommence à travailler comme un débutant.

Q. Êtes-vous concerné par l'action des syndicats?

R. Les syndicats sont faits pour des employés confirmés qui ont le droit de réclamer une amélioration de leurs conditions de travail à leuremployeur. Pour nous qui avons notre discharge de toute façon, nous ne sommes pas concernés par les syndicats.

Q. On ne cesse de répéter que le rendement des travailleurs baisse de jour en jour. Qu'en pensez- vous ?

R. C'est la canne elle-même qui rend moins. Là où nous avions l'habitude de couper cinq paires de ligne pour un voyage, nous devons maintenant en couper sept à huit.

Q. Etes-vous concerné par la mécanisation?

R. On a déjà essayé de couper la canne mécaniquement, mais cela n'a pas marché car la machine coupait trop haut. Mais des modifications peuvent probablement être faites en vue de mécaniser la récolte à 100%. Quand cela arrivera, le peuple mourra de faim. Comment voulez-vous qu'un homme qui a été laboureur toute sa vie, puisse changer de métier du jour au lendemain. Pour moi encore, le problème serait moins grave car vivant sur la côte, je pourrais me tourner vers la pêche. Mais qu'adviendra-t-il de ceux qui vivent au centre?

Q. Vous finissez de travailler tôt. Vous êtes laboureur de métier et vous vivez sur la côte. Pouvez-vous augmenter vos revenus par le moyen de la pêche ou du jardinage?

R. Je ne possède pas assez de terre pour pouvoir planter mais je fais de l'élevage. J'ai, chez moi, trois vaches, une vingtaine de cabris et une dizaine de lapins. Je peux vendre jusqu'à cinq boucs par an à raison de Rs 250 à Rs 300 par tête. Les vaches me donnent une moyenne de Rs 100 de lait par mois pendant sept mois de l'année. Tout sa bann transaction la c'est pou permett la case fer progrès. Il y a aussi la pêche qui nous ramène jusqu'à Rs 400 par mois. A chaque veille de congé public par exemple, je quitte chez moi vers 18 h pour ne rentrer que le lendemain matin. Une telle pêche me permet de prendre Rs 90 de poisson que je vends au baillant.

Q. Voyons maintenant le facteur habitat. La maison dans laquelle vous vivez est construite avec de la paille et de la bouse de vache. Elle est, du reste, une des dernières maisons de ce genre à Flic-en-Flac. Vous vous habillez pourtant très correctement. Le facteur habitat n'est-il pas important pour vous?

R. C'est important pour moi. Je me rends compte que mon devoir de père est de bâtir une maison convenable pour mes enfants. J'ai fait des démarches dans ce sens et j'attends les résultats en ce moment. Il y a aussi un facteur sentimental qui nous attache à cette maison. Ca la case là ene souvenir mo grand dimoune, mo pas lé dévasté li. Quand j'aurai les moyens, je bâtirai à côté, mais je ne compte pas détruire celle-là. Il ne faut pas oublier que du point de vue de la santé, il est mille fois préférable d'habiter une telle maison. Vous n'y avez ni trop chaud ni trop froid. Vous n'avez qu'à voir les campements sur la côte pour vérifier ce que je dis. Et puis, cette case a tenu un cyclone comme Gervaise.

Q. N'arrive-t-il pas qu'on se moque de votre mode de vie et de votre maison?

R. Dimoune la li bete si li guet mo lakaz. Zozo pas guet par so plim. Du reste, les personnes qui me connaissent savent la peine que j’ai eue à élever ma famille. Ce n'est qu'à présent que nous pouvons progresser un peu car mes jeunes beaux-frères commencent à travailler et graduellement, ils achètent le matériel nécessaire pour bâtir autre chose. Vous pouvez déjà voir dans la cour des blocs qu'ils ont achetés dans ce but. Voilà la coopération étroite dont je vous parlais.

Q. Avez-vous un compte en banque?

 R. Oui et cela depuis 6 ans mais li marche lor nom bonne femme. Quand nous vendons un animal ou quand je fais une bonne pêche, c’est toujours un peu d'argent que nous mettons de côté. Je ne sais pourtant pas à combien s'élève cette économie car c'est un domaine où je ne mets pas mon nez. Quand ma femme touche un cycle ou reçoit de l'argent du lait vendu, elle le met à la banque.

Q. Et comment voyez- vous l'avenir?

R. Ça mot l'avenir là bien difficile. Nou cone hier, nou fine cone zordi, nou pas kapav cone ki pou ena demain . . .

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