JM et les chefs coutumiers de la République démocratique du Congo

27 October 1978

Mourir, la belle affaire…mais vieillir..

On ne peut s'arrêter devant le phénomène de la vieillesse sans que la pensée ne se heurte immédiatement au mystère du "temps". Le temps, concept indéfinissable qui se mesure moins par le tic tac d'une pendule que par les effets irréversibles qu'il laisse sur tout être humain lors de sa progression inexorable.
Et pourtant, y a-t-il parmi nous quelqu’un qui, à un moment ou à un autre de sa vie, ne s'est pas laissé prendre par le désir suicidaire de voir accélérer le cours de sa vie, hâtant du même coup l'heure de sa vieillesse, cette "antichambre de la mort". On entend souvent : "Dans dix ans, j'aurai payé ma maison. Comme je voudrais en être déjà là!" ou encore : "Dans cinq ans, ce vieux croulant prendra sa retraite et je serai mon propre ‘’boss’’. Dieu veuille que cela passe vite!" Et on se retrouve tout déconfit au seuil de la mort dans ce ‘’no man 's land’’ de la vieillesse.
S’il est vrai, comme dit le poète, que le temps d'apprendre à vivre et il est déjà trop tard, notre entretien d'aujourd'hui avec Mme I.P., une vieille de 88 ans qui réside au Wilson Home, pourra, peut-être, inciter certains de nos lecteurs à réfléchir à deux fois avant de vouloir anticiper un "lendemain" cossu mais combien éphé­mère!

Propos recueillis par Jean-Mée DESVEAUX
L’express du 27/10/1978

''La mort m'attend comme une vieille fille au rendez-vous de la faucille" Jacques Brel

Q: Vous avez 88 ans et vous avez atteint l'âge où l'on peut vous qualifier de "vieille" sans vous offenser. Quelle est votre définition de la vieillesse?

R La vieillesse est une amie bien désagréable. Je dirai que c'est le pire des maux. Elle est exigeante et capricieuse, elle éprouve une grande satisfaction à détériorer tout ce que Dieu a créé. Nous avons été créés beaux et sains et regardez à quoi nous sommes maintenant réduits.
Il y a, bien sûr, certaines vieilles qui n'ont pas vraiment à se plaindre de leur vieillesse mais à côté de celles-là, il y en a d'autres qui sont de vraies infirmes. Personnellement, j'ai la consolation de pouvoir encore lire, écrire et coudre, mais mes jambes ne me supportent plus. Malgré mes souffrances, je remercie Dieu d'être encore lucide, car il y a des personnes dont les facultés mentales ont tellement diminué, qu'elles n'ont même plus conscience de leur existence.
Il ne faut pas idéaliser la vieillesse car elle est révoltante. Je me coiffe et je me mets de la poudre tous les matins mais je ne me regarde jamais dans une glace, car je me révolte à l'idée du ravage que les années ont fait sur mon visage.

Q: Le phénomène du vieillissement est graduel. Arrive-t-il un moment où l'on constate pour la première fois qu'on a atteint l'âge de la vieillesse?

R: J'ai travaillé jusqu'à l'âge de 72 ans et je ne sentais pas que j'étais devenue vieille. A 75 ans, j'ai commencé à souffrir d'une cataracte et j'ai dû cesser de travailler. Si vous m'aviez posé la question à ce moment-là, je crois que je vous aurais répondu par l'affirmative.
Remarquez que rien ne m'empêcherait d'accepter un emploi de caissière ou quelque chose d'approchant, même maintenant.
Tout dépend de chacun. Certaines personnes se sentent vieilles à 50 ou à 60 ans. C'est, peut-être, une question de tempérament.

Q : Pensez-vous qu'il s'agisse surtout d'un état d'esprit. Peut-on être vieux physiquement et garder un moral de jeune?

R: Non, car l'un entraîne l'autre. On ressent les morsures de la vieillesse aussi bien mentalement que physiquement. Il m'arrive parfois de ne pas retrouver telle ou telle expression au beau milieu d'une conversation. Je constate alors que mon moral est fatigué et cela m'énerve.

Q: Est-il possible de se battre contre la vieillesse comme on lutte contre une maladie?

R: Non, on ne peut se battre contre la vieillesse. Toute chose a son temps ici-bas. Rien n'est éternel.
Si vous êtes jeune et que vous êtes malade, vous pouvez lutter contre le mal qui vous attaque car, après vos souffrances, vous espérez la consolation de la convalescence. Il n'y a rien de tel pour cette maladie qu'est la vieillesse. Elle vous détruit gentiment, moralement et physiquement. C'est un parasite qui provoque graduellement la détérioration complète d'un être humain.

Q: Les souvenirs et les réminiscences sont-ils très importants pour les vieux?

R: Très importants, en effet. Il vous arrive d'avoir un cafard et, à ce moment- là, un livre, un morceau de musique, un mot même peuvent vous rappeler des moments heureux. Ces souvenirs vous rappellent que, vous aussi, vous  avez eu votre part de cette vie qui maintenant vous échappe. J'étais musicienne et tel morceau de musique que j'ai joué ici ou là, peut me faire revivre, en imagination, toutes les heures délicieuses que j'ai connues jadis.
Il y a aussi les mauvais souvenirs des heures tragiques qui reviennent souvent sans être annoncées. Ceci est naturel car, à notre âge, nous avons perdu tous nos proches, ce qui nous laisse évidemment de bien tristes souvenirs.

Q : Comment voit-on les aspirations et les luttes de sa vie passée? Y découvre-t-on une certaine futilité ou bien gardent-elles toutes leurs valeurs?

R: Mon rêve était d'être médecin. La guerre est venue et a tout anéanti. Après la guerre, je n'ai jamais pu réaliser mon rêve.
Je crois que je regrette encore de n'avoir pas été médecin, car j'aurais pu soulager la douleur d'autrui. C'était un sentiment très fort chez moi. Mon père et mes oncles étaient, d'ailleurs, médecins.
Quand je regarde ma vie, je me rends compte que j'ai eu une vie bien remplie, quoique j'aurais voulu avoir fait davantage.

Q: Qu'est-ce qui caractérise le mieux votre attitude envers la vie? Est-ce le désir de la revivre, celle de la prolonger ou plutôt celle d'en finir au plus tôt?

R: Aucune. Je laisse le soin du choix à la volonté divine. Je ne voudrais pas revivre ce qui est déjà passé. Je ne veux pas lutter encore.

Q: La longévité a ses problèmes. On continue à vivre dans un monde qui se vide des amis et connaissances. Les personnes de votre génération s'en vont les unes après les autres. Ce vide est-il remplaçable?

R : Nous ne pouvons pas remplacer les disparus, car ce sont des affections de longues durées qui s'effacent brutalement. Chaque jour, c'est une branche qui meurt et on se revoit seule au milieu de la plaine.
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La mort est inévitable. Cela ne sert donc à  rien d'en avoir peur.

Q: Ceci pose des problèmes de solitude. Eprouve- t-on un sentiment d'abandon?

R: On ne se sent pas abandonné mais on devine un rétrécissement de la société autour de soi. Les visites s'espacent, deviennent de plus en plus rares, disparaissent, et on reste-là à penser à ceux qu'on avait l'habitude de voir.

Q: Quelle est votre attitude vis-à-vis de la société mauricienne actuelle?

R: Ne sortant plus, je me suis créé une société à moi.
Mes idées ne cadrent pas avec celles de la société actuelle. Quand je suis obligée d'aller en société, comme cela m'arrive à l'occasion d'un mariage quelconque, je me conforme aux normes actuelles. Je parle quand il faut parler et je ris quand il faut rire. Je me garde bien de faire une remarque ou de donner mes impressions car, dans ces cas-là, la réaction typique est de s'entendre dire : "Tu es vieux jeu" et on vous laisse en plan. Mais je dois dire que je connais mal la société actuelle.
Les rares fois où je sors, je me déplace en voiture et il est évident que ce n'est pas de cette façon que je pourrais connaître la société d'aujourd'hui.

Q: Pensez-vous que la société manque d'égards et de reconnaissance envers les vieux?

R: Non. Il y a beaucoup de personnes qui viennent nous visiter ici car elles s'intéressent à nous. Au niveau du gouvernement, un pas a été fait dans la bonne direction avec l'augmentation de la pension de vieillesse, mais il reste encore beaucoup à faire car il y a énormément de vieux qui sont encore dans le besoin.

Q: Comment expliquez-vous l'attitude de ceux qui n'hésitent pas à placer les personnes âgées dont ils ont la charge dans un couvent ou dans une maison de repos? Pensez-vous qu'une telle attitude est dictée par la peur de côtoyer ces vieux à Iongueur de journées? Ou bien est-ce tout simplement de l'indifférence?

R: Il faut toujours se mettre à la place d'autrui. Aujourd'hui, hommes et femmes doivent travailler pour faire fonctionner le ménage. Un loyer coûte Rs1000 par mois et une paire de chaussure Rs 300.
Il faut donc se mettre en présence de la vie actuelle qui ne permet pas toujours à un couple qui travaille de s'occuper d'un vieillard invalide. Une garde-malade coûte très cher. Ceci fait qu'on doit parfois passer outre à ses sentiments, et caser ces vieux quelque part.

Q: Vous avez, tout à l'heure, mentionné la difficulté d'échanges entre les vieux et les autres. Le dialogue est-il encore possible?

R: Je pense que le dialogue est bien souvent impossible. Les jeunes ont tellement évolué que les vieux n'arrivent pas toujours à saisir toutes les données du problème. Celle-là ne verra pas d'un bon oeil ce que fait celle-ci. Il est donc préférable de laisser à chacun ses idées sans trop essayer d'approfondir les choses. Je connais des vieilles qui partagent entièrement les idées des jeunes et d'autres qui en sont totalement réfractaires. Dans ces conditions, il est préférable de ne pas insister car les heurts deviendront trop violents.

Q: La proximité avec la mort vous inspire-t-elle une crainte particulière?

R : La vieillesse est l'anti¬chambre de la mort. Elle vous met dans le sentier de la mort, comme dit Anatole France.
La vieillesse nous détache des biens de la terre et nous permet de voir qu'il n'y a rien de stable ici-bas.
La mort est inévitable. Cela ne sert donc à rien d'en avoir peur. Elle devient, en fait, un compagnon car nous n'avons aucun moyen de nous en défaire. Chaque soir, on se dit "c'est peut-être ce soir". Le lendemain matin, on se dit: "ce sera sans doute aujourd'hui". On doit être toujours prêt pour le grand départ.

Q : Vous parlez de la vie "ici-bas", pensez-vous à une autre vie après celle-ci ?

R: Oui. Il est incontestable que la foi qui vous donne une telle espérance, rend les derniers jours beaucoup plus supportables.

Q: A votre âge, que craignez-vous le plus?

R: J'ai tant vécu que je ne crains plus rien. Cependant, quand je suis en présence d'une vieille personne totalement diminuée aussi bien physiquement que mentalement, je demande instinctivement à Dieu de m'épargner une telle épreuve. Notre hantise est qu'une crise cardiaque peut, en un clin d'œil, nous réduire à une vie végétative.

Q : Que veut dire le mot "avenir" pour vous?

R: L'avenir c'est de demander au Tout Puissant de me garder toutes mes facultés jusqu'à la fin. Je ne demande rien d'autre.

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