ENTRETIEN AVEC M. BENJAMIN MOURA
Pour Sigmund Freud, le père de la psychologie moderne, les instincts essentiels de l'homme peuvent être classés en deux catégories: "Eros", l'amour et "Thanatos", la mort.
Ce psychologue, dont les théories sont, de nos jours, plus ou moins remises en question, avait quand même raison quand il évoquait la peur de la mort comme une des réactions les plus profondes chez l'homme. Réaction qui se traduit généralement par un refus d'envisager ce phénomène comme l'échéance inévitable qui attend chacun de nous. Eros aiguise nos facultés mentales et Thanatos les étouffe.
Il est peut-être naturel qu'il en soit ainsi pour le commun des mortels, mais il existe des personnes dont le métier consiste justement à préparer le passage vers cet au-delà. Parmi ceux-là se trouve la famille Moura qui, depuis un demi-siècle, gère un bureau de deuil dont le nom est inévitablement associé, à Maurice, à l'image de la mort.
L'Express interviewe ici M. Benjamin Moura sur sa profession d'entrepreneur de pompes funèbres qui le place dans une situation de familiarité avec la mort.
Propos recueillis par Jean-Mée DESVEAUX
L’express du 4/10/1978
Q: On peut dire que votre profession vit littéralement de l'inévitabilité de la mort. Quelle est votre attitude envers cette profession?
M. Benjamin Moura: Mon père a fait ce métier pendant quarante-cinq ans. Quand il est mort il y a environ sept ans, mon frère Richemond et moi avons pris la relève quoique nous étions relativement jeunes. Il faut bien dire que nous n'avons pas attendu ce moment pour "mettre la main à la pâte". Depuis l'âge de dix-neuf ans déjà, soit une quinzaine d'années de cela, j'avais déjà fait le choix de suivre cette voie. Dès ma plus tendre enfance, j'avais vu mon père à l'oeuvre et j'avais peut-être déjà opté pour cette vocation. J'aime ce métier. Du reste, j'ai un jeune fils qui pourra suivre nos traces un jour s'il veut bien. Le choix sera à lui, car je ne compte nullement l'influencer. C'était ma vocation à moi et j'ai suivi mon père, mais rien n'oblige mon fils à faire le même choix.
M. Richemond Moura: Personnellement, je ne voudrais pas que mes enfants fassent, un jour, ce métier. On ne peut pas avoir une vie normale. On est trop esclave du boulot. Au début, ce fut très dur pour moi, mais je pense que je m'y suis habitué maintenant.
Q: Peut-on parler de satisfaction personnelle dans ce métier?
R : Oui, car finalement c'est un métier comme les autres. Quand on reçoit une commande à la suite d'une mortalité, on fait tout ce qui est possible pour ne pas, ensuite, avoir des reproches. Quand un enterrement qu'on a suivi du début à la fin est bien fait et qu'on reçoit ensuite des remerciements des parents du défunt, on en est vraiment fier. Il est à noter qu'un enterrement peut produire cette satisfaction indépendamment de son envergure.
Q: Vous devez, à la longue, acquérir une certaine familiarité avec la mort. Vous la prenez comme elle vient et cela devient pour vous un phénomène tout à fait naturel. Ne vous arrive-t-il pas, cependant, d'être ému par une "commande"?
R: Il est un fait qu'on s'habitue à l'idée de travailler avec des morts comme on s'habitue à faire n'importe quoi. Pour moi, faire le cercueil lui-même devient aussi banal que d'enfiler une chemise. La mort devient une chose naturelle et c'est naturel que ce soit ainsi. Je crois que cette perspective est bien plus réaliste que celle que les gens adoptent en général.
Mais il est vrai qu'il m'arrive d'être touché par tel ou tel cas particulièrement tragique. Ce qui me peine, c'est de faire le cercueil d'un enfant. A ce moment-là, je pense invariablement à mes propres enfants. Je n'oublierai jamais le jour où une petite fille fut tuée par une voiture en traversant la route pour aller demander 25 sous à sa grand-mère qui vivait de l'autre côté. Elle voulait s'acheter un paquet de pétards et son père n'avait pas cet argent pour le lui donner. Quand cet homme vint à moi pour commander le cercueil de l'enfant, je n'ai pas eu le courage de lui demander de payer car je pensais que s'il avait eu ces 25 sous, sa fille serait encore là. Ces cas-là vous marquent et deviennent une obsession pendant que vous travaillez.
Il y a aussi les cas d'accidents où un jeune marié est subitement enlevé après à peine quelques jours de vie conjugale. Je suis toujours touché par les drames de ce genre. Il est difficile d'exprimer ce qu'on ressent exactement, mais cela vous chiffonne d'une drôle de façon.
Q : Est-ce qu'il vous arrive d'en perdre l’appétit?
R: Oui, et ceci littéralement lorsque vous avez été chercher un corps mutilé à la morgue, vous êtes tout autre. Il arrive que vous y pensiez le soir. Il y a des scènes qui sont comme encastrées dans votre mémoire.
Il y a aussi les cas où vous êtes, pour ainsi dire, suivi par la mort. On est au bord de la mer essayant de ne plus penser cercueil et voilà qu'on vient vous y chercher pour un enterrement. On n'est pas à l'abri, même pas au déjeuner du 1er janvier. On tend, à ces moments-là, à maudire l'événement, mais c'est le métier qui est comme ça. Les gens n'attendent pas pour mourir.
Q: Vous devez, à la longue, acquérir une certaine familiarité avec la mort. Vous la prenez comme elle vient et cela devient pour vous un phénomène tout à fait naturel. Ne vous arrive-t-il pas, cependant, d'être ému par une "commande"?
R: Il est un fait qu'on s'habitue à l'idée de travailler avec des morts comme on s'habitue à faire n'importe quoi. Pour moi, faire le cercueil lui-même devient aussi banal que d'enfiler une chemise. La mort devient une chose naturelle et c'est naturel que ce soit ainsi. Je crois que cette perspective est bien plus réaliste que celle que les gens adoptent en général.
Mais il est vrai qu'il m'arrive d'être touché par tel ou tel cas particulièrement tragique. Ce qui me peine, c'est de faire le cercueil d'un enfant. A ce moment-là, je pense invariablement à mes propres enfants. Je n'oublierai jamais le jour où une petite fille fut tuée par une voiture en traversant la route pour aller demander 25 sous à sa grand-mère qui vivait de l'autre côté. Elle voulait s'acheter un paquet de pétards et son père n'avait pas cet argent pour le lui donner. Quand cet homme vint à moi pour commander le cercueil de l'enfant, je n'ai pas eu le courage de lui demander de payer car je pensais que s'il avait eu ces 25 sous, sa fille serait encore là. Ces cas-là vous marquent et deviennent une obsession pendant que vous travaillez.
Il y a aussi les cas d'accidents où un jeune marié est subitement enlevé après à peine quelques jours de vie conjugale. Je suis toujours touché par les drames de ce genre. Il est difficile d'exprimer ce qu'on ressent exactement, mais cela vous chiffonne d'une drôle de façon.
Q : Est-ce qu'il vous arrive d'en perdre l’appétit?
R: Oui, et ceci littéralement lorsque vous avez été chercher un corps mutilé à la morgue, vous êtes tout autre. Il arrive que vous y pensiez le soir. Il y a des scènes qui sont comme encastrées dans votre mémoire.
Il y a aussi les cas où vous êtes, pour ainsi dire, suivi par la mort. On est au bord de la mer essayant de ne plus penser cercueil et voilà qu'on vient vous y chercher pour un enterrement. On n'est pas à l'abri, même pas au déjeuner du 1er janvier. On tend, à ces moments-là, à maudire l'événement, mais c'est le métier qui est comme ça. Les gens n'attendent pas pour mourir.
On s'habitue à l'idée de travailler avec des morts comme on s'habitue à faire n 'importe quoi. |
Q: Etes-vous d'un naturel gai ou morbide?
R: Je pense que je suis gai. Je ne crois pas que ce travail rende les gens morbides. Les travailleurs font des jokes autour de nous toute la journée et on se joint très souvent à eux. Comme je disais, à part des cas particuliers, cela devient une habitude.
Q: Est-il difficile de trouver des ouvriers pour faire ce métier?
R: Ce ne sont pas les demandes d'emploi qui manquent, mais il est difficile de trouver les gens avec l'habileté nécessaire. Un menuisier peut savoir vernir, mais il ne sait construire que des armoires et des tables, il ne connaît rien à la technique du cercueil. Quand on emploie quelqu'un, il faut donc lui faire suivre un entraînement intensif. C'est pour cela que les gens se trompent quand ils pensent que c'est facile d'ouvrir un bureau de deuil. On ne lance pas une entreprise comme celle-là, comme on ouvrirait une tabagie. Et si on gagne de l'argent dans ce métier, il ne faut pas oublier qu'il y a aussi des périodes creuses.
Q: Vous est-il arrivé de faire l'enterrement de quelqu'un qui vous est cher? Est-ce que vous avez fait celui de votre père, par exemple?
R: Non, ce n'est pas nous qui en avons pris la charge, cette fois. Nous n'aurions pas eu la force de le faire. Je sais, par exemple, que si je mourrais demain, mon frère refuserait catégoriquement de faire mon cercueil. Au sujet de mon père, il y a aussi le fait que tous les autres bureaux de deuil tenaient à lui rendre le dernier hommage.
Q : Votre entreprise familiale est tellement connue que votre nom seul suffit à causer la terreur chez certains. N'est-ce pas gênant d'inspirer une telle sensation?
R : Il est vrai que certains peuvent associer l'idée de la mort avec nous ou celle que nous portons malchance sur notre passage. Il y a des personnes qui craignent de passer devant notre atelier de peur que nous "prenions leurs mesures"! Dans la gouaille populaire, certains se narguent en disant "to pass kot Moura, coule". Mais on s'y habitue et, de toute façon, ces réticences disparaissent le jour où on se voit confronté à une mortalité.
Les réactions des gens peuvent aussi être amusantes. Comme ce client qui, un jour, me montrant un cercueil me demanda: "Combien ça moura-là". Il pensait que le nom du cercueil était moura.
Q: Vous ne voyez vos clients que les jours de deuil. Je me réfère, bien sûr, aux proches. Pouvez- vous nous parler de l'attitude des gens vis-à-vis de la mort?
R: Je dois dire que je ne m'arrête même plus à ce genre de chose. Je rentre chez une famille endeuillée, tout le monde est triste comme il se doit, je fais mon travail et je pars. Si on voulait observer, il y aurait évidemment des aspects plus curieux. Je pense à ce type de personne qui, lorsqu'elle tombe en syncope, a la chance de se trouver juste devant un fauteuil, ou l'autre genre, qui est sec - comme une pierre - tant qu'il est sobre, mais qui déverse toutes les larmes de son corps une fois qu'il a un peu d'alcool dans le système.
Q: Vous qui êtes expert en la matière, quel genre d'enterrement voudriez-vous avoir?
R: Cela pourra paraître étrange, mais cela m'est égal. Je ne serais pas là pour le voir. Une seule chose, peut- être, me tiendrait à coeur, je ne voudrais pas avoir un cercueil de plomb. C'est bête, mais j'ai l'impression que je souffrirais de claustrophobie là-dedans.
Q: Pouvez-vous évoquer la routine que vous suivez pour faire un enterrement?
R: Quand je reçois une commande, je m'assure que le corps se trouve bien à domicile. Quelquefois, il faut aller le chercher à l'hôpital ou à la clinique. Si je suis engagé pour un service complet, je prends les mesures, je m'occupe du certificat de décès, ainsi que du permis d'inhumer, si besoin est. Si le cercueil doit être mis dans un caveau, je le fais ouvrir.
Il y a aussi, bien sûr, le choix du cercueil. Nous avons trois genres en ce moment: en teck, en gurjan et en meranti. Si le cercueil est destiné au caveau, il doit être de teck ou de gurjan avec une doublure en plomb. Le choix dépend évidemment des moyens de la famille.
Il y a ensuite le transport jusqu'au cimetière en passant par l'église.
Q : Quels sont les grands problèmes de votre métier?
R: Le grand problème a trait aux porteurs. Ceux-là ne sont pas des employés à plein temps. Il faut les contacter aussitôt qu'on reçoit une commande. Les jours fériés, nous devons non seulement les prévenir tôt, mais encore les surveiller pour s'assurer qu'ils sont à jeun l'après-midi pour être de service. Il nous arrive aussi d'avoir plusieurs enterrements le même jour. Aujourd'hui, par exemple, nous en avons trois, et cela pose des problèmes de personnel.
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