l'express du 26/07/2006
PAR JEAN-MÉE DESVEAUX
Le lecteur aura compris qu’il ne fait pas bon de scruter de trop près les égouts du Champ-de-Mars. Deux mois avant que n’éclate le scandale des paris illégaux impliquant les notables, clients de Farouk Joomun, nous avions dit qu’“il est nécessaire, à ce stade, de faire ressortir que le bookie a bon dos mais it takes two to tango”. Nous disions que sans la participation de propriétaires de chevaux, de jockeys et de propriétaires d’écurie “la magouille qu’on met sur le dos du fixed odd betting n’aurait pas eu de cours. Dans un pays où on dépense une centaine de millions sur l’ICAC, comment les avoirs de ces messieurs ne sont pas déclarés chaque année avec un suivi rigoureux au niveau local et international est une absurdité monumentale.” Les événements des dernières semaines corroborent admirablement une analyse que le président de l’Association d’encouragement du pur-sang (AEPS), Robert de Comarmond, avait pourtant traité de “postulats (…) relevant d’une opinion personnelle dénuée de tout fondement” et qui cacherait “la réelle motivation de Jean-Mée Desveaux”. Il nous menaçait alors de poursuites judiciaires.
Le président de l’APES nous avait sommés de lui fournir des noms sans quoi il se verrait dans l’obligation de référer notre crime de lèse-majesté aux autorités concernées. Nous pensons que les centaines de pages A4 des CD de Joomun sur lesquelles près de 200 noms sont révélés au grand jour sans code aucun (en sus de ceux des notables, eux codés) lui donneront une certaine satisfaction. Si cela ne lui suffisait pas, il pourrait approcher Michel Lee Shim, ex-président de la Professional Bookmakers Association (PBA) qui révèle au Défi-Turf que les premiers coupables de paris illégaux (avant même les bookmakers !) sont “les membres des écuries et leurs proches”.
C’est aujourd’hui au tour du Horse Racing Board (HRB) de nous envoyer une semonce pour nous dire que nous outrepassons nos droits d’éclairer notre lectorat. Nous avons mentionné la semaine dernière toute une série d’événements qui indiquaient clairement une volonté du gouvernement à faire piétiner sinon étouffer le scandale des parieurs fantômes et les courses arrangées qu’il implique. Nous nous demandions si la lenteur du HRB à fournir les informations requises par l’équipe de l’inspecteur Tuyau ne faisait pas partie de cette trame.
Le serveur où se trouvent les entrées concernant le chiffre d’affaires déclaré de Farouk Joomun se trouve à quelques mètres du bureau de Clive Auffray, le directeur du HRB. Ces informations étaient accessibles depuis le lundi 26 juillet, soit le surlendemain de la dernière journée concernée par l’enquête de l’Anti Drug and Smuggling Unit (Adsu). Or, plus de 15 jours plus tard, le HRB n’avait toujours pas expédié les returns de Joomun à l’Adsu et cela sans explication aucune. Cela contraste avec la vitesse éclair avec laquelle Clive Auffray nous sert une mise en garde le jour même de la parution de notre colonne. S’il avait voulu défendre l’honneur du gouvernement souillé par notre état des lieux, le directeur du HRB n’aurait pas pu faire mieux.
Mais il s’y prend mal. Clive Auffray aurait pu nous avoir donné la date de la requête de l’Adsu ainsi que la date de sa réponse. Nous aurions pris en considération le temps que prend le directeur pour parcourir les dix mètres qui le séparent du serveur et nous nous serions, sans hésitation, excusé d’un jugement trop hâtif si le HRB nous avait prouvé qu’il n’avait effectivement pas traîné les pattes de façon inacceptable. Mais motus et bouche cousue. De plus, notre collègue le mauricien confirme le lendemain de la parution de la colonne qui gêne le HRB que l’enquête a pris du retard à cause du manque d’empressement du HRB à jouer son rôle comme le demande la loi. Parlant de la confrontation de Joomun aux détails des CD, le mauricien avance : “L’exercice portera toujours sur les transactions enregistrées lors de la neuvième journée de courses en raison du retard du côté du HRB à fournir à l’Adsu les returns et documents officiels soumis par le bookmaker Joomun, selon les dispositions de loi régissant l’organisation des paris aux courses.” Week-End avait la semaine précédente été encore plus loin quand il avait dévoilé à ses lecteurs que “le HRB pourrait se faire tirer les oreilles (car) (…) plus d’une semaine s’est écoulée depuis la demande formelle de l’Adsu pour…les returns soumis par le bookmaker Farouk Joomun à cet organisme depuis le début de la saison hippique…Mais la transmission des documents se heurte à des obstacles d’ordre administratif.”
Le HRB nie aussi toute stratégie dans ses discussions avec les bookmakers qui viserait à légaliser les paris à crédit. Or, corroborant la véracité de nos informations, le Défi Plus publie :“Dans un proche avenir, les paris à crédit pourraient devenir légaux. En tout cas, c’est une des propositions qui ont été faites mercredi dernier (12 juillet), lors d’une réunion entre certains des représentants des bookmakers… et le président du HRB. Une deuxième réunion est prévue ce mercredi (NdlR : le 19 juillet).” L’hebdomadaire cite un représentant de l’association des bookmakers qui indiquerait que la légalisation des jeux à crédit serait en contrepartie d’une autre baisse de la “betting tax” des 8 % actuels à 5 %. Michel Lee Shim confirme dans son interview au Défi-Turf : “Stop credit betting ? Il n’y a pas de solution mais il y a un bon moyen pour s’assurer que le gouvernement et le Mauritius Turf Club collectent la taxe et leurs commissions. Le HRB est en pourparlers avec les bookmakers et très rapidement, une solution sera trouvée.” Fait étrange, ces articles, qui précèdent le nôtre de cinq jours, ne créent aucun émoi au sein du HRB.
Le directeur du HRB “réitère toute sa collaboration à n’importe quelle institution concernée pour tout cas où il sera sollicité”. Pour l’instant, on ne peut s’empêcher de penser que le HRB collabore surtout pleinement avec les autorités gouvernementales ; le choix d’un bookmaker, main droite d’un ministre fortement impliqué dans le domaine des paris pour ces “pourparlers”, n’en est qu’une autre preuve flagrante. Clive Auffray pourrait facilement nous prouver que nous avons tort de sous-estimer l’indépendance du HRB en nous rassurant que, si la chance venait encore à sourire aux bookies en cour, le régulateur des courses ne renouvellerait pas leur contrat au début de la nouvelle saison hippique en vue d’assainir le domaine des courses hippiques, mission première du HRB ; le HRB Act dit, en effet, à la section 16, qu’aucune licence ne saurait être octroyée à moins que le candidat soit un “fit and proper person”.
En ce qui concerne l’angle juridique de cette affaire, un nouvel anneau qui boucle la boucle vient s’ajouter à la longue liste des chances inouïes du bookmaker. Le HRB Act prévoit à la section 19 que là où le licence holder “fails to comply with any condition of the licence”, les sanctions de suspension ou de révocation de sa licence peuvent être appliquées par le HRB. Or Farouk Joomun, dont le silence est d’or, a seulement écopé d’une accusation de fraude fiscale. Il aura à payer les impôts dus avec une pénalité. Même l’observateur le plus amorphe de cette saga ne peut s’empêcher de se demander qui détermine la charge dans de tels cas. La réponse est à la section 52.9 du HRB Act, où il est écrit “ the prosecution of any affair is (…) at the sole discrétion of the Director of Public Prosecution” qui comme nous le savons n’a aucune obligation à motiver sa décision. C’est lui aussi, d’après le HRB Act, qui décide si l’affaire est poursuivie au niveau de la cour de district, de la cour Intermédiaire ou de la cour suprême, c’est-à-dire de sa gravité.
Si Joomun était dans une mauvaise posture légale, rien ne pourrait l’empêcher de divulguer l’identité des 25 notables qui seraient ainsi passibles de poursuites, en sus des 200 noms non codés. Ainsi, à travers ses relations saugrenues, le bookmaker tient tout le processus judiciaire du pays solidement ligoté à ses cordes vocales. L’homme de loi du bookmaker Joomun, Me Raouf Gulbul, confirme avec beaucoup de candeur l’hypothèse de l’express selon laquelle “il s’agirait de la raison pour laquelle l’Adsu aurait agi avec délicatesse et doigté, sur les conseils du State Law Office” pour poursuivre Joomun pour un délit mineur. “Si les enquêteurs de l’Adsu adoptent cette démarche (poursuivre Joomun pour paris illégaux et à crédit), ils seront obligés de poursuivre les parieurs, y compris les personnalités.” Il n’est donc pas étonnant de constater le silence de Farouk Joomun. La saga Air Mauritius démontre clairement jusqu’ici que seuls ceux qui se repentent, crachent le morceau et repaient leur dette à la société finissent en tôle. Toute une nouvelle génération de Mauriciens est à l’écoute quand au mode optimal de doing business in Mauritius.
Le pays aura noté ces derniers jours que l’Icac a enfin compris qu’il ne pouvait pas prétendre que la saga de Joomun n’était qu’un mauvais rêve. Mais au lieu de s’inquiéter des fortunes ostentatoires de certains bookmakers et jockeys, des liens occultes entre le gratin local et le milieu des courses arrangées, des possibilités de pression de la pègre sur les institutions de l’état, de la provenance douteuse d’investissements colossaux , du “money laundering” que recouvre tout ce qu’on constate au Champ-de-Mars ces jours-ci, L’Icac a décidé de réactiver le dossier d’une cliente du bookmaker Joomun qui a déposé une somme d’un million à sa banque… il y a trois ans. On suppose que c’est le moyen le plus direct que l’Icac a trouvé pour remonter jusqu’à Farouk Joomun. Même un peuple habitué aux diversions de tout genre ne peut s’empêcher de trouver celle-là vraiment divertissante.