Par Jean-Mée DESVEAUX
L'express du 29 mai 2013
Les 1,2 million d’âmes coincées depuis des siècles sur le territoire exigu de cet Etat confetti n’ont, en dernière ressource, nul autre qu’elles mêmes à blâmer pour l’enfer qu’elles vivent aux mains de leurs maîtres, les politiciens. Morcelé le long de clivages identitaires, les yeux fixés sur le rivage des pays de leurs ancêtres, le «peuple admirable» n’a jamais entrepris de bâtir une société civile forte, seule garante de la défense des intérêts d’une nation au tissu social fragile.
La nature abhorrant le vide, la classe politique, devenue fatalement seul porte-voix de ce peuple muet, a surfé sur la vague de notre indolence. S’appuyant sur ces mêmes clivages ethniques pour pérenniser leurs propres intérêts, les politiciens de tout acabit oublièrent bien naturellement qu’ils étaient, par définition, redevables. Ce nirvana politique devint encore plus euphorique et débridé quand la fin des combats idéologiques enleva, du même coup, la nécessité de tenir un débat économique un tant soit peu rationnel. Les institutions de Bretton Woods devenues les seuls timoniers du vaisseau quadricolore, l’économie nationale fut mise sur pilotage automatique, laissant aux gouvernements successifs un seul souci qui pouvait encore animer les passions : celui d’asseoir leur pouvoir sur ce peuple hébété qui a docilement aliéné sa souveraineté.
En panne totale d’idées, ne possédant aucune vision pour le pays qu’ils s’imaginent avoir «the divine right to rule», d’où les dynasties, ils ne cherchent plus à incarner un quelconque renouveau. Le fruit d’alliances les plus désuètes les unes que les autres, chaque nouvelle équipe gouvernementale est élue à cause du «recency effect», l’effet néfaste plus récent laissé par leur adversaire dans la mémoire poreuse du public. Pour pérenniser leur emprise, un système bien rôdé de manipulation éhontée de l’appareil d’État, de mensonges savants et d’influences occultes nous approchent un peu plus de ces sociétés totalitaires déshumanisées où il devient plus sage de regarder de l’autre côté que de venir au secours de son voisin en détresse. Pour cela, cependant, un ingrédient magique sera utilisé, seul capable de donner des ailes ou de paralyser sur place, selon le besoin : la peur ! La peur qui nous pénètre jusqu’aux tripes, nous donne la nausée et nous rend malléables à souhait. La peur qui nous empêche de nous insurger contre la corruption, l’injustice flagrante ou même la disparition d’un voisin ou d’un proche. La peur qui nous a empêchés de dénoncer tant de maldonnes auxquelles nous avons été ainsi complices dans notre vie et qui nous fait tiquer quand, passant devant un miroir, il nous renvoie l’image d’un lâche.
Faire un amalgame entre la vision cauchemardesque d’Orwell dans son roman « 1984 » et le paradis où certains lecteurs ont encore l’illusion de vivre, pourrait être taxé d’exagération et de culte de la sinistrose. Il nous faut donc étayer notre thèse, pour ces lecteurs sensibles. Ils auront peut-être ouï dire d’une certaine Mme Bodet ou de Mme Singh, professionnelles mal inspirées (par les lois de la République) de venir en aide à une élève mineure de milieu défavorisé sur laquelle un agent politique de deux ministres travaillistes avait jeté son dévolu ? Qui veut-on protéger à travers ce traficotage d’agents politiques, de graphologue, de rapport FFC «d’ordre strictement privé» selon le PM mais dont le ministre de tutelle utilise allègrement la partie la plus délicate en conférence de presse ? Le bon docteur Bunwaree ? Faux ! Madame Sheila Bappoo ? Archi faux ! Ce qui doit être protégé est nettement plus important que ces deux marionnettes-là. C’est Le Parti, dont la longévité au pouvoir dépasse toutes les autres considérations. Ecoutons Orwell : « The need to safeguard the infallibility of the party is a day to day falsification of the past. Past events have no objective existence. And since the party is in full control of all records and in equal control of the mind of its members, it follows that the past is whatever the party chooses to make it. At all time the party is in control of absolute truth. The party intellectual knows in which direction his memory must be altered, he therefore knows he is playing tricks with reality. The essential act of the party is to use conscious deception while retaining the firmness of purpose that goes with complete honesty. To tell deliberate lies while genuinely believing in them, to forget any fact that has become inconvenient and then, when it becomes necessary again to draw it back from oblivion for just so long as it is needed…. all this is necessary for the (safeguard) of the party.”
C’est à se méprendre ! Si éloigné dans l’espace, comme dans le temps, la justesse de ce passage appliqué à nos gouvernants peut surprendre. C’est dire à quel point la machination des hommes du pouvoir et les manoeuvres dont ils se servent pour conserver ce pouvoir sont des réflexes universels ancrés dans le psychisme humain. Un peuple qui s’endort se réveillera de sa torpeur, enchaîné, à Maurice comme partout ailleurs.
Et quid de la peur ! Peut-on sérieusement affirmer que les citoyens de cette République ont peur alors que nos dirigeants ne cessent de répéter, dans les fora internationaux, que Maurice est un État de droit ! Le PM l’a dit : « Sa ban dimoun (qui disent qu’ils ont peur de témoigner contre notre énergique Garde des Sceaux), ou coné qui mo dire zot ? Lire lagazet, ekout radio sipa dimoun per dans Moris ! ». Et pourtant, les faits parlent d’eux-mêmes. La police n’a osé approcher Monsieur Varma que huit jours après qu’il ait été accusé d’agression sauvage du jeune Florent Jeannot, pour lui demander des comptes alors que le présumé agresseur de son collègue Aimé a passé la nuit en prison le jour même de la déposition du ministre. Bien que le PM ait voulu prouver le contraire, son intervention a tout de suite confirmé le règne de terreur qui paralyse le pays comme une chape de plomb. Dans un État de droit, il n’est nul besoin de la bénédiction du PM pour témoigner contre un ministre de la Justice si imbu de son importance qu’il aurait pris, selon témoins, la loi entre ses poings. Dans un État de droit, les gens ne craignent pas les conséquences de tels témoignages sur la carrière, au sein du service civil, de leurs parents ou proches. Ici, le « Zot pena pou per » de la primature a été le sine qua non qui a délié la langue de cinq témoins de cette scène barbare.
Nous aurions mal servi notre propos si nous laissions croire que le phénomène que nous décrivons ici est de nature récente. Une société, tel un gros paquebot, prend du temps à changer de cap. On peut identifier un mouvement sensible vers le régime de la terreur à partir des années 80. A ce moment-là, sir Anerood Jugnauth, à la tête du pays, investit avec une confiance aveugle tout le pouvoir de la machine d’État entre les mains de son chef de cabinet. Si le pouvoir porte à la tête, le pouvoir absolu ne le fait pas moins. Cet homme, sir Bhinod Bacha, devint graduellement plus grand que nature. Les ministres devaient prendre rendez-vous pour le rencontrer. Si on voulait voir le pape durant sa visite à Maurice, c’est lui qui vous le permettrait. Lui tenir tête c’était jouer avec le feu. Accusé de l’homicide de sa femme, il fut mis en prison où il y fêta son anniversaire en grande pompe. Libéré, il est aujourd’hui toujours au sommet de l’État en tant que proche conseiller du PM actuel.
Ce qui effraie encore dans le phénomène sir Bhinod Bacha, et ce pourquoi nous nous y arrêtons comme dans un cas d’école, ce n’est plus l’homme qu’on peut aujourd’hui imaginer ou espérer, assagi depuis. Ce qui intéresse l’observateur de la chose politique, c’est plutôt la faiblesse endogène que cela révèle de la société où ce phénomène a surgi et proliféré si longtemps sans qu’il soit excisé, par les «globules protecteurs» de cet organisme, comme l’excroissance pathologique qu’elle était. C’est le vide dans lequel s’est engouffrée la politique avec son corollaire d’absence d’âmes bien trempées au sein d’une société civile digne de ce nom. Seule capable d’arrêter à temps le pourrissement qui mène à de tels monstres sacrés, son absence leur permet d’atteindre le sommet qui garantit, presque, l’impunité . A côté du phénomène Bacha, les Bunwaree, Aimée, Varma, Dulthumun, et on en passe, ne sont que des épiphénomènes. Leur valeur existentielle est de nous rappeler que s’ils sont là, c’est que des Bhinod Bacha potentiels ne sont pas trop loin du domaine du possible avec tout ce que cela comporte pour l’Ile Maurice.
L'express du 29 mai 2013
Les 1,2 million d’âmes coincées depuis des siècles sur le territoire exigu de cet Etat confetti n’ont, en dernière ressource, nul autre qu’elles mêmes à blâmer pour l’enfer qu’elles vivent aux mains de leurs maîtres, les politiciens. Morcelé le long de clivages identitaires, les yeux fixés sur le rivage des pays de leurs ancêtres, le «peuple admirable» n’a jamais entrepris de bâtir une société civile forte, seule garante de la défense des intérêts d’une nation au tissu social fragile.
La nature abhorrant le vide, la classe politique, devenue fatalement seul porte-voix de ce peuple muet, a surfé sur la vague de notre indolence. S’appuyant sur ces mêmes clivages ethniques pour pérenniser leurs propres intérêts, les politiciens de tout acabit oublièrent bien naturellement qu’ils étaient, par définition, redevables. Ce nirvana politique devint encore plus euphorique et débridé quand la fin des combats idéologiques enleva, du même coup, la nécessité de tenir un débat économique un tant soit peu rationnel. Les institutions de Bretton Woods devenues les seuls timoniers du vaisseau quadricolore, l’économie nationale fut mise sur pilotage automatique, laissant aux gouvernements successifs un seul souci qui pouvait encore animer les passions : celui d’asseoir leur pouvoir sur ce peuple hébété qui a docilement aliéné sa souveraineté.
En panne totale d’idées, ne possédant aucune vision pour le pays qu’ils s’imaginent avoir «the divine right to rule», d’où les dynasties, ils ne cherchent plus à incarner un quelconque renouveau. Le fruit d’alliances les plus désuètes les unes que les autres, chaque nouvelle équipe gouvernementale est élue à cause du «recency effect», l’effet néfaste plus récent laissé par leur adversaire dans la mémoire poreuse du public. Pour pérenniser leur emprise, un système bien rôdé de manipulation éhontée de l’appareil d’État, de mensonges savants et d’influences occultes nous approchent un peu plus de ces sociétés totalitaires déshumanisées où il devient plus sage de regarder de l’autre côté que de venir au secours de son voisin en détresse. Pour cela, cependant, un ingrédient magique sera utilisé, seul capable de donner des ailes ou de paralyser sur place, selon le besoin : la peur ! La peur qui nous pénètre jusqu’aux tripes, nous donne la nausée et nous rend malléables à souhait. La peur qui nous empêche de nous insurger contre la corruption, l’injustice flagrante ou même la disparition d’un voisin ou d’un proche. La peur qui nous a empêchés de dénoncer tant de maldonnes auxquelles nous avons été ainsi complices dans notre vie et qui nous fait tiquer quand, passant devant un miroir, il nous renvoie l’image d’un lâche.
Faire un amalgame entre la vision cauchemardesque d’Orwell dans son roman « 1984 » et le paradis où certains lecteurs ont encore l’illusion de vivre, pourrait être taxé d’exagération et de culte de la sinistrose. Il nous faut donc étayer notre thèse, pour ces lecteurs sensibles. Ils auront peut-être ouï dire d’une certaine Mme Bodet ou de Mme Singh, professionnelles mal inspirées (par les lois de la République) de venir en aide à une élève mineure de milieu défavorisé sur laquelle un agent politique de deux ministres travaillistes avait jeté son dévolu ? Qui veut-on protéger à travers ce traficotage d’agents politiques, de graphologue, de rapport FFC «d’ordre strictement privé» selon le PM mais dont le ministre de tutelle utilise allègrement la partie la plus délicate en conférence de presse ? Le bon docteur Bunwaree ? Faux ! Madame Sheila Bappoo ? Archi faux ! Ce qui doit être protégé est nettement plus important que ces deux marionnettes-là. C’est Le Parti, dont la longévité au pouvoir dépasse toutes les autres considérations. Ecoutons Orwell : « The need to safeguard the infallibility of the party is a day to day falsification of the past. Past events have no objective existence. And since the party is in full control of all records and in equal control of the mind of its members, it follows that the past is whatever the party chooses to make it. At all time the party is in control of absolute truth. The party intellectual knows in which direction his memory must be altered, he therefore knows he is playing tricks with reality. The essential act of the party is to use conscious deception while retaining the firmness of purpose that goes with complete honesty. To tell deliberate lies while genuinely believing in them, to forget any fact that has become inconvenient and then, when it becomes necessary again to draw it back from oblivion for just so long as it is needed…. all this is necessary for the (safeguard) of the party.”
C’est à se méprendre ! Si éloigné dans l’espace, comme dans le temps, la justesse de ce passage appliqué à nos gouvernants peut surprendre. C’est dire à quel point la machination des hommes du pouvoir et les manoeuvres dont ils se servent pour conserver ce pouvoir sont des réflexes universels ancrés dans le psychisme humain. Un peuple qui s’endort se réveillera de sa torpeur, enchaîné, à Maurice comme partout ailleurs.
Et quid de la peur ! Peut-on sérieusement affirmer que les citoyens de cette République ont peur alors que nos dirigeants ne cessent de répéter, dans les fora internationaux, que Maurice est un État de droit ! Le PM l’a dit : « Sa ban dimoun (qui disent qu’ils ont peur de témoigner contre notre énergique Garde des Sceaux), ou coné qui mo dire zot ? Lire lagazet, ekout radio sipa dimoun per dans Moris ! ». Et pourtant, les faits parlent d’eux-mêmes. La police n’a osé approcher Monsieur Varma que huit jours après qu’il ait été accusé d’agression sauvage du jeune Florent Jeannot, pour lui demander des comptes alors que le présumé agresseur de son collègue Aimé a passé la nuit en prison le jour même de la déposition du ministre. Bien que le PM ait voulu prouver le contraire, son intervention a tout de suite confirmé le règne de terreur qui paralyse le pays comme une chape de plomb. Dans un État de droit, il n’est nul besoin de la bénédiction du PM pour témoigner contre un ministre de la Justice si imbu de son importance qu’il aurait pris, selon témoins, la loi entre ses poings. Dans un État de droit, les gens ne craignent pas les conséquences de tels témoignages sur la carrière, au sein du service civil, de leurs parents ou proches. Ici, le « Zot pena pou per » de la primature a été le sine qua non qui a délié la langue de cinq témoins de cette scène barbare.
Nous aurions mal servi notre propos si nous laissions croire que le phénomène que nous décrivons ici est de nature récente. Une société, tel un gros paquebot, prend du temps à changer de cap. On peut identifier un mouvement sensible vers le régime de la terreur à partir des années 80. A ce moment-là, sir Anerood Jugnauth, à la tête du pays, investit avec une confiance aveugle tout le pouvoir de la machine d’État entre les mains de son chef de cabinet. Si le pouvoir porte à la tête, le pouvoir absolu ne le fait pas moins. Cet homme, sir Bhinod Bacha, devint graduellement plus grand que nature. Les ministres devaient prendre rendez-vous pour le rencontrer. Si on voulait voir le pape durant sa visite à Maurice, c’est lui qui vous le permettrait. Lui tenir tête c’était jouer avec le feu. Accusé de l’homicide de sa femme, il fut mis en prison où il y fêta son anniversaire en grande pompe. Libéré, il est aujourd’hui toujours au sommet de l’État en tant que proche conseiller du PM actuel.
Ce qui effraie encore dans le phénomène sir Bhinod Bacha, et ce pourquoi nous nous y arrêtons comme dans un cas d’école, ce n’est plus l’homme qu’on peut aujourd’hui imaginer ou espérer, assagi depuis. Ce qui intéresse l’observateur de la chose politique, c’est plutôt la faiblesse endogène que cela révèle de la société où ce phénomène a surgi et proliféré si longtemps sans qu’il soit excisé, par les «globules protecteurs» de cet organisme, comme l’excroissance pathologique qu’elle était. C’est le vide dans lequel s’est engouffrée la politique avec son corollaire d’absence d’âmes bien trempées au sein d’une société civile digne de ce nom. Seule capable d’arrêter à temps le pourrissement qui mène à de tels monstres sacrés, son absence leur permet d’atteindre le sommet qui garantit, presque, l’impunité . A côté du phénomène Bacha, les Bunwaree, Aimée, Varma, Dulthumun, et on en passe, ne sont que des épiphénomènes. Leur valeur existentielle est de nous rappeler que s’ils sont là, c’est que des Bhinod Bacha potentiels ne sont pas trop loin du domaine du possible avec tout ce que cela comporte pour l’Ile Maurice.
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