l'express du 30/12/2005
par Ariane de L’ESTRAC et Raj JUGERNAUTH
Il intriguait cet étranger, ce Canadien qu’aucun lien n’attache à Maurice mais qui se dévoue à son service comme ne le ferait qu’un fils du sol, un vrai des vrais. Il y a quelque chose d’insaisissable dans cet homme contre qui tous les vices de ce pays s’étaient ligués, voleurs et bandits, corrompus et ripoux, et qui poursuivait, sans sourciller, son action d’épuration d’un des secteurs les plus pourris du pays. Mais tout s’explique.
Cet étranger qui ne nous ressemble pas est bel et bien un patriote. Un vrai de vrai. Et pas des moindres… Car Bert Cunningham, receveur des douanes depuis 2002, a accompli pour Maurice ce que réalisent seuls ceux qui croient fort en elle, ceux qui lui sont assez attentifs pour sentir sa capacité d’avancer. Une institution pour qui plus aucun Mauricien n’avait de respect tient aujourd’hui sur ses pieds, ouvrant par là même un peu mieux les portes aux investisseurs.
Ce sentiment d’appartenance qui expliquerait la motivation de Cunningham, il l’avoue lui-même, en osant une de ces comparaisons imagées dont on se souviendra après son départ. «Vous savez, les soldats qui vont au Koweit ou en Irak y vont pour une idéologie. Au départ. Après, ils restent par esprit de camaraderie avec ceux qui combattent à leurs côtés». Mais de camarades, semble-t-il, il n’en a guère eu… Erreur. Ce journal aurait aimé dire que c’est lui qui a d’abord choisi d’honorer cet homme. Mais bien d’autres nous ont précédé.
«Au Canada, on passe
les samedis soir à
regarder les matches de
hockey. A Maurice, on
les passe à préparer de
fausses factures
d’achat. La fraude est
le sport national».
les samedis soir à
regarder les matches de
hockey. A Maurice, on
les passe à préparer de
fausses factures
d’achat. La fraude est
le sport national».
Le chauffeur de taxi, le petit enseignant, le boutiquier du coin, l’homme de la rue comme le plus grand technicien, l’importateur comme le courtier, tous l’ont prié, dans ce moment de découragement qui a fait récemment vibrer les colonnes de l’IKS Building, de se ressaisir. «J’ai reçu des centaines de lettres, d’e-mails, d’appels téléphoniques. Sur les trottoirs, les gens m’arrêtaient pour me demander de rester pour le bien de ce pays.... Je n’aurais pas pu vivre avec ma conscience si j’avais battu en retraite», confie-t-il, profondément ému. Si ce n’est pas un plébiscite…
Le premier mérite du patriote Cunningham se traduit dans les chiffres. En traquant, par l’application rigoureuse de nouvelles procédures, la sous-évaluation, la contrebande, la fraude, la fausse déclaration, il a restitué aux caisses de l’Etat Rs 192 millions en 2004, soit dix fois plus que deux ans plus tôt. Ce secteur, dont l’Etat attend des revenus de Rs 30 milliards, accuse un manque à gagner de près d’un Rs 1 milliard par an. Il ne se passait pas un mois, à la fin des années 90, sans qu’un cas de fraude ne défraie la chronique. Aujourd’hui, la douane n’aura fait parler d’elle qu’en termes de sanctions et de normes. Plus de 700 cas de malversations ont fait l’objet d’enquêtes. Un accomplissement qui repose sur un immense savoir-faire.
C’est d’une expérience nourrie au gré de missions dans pas moins de 50 Etats du monde dont Bert Cunningham nous a fait profiter. Expert en réforme et en administration fiscale, il a commencé sa carrière internationale à l’Organisation mondiale de la douane, à Bruxelles, avant que le Commonwealth Secretariat, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international ne l’entraînent de l’Afrique au Moyen-Orient en passant par l’Indonésie où il a été conseiller du ministre des Finances. Il a contribué à la création des Revenue Authorities de Tanzanie, du Rwanda, d’Ouganda avant de concevoir la nôtre, en 2000.
A l’origine de ce parcours, il y a une passion pour la douane. «Je suis tombé amoureux de ce secteur. A la fin de mes études, cela ne m’intéressait pas du tout. Mais à la faveur d’un stage offert par le gouvernement canadien, j’ai découvert un endroit merveilleux, où l’on est investi de la responsabilité d’assurer la protection du public en ce qui concerne les normes des marchandises, de collecter les revenus de l’Etat. Je me suis passionné à tel point que l’on m’a confié au bout de quatre ans la responsabilité de mettre en place la zone de libre échange entre le Canada et les Etats-Unis.»
Cette façon de voir la douane fait tiquer. Les hommes de l’institution mauricienne ne nous ont pas habitués à une image si poétique ni à des sentiments si nobles. C’est sans doute l’autre contribution de Cunningham à la douane mauricienne. «Bert Cunningham aura été, dans son action, imbu de valeurs que lui a conféré une société canadienne où règnent la transparence, l’équité, l’égalité des chances et plusieurs autres pratiques qui caractérisent un Etat moderne», explique Jean-Mée Desveaux, conseiller économique du ministre des Finances au moment de la création de la Mauritius Revenue Authority (MRA). Mais c’est sans doute aussi ce «choc des civilisations», la nôtre, la sienne, qui lui rendra la tâche si difficile.
Bert Cunningham n’a pas cessé de se heurter à des murs de résistance. «J’ai essayé de travailler dans le dialogue avec le syndicat. Cela n’a pas marché.» Exprimant ouvertement des sentiments xénophobes à son égard, le syndicat des douaniers ne lui a rien épargné. Les anecdotes où l’on tente de le compromettre sont les unes plus grossières que les autres.
A lui, maître des procédures douanières, il lui sera reproché, dans une déposition à la Commission anti-corruption, de n’avoir pas déclaré une maquette de bateau. Il répondra qu’il en a acheté une centaine en toute légalité, cela va de soit, et qu’il projette de faire de cette saine passion un musée au Canada. On entendra encore le scandale du syndicaliste Benydin «forcé» de travailler avec des fils électriques lui pendant sur la tête, alors même qu’il l’a fait des années durant, avec un générateur au beau milieu du bureau.
«La réforme, c’est
comme un accouchement.
La conception
n’est pas forcément
facile mais elle peut être
amusante, la livraison
est très douloureuse et
pas du tout amusante.»
comme un accouchement.
La conception
n’est pas forcément
facile mais elle peut être
amusante, la livraison
est très douloureuse et
pas du tout amusante.»
Ces mesquineries ne l’empêchent pas de livrer un combat constant contre ceux-là. Avec une force qu’il tire de vécus autrement plus traumatisants.
«Avant de venir à Maurice, je travaillais en Palestine. J’étais l’intermédiaire entre les Palestiniens et le gouvernement israélien pour la mise en place d’un nouvel Etat avec son système de taxation. Puis soudain, mes bureaux, qui n’étaient pas loin du quartier général d’Arafat, ont été détruits par une roquette israélienne. C’est pendant que j’inspectais les ruines que j’ai eu la proposition d’un contrat à Maurice. Je suis venu ici pour un peu de calme.» Ce ne sera pas tout à fait ce qu’il trouvera. Mais que valent les sit-in de Tulsiraj Benydin ou les menaces de mort quand on a traversé les éclats de Ramalla ?
L’homme est fort, l’intimidation ne prend pas sur lui. Avec une adolescente à sa charge – son épouse Linda tenant une station balnéaire au Canada, elle y passe la moitié de l’année avec les aînés, âgés de 18 et 22 ans – il a dû parfois trembler. Il ose cependant crever l’abcès. «La majorité des douaniers sont corrompus», lâche-t-il en début de mandat, au risque de s’aliéner tout le personnel. Mais à coup de suspensions, d’avertissements, de sanctions disciplinaires, il impose l’ordre et une nouvelle culture, celle de la règle. Une leçon, à bien des égards, aux politiciens, emprisonnés dans les lobbies, et dont le soutien n’est pas toujours constant.
L’éthique, la rigueur et la grande capacité de travail de Cunningham sont partout saluées. Il dit avoir développé cette dernière en travaillant à la ferme, où il a grandi. «C’est un troupeau d’une centaine de vaches laitières qui m’ont appris à travailler dur !»
Ses journées, aujourd’hui comme hier, démarrent à 8 heures et s’achèvent à 22 heures. Elles sont marquées par une grande disponibilité, grace à laquelle il s’est attiré la collaboration de partenaires précieux dans le traitement du «cancer». «Il écoute pendant des heures, pose questions sur questions, témoigne Afzal Delbar, président de l’association des courtiers maritimes. Il ne s’adresse jamais à nous en tant que receveur des douanes, mais toujours en tant qu’ami. Il est sympathique, tient ses promesses et ne vous laisse pas tomber si votre problème est fondé».
La Chambre de commerce et la Mauritius Export Processing Zone Association (MEPZA) sont aussi des partenaires heureux. «Nous avons eu plusieurs séances de travail ensemble afin d’améliorer les choses à la douane, déclare Rajiv Servansing, secrétaire général adjoint de la chambre. Dans un premier temps, nos membres ont rencontré des difficultés en raison de nouvelles règles de contrôle, mais il est important d’assainir la situation.»
Autant de réunions de travail avec les opérateurs de la zone franche qui mettent en place, avec la douane, un nouveau cadre de normes de la World Customs Organisation. «Les opérateurs de la zone franche ont pu obtenir la création d’une one stop shop. Nous accueillons favorablement la publication d’un guide ainsi que l’émission des customs pass et des delivery pass», ajoute Danielle Wong, directrice de la MEPZA.
«La MRA
sera la chimiothérapie
de la douane.
Elle a un cancer
que j’ai essayé
de guérir avec
des médicaments.
Il y a eu rémission,
mais la tumeur est là.
Il lui faut du sang nouveau.»
sera la chimiothérapie
de la douane.
Elle a un cancer
que j’ai essayé
de guérir avec
des médicaments.
Il y a eu rémission,
mais la tumeur est là.
Il lui faut du sang nouveau.»
A côté de la valeur et du savoir de l’homme, l’autorité qu’il exerce sur les politiques aura rendu un grand service au pays. Déjà déçu que toutes les affaires de corruption qu’il a référées à la police et à l’Icac soient restées lettres mortes, il aurait pu, devant cet ultime coup de pied au derrière qu’a été le soutien du gouvernement à la gangrène de la douane, tourner enfin le dos. Mais il a incité les politiques à un acte de conscience. Il a forcé un gouvernement prêt à céder aux pressions à revenir à la raison.
Par un chantage des plus intelligents, il l’a mis face à ses responsabilités. «C’est à vous de choisir. Aucun Mauricien, je le vois tous les jours, ne souhaite le recul ou le statu quo, mais le progrès. Les cinq à dix années à venir seront très importantes pour vous. Il vous faut attirer l’investissement. Vous ne pourrez le faire si la fraude et la corruption ne sont pas éradiquées, si les investisseurs n’ont pas un terrain où les règles du jeu sont claires», dit-il, comme un maître le ferait à un élève dissipé.
L’élève a-t-il compris le message? Ce n’est pas sûr. Bert Cunningham balance encore entre le dégoût de n’être pas soutenu et une envie de s’assurer que «le béton a bien pris avant de partir». «Je ne ne veux pas que les trois années passées ici soient perdues. Et j’ai déjà entendu que, dès ma lettre de démission soumise, des menaces ont été faites contre mes lieutenants, ces très bons officers, honnêtes et intègres, qui m’ont aidé à réformer la douane. Mais je ne crois pas que je vais rester. Cela dépendra des hommes qui seront recrutés au sein de la MRA», disait-il encore en début de semaine.
Il est permis d’avoir de sérieux doutes sur la réussite de la MRA sans Cunningham. Nous ne sommes qu’à la moitié du chemin. S’il part, on reculera de dix ans, dit sans ambages Jean-Mée Desveaux. «Les nuages qui s’amoncellent à l’horizon devraient nous faire très vite adopter une éthique nationale qui nous permettrait de clamer que Maurice est un Etat moderne». Vers cet Etat moderne, Cunningham nous a fait faire quelques pas. Qu’il nous lâche la main ou pas, il faudra avancer. Avec en tête, entre autres leçons, celle du patriotisme.
Cette leçon-là consiste à admettre qu’il ne suffit pas d’être né quelque part pour en être citoyen. La valeur du citoyen se mesure à la qualité de ce qu’il est disposé à donner pour faire progresser le pays. Son état d’esprit importe plus que son état civil. L’état d’esprit du citoyen Cunningham éclate dans ces propos charmants de tendresse : «I may not be Mauritian, but I am one of your biggest fan !»