JM et les chefs coutumiers de la République démocratique du Congo

22 August 1978

Ben Gontran : Quand tout contribue à ce qu’un peuple perde sa dignité

IL existe, dans toutes les langues, des mots qui tendent, avec le temps, à perdre leur sens étymologique parce qu'ils ne désignent que des qualités abstraites. Le mot 'dignité' en est de ceux-là et il suffit de s'arrêter un instant sur les usages différents qu'en font les hommes en différentes circonstances pour prendre conscience de la plasticité de ce terme. Il est cependant un fait notoire que ceux qui se morfondent d'avoir leurs dignités bafouées font rarement preuve de l'ascétisme qui serait nécessaire pour les sortir de la situation où ils se trouvent. Pour ceux-là, être 'digne' et être partisan du moindre effort n’est pas le moindrement incompatible.

C'est à la lumière de ce phénomène sémantique que les vues de M. Ben Gontran sur la dignité du peuple rodriguais sont hautement intéressantes.

''Sir Ben", comme on l'appelle, est maître d'école et travaille dans le domaine éducatif à Rodrigues depuis vingt-cinq ans.

D'après M. Gontran, le peuple rodriguais est en voie de perdre sa dignité car il est. . . trop gâté! Pour lui, l'aide inconditionnelle que l'île Maurice apporte à Rodrigues n'a pour effet que de rendre les Rodriguais encore plus dépendants. Cette aide, au lieu d'oeuvrer vers l'émancipation de la personne aidée, ne fait que perpétuer la situation qui l’a rendue nécessaire. Pour M. Gontran, tous les efforts doivent être mis en oeuvre pour permettre au Rodriguais de prendre conscience de la nécessité de se ressaisir avant qu'il ne soit trop tard.

Voici ce qu'a donné l'interview que M. Gontran a donnée à L'Express durant son court séjour à Maurice.

Propos recueillis par
Jean-Mée DESVEAUX
L’express du 22 août 1978

Q : Un changement radi­cal s'est opéré dans la mentalité des Rodriguais en moins de dix ans. Un indice de ce changement est que Rodrigues importe maintenant des oignons, du gingembre et de l'ail. Ceci est sans précédent. A quoi attribuez-vous ce change­ment?

C'est vrai. Le change­ment s'est opéré en deux temps. La première cause remonte à la fin des années quarante tandis que la seconde remonte à quelques années seulement.

Le déboisement de Rodri­gues
Avant la seconde guerre mondiale, Rodrigues pouvait "tirer sa pitance". L'île était, du reste, appelée le "grenier de Maurice". On y plantait de l'ail et des haricots en abondance, on exportait du bétail en grande quantité. D'après le livre de M. North Coombes, The Island of Rodrigues, l'île se suffisait à elle-même. Les Rodriguais vivaient aisément de leurs pêches, de leurs légumes et de leurs animaux. Ils ne dépendaient pas encore du gouvernement. Après la guerre, quand le millier d'hommes mobilisés, retour­nèrent à Rodrigues, il fallut leur trouver du travail et on leur donna des terrains vierges à défricher. Cette initiative était aussi irres­ponsable qu'irréfléchi. A la suite de ce travail, l'érosion aidant, là où il y avait des forêts, il ne restait plus que des étendues arides, parse­mées de roches. Toutes ces forêts, ces rivières, ces ruisseaux ont maintenant disparu, ne laissant derrière que des terres incultivables.

L'inclémence des élé­ments

Puis, il y a eu évidemment le découragement général qui a suivi la série de cyclones qui s'est abattue sur Rodrigues entre 1959 et 1973. Durant cette période de quatorze ans, nous avons eu pas moins de trente cyclones de forte intensité. Finalement, les cyclones ont fait place à trois ans de sécheresse.

Q. Ce n'est donc pas les Rodriguais mais plutôt les éléments qui sont à blâmer de cette baisse de produc­tion.

R. Oui et non. A la suite des facteurs que je vous ai cités, le gouverne­ment, pour alléger le fardeau de la population rodriguaise, décida d'employer la main d'oeuvre de l'île sur une grande échelle. Voulant faire d'une pierre deux coups, le gouvernement engagea les chômeurs rodri­guais comme relief workers en vue de rendre l'île de nouveau fertile. On essaya d'abord la méthode de tie and ridges qui consiste à creuser des cuvettes de deux pieds carrés autour desquelles on demandait de planter des légumes. Cette méthode souleva un tollé car les planteurs ne voulaient pas adopter un système qu'ils ne compre­naient pas. Cette méthode fut ensuite remplacée par le terracing qui consiste, comme le dit le terme, à aménager des terrasses, de quinze à vingt pieds de large, le long des collines. Le but ici était de donner ces terrasses aux individus intéressés par les travaux agricoles.

L'attente d'un ''relief work''

Q. Cela semble être une aubaine. Est-ce que les Ro­driguais en ont profité?

R. Non. Et c'est à ce moment-là qu'on a décou­vert le cancer qui allait ronger la mentalité du Rodriguais. Il faut trois mois de dur labeur pour qu'un individu puisse mettre une terrasse en valeur et, en attendant, il n'a rien à manger, tandis que... le relief work lui procure des gages toutes les semaines et ceci sans trop d'effort. La tendance générale est main­tenant de faire du relief work en vue d'être, un jour, promu casual labourer et finalement employé confir­mé du gouvernement avec pension de vieillesse et autres sécurités.

Q. Le peuple rodriguais serait-il donc en train de devenir un peuple de fonctionnaire?

R. Il l'est déjà, pour ainsi dire, à quatre-vingt dix-neuf pour cent. Si on demande à un adoles­cent ce qu'il veut faire plus tard, il répond pé atan l'âge pou rentre relief. La forte majorité des jeunes qui grandissent avec cette mentalité, ne veulent plus devenir des apprentis en vue d'apprendre un métier. Les métiers eux- mêmes disparaissent. Il n'y a plus d'horlogers et il ne reste que le célèbre Papi comme cordonnier à Port- Mathurin. Papi, qui lui-même répète souvent: "Qu­and Papi casse la paille, zett tous souliers cassés dans bois". Et c'est vrai. Ma grande crainte c'est d'avoir un jour à venir à Maurice pour me faire couper les cheveux ou d'avoir à envoyer mes chaussures afin de les faire réparer. 

Nous aurons bientôt une génération de unskilled workers. Ie jeune Rodriguais ne sait ni quand, ni comment, ni quoi planter et nous n’avons pourtant pas d’autres débouchés que la terre. Cette situation est très embarrassante même pour le gouvernement qui, il faut le dire, avait pour but de donner du relief work jusqu’à midi seulement de façon à permettre aux travailleurs de retourner à la terre durant l’après-midi. Ce but n'a pas été atteint. Même les pêcheurs ont abandonné la mer pour le relief work, ils trouvent que le "travail" est plus léger et somme toute, bien moins dangereux.

Q. Y a-t-il une issue à cet enlisement qui sape l'initia­tive des Rodriguais?

R. Je pense que si. Quand quelqu'un travaille ces jours-ci, il ne sait pas au juste ni pourquoi, ni pour qui il le fait et c'est ce qui l'incite à faire le moins possible. Quand un Mauricien ou un étranger arrive avec de belles idées, le Rodriguais laisse faire. Il a vu d'autres projets qui ont échoué et il ne se laisse pas gagner par l'enthousiasme. Comment pourrait-il en être autrement quand on a, de toute façon, négligé de le mettre dans le coup? Et s'il ne se sent pas impliqué, le projet sera inévitablement une faillite. C'est pour cela qu'on devrait demander l'avis des anciens, de ceux qui ont l'expérience, une connaissance du terrain et de la mentalité des Rodri­guais, avant d'agir.

Q. N'y a-t-il pas un grand travail d'éducation qui doit être accompli à Rodrigues?

R. Oui. Il y a la profonde ignorance de la population rodriguaise qui doit être combattue au lieu d'être exploitée comme elle l'est trop souvent. Si vous demandez à certains Rodriguais d'où vient l'argent que Rodrigues reçoit, il vous montrera la photo de la reine sur un billet et il vous répond que c'est elle qui le fait imprimer en tas et qui le lui envoie. La mentalité qui s'ensuit est "zamais to pas pou fini gouvernement, li èna toujours l'arzent, pli to dépenser pli li faire imprime lot". Il n'a aucun sens de l'économie. Cet argent aurait un meilleur usage, s'il était investi avec une volonté d'éduquer le peuple rodriguais à devenir finan­cièrement plus indépendant. On sait qu'on "dépend" de Maurice, mais un effort doit être fait en vue de limiter cette "dépendance", en vue, en même temps, de faire comprendre aux Rodriguais qu'ils sont payés pour refaire de Rodrigues, le ''grenier'' qu'il était jadis.

Si, en plus d'un tel changement de mentalité, on utilisait ces bras comme il le fallait, on pourrait développer Rodrigues en un clin d'oeil.


Umbilical cord with '' Mauritius''.

Q: Comment estce qu'un tel programme éducatif pourrait-il se traduire en pratique?
 
R. Ecoutez. Du point de vue de l'agriculture, les Rodriguais sont encore au Moyen Age. La majeure partie de la population qui ne sait ni lire ni parler le français ne sera jamais en mesure d'apprécier une nouvelle méthode agricole ou une nouvelle technique de pêche et comprendre que celles-ci peuvent lui être valables. Si par contre, nous avions une petite station de radio qui émettait des programmes en créole pendant une heure ou deux tous les soirs, les Rodriguais pourraient au moins savoir ce qui se fait dans le monde. En ce moment, vu que la MBC est à peine audible à Rodrigues et que le langage est une barrière pour la majorité, on écoute Radio-Seychelles qui, chose étrange, est bien reçue et où on se sert du patois! Vous entendez souvent des gens se repasser des histoires qu'ils ont entendues la veille au soir sur Radio- Seychelles.

Q: Comment voyez-vous l'avenir de Rodrigues?

R. L'avenir est bien sombre. Les Rodriguais ont changé le vieux dicton "le boulet qui va m 'atteindre n'est pas encore fondu" en ''cé ki pou dresse Rodrig pencore né". On ne peut même pas compter sur le chef mauricien qui vient à Rodrigues pour une année seulement car, étant là pour un temps limité, il évite autant que possible de se mettre la population à dos et, éventuellement, il s’accommode au système.

Q. Quelles sont les préoccupations personnelles dans ce contexte ?

L’avenir de mes enfants ! Seront-ils des éternels fonctionnaires ?
Feront-ils mon métier de professeur parce qu'ils n'auront pas le choix de faire autre chose? Il faut bien dire, pourtant, que mon désir de voir changer le système n'est pas partagé par tout le monde. Certains se laissent emporter par le courant et aspire à cette sécurité trompeuse qui m'effraie.

Q. Est-ce que cette conception de l'avenir ne crée-t-elle pas un exode qui risque de dépeupler Rodrigues?

R. Il y a un exode vers Maurice et l'Australie mais ceci n'est pas un vrai problème quand on tient compte du fait que Rodri­gues est une île surpeuplée et compte plus de 700 habitants par mille carré. Le Rodriguais qui n'a pas beaucoup de perspective chez lui et qui vient à Maurice en promenade y reste souvent. Il est influencé par des facteurs matériels, comme la possession d'une maison, d'une voiture et d'une télévision. Il sait, par ailleurs, que ses enfants évolueront plus vite dans l'environnement mauricien et auront un avenir plus brillant, ici.

Un besoin inhérent d'isolement.
Q. Ceci doit présenter un problème au niveau de la relève. Est-ce un facteur négligeable?

R. Non. Ceci est impor­tant car nos meilleurs cerveaux sont déjà partis. Au lieu de dépenser autant d'argent à la construction de logements pour les fonctionnaires mauriciens à Rodrigues, on devrait aider les Rodriguais qui veulent participer au déve­loppement de leur pays et qui n'ont pas les moyens de poursuivre leurs études. Nous avons tout dernière­ment circulé une pétition demandant au gouverne­ment d'accorder des bourses aux jeunes Rodriguais qui ont passé leur H.S.C. pour qu'ils aient une formation supérieure et puissent mieux servir leur pays. En ce moment, les détenteurs de ce certificat retournent à Rodrigues pour travailler à la banque pour être embauché comme clerical assistant au gouvernement.

Q : Comment se définit la personnalité d’un Rodriguais ?

Ceci est paradoxal mais il est vrai de dire que le Rodriguais est un indépendant au sein d'une dépendance. Il tient à rester libre, il fait ce qu'il veut quand cela lui chante. Il peut bâtir sa maison n'importe où dans l'île et, contrairement au Mauricien, il essaiera d'éviter de vivre dans une agglomération. Il lui faut de l'espace. Il n'y a du reste pas de vrais villages à Rodrigues, toutes les maisons sont éparpillées un peu partout et pourtant tout le monde se connaît.

Une autre caractéristique des Rodriguais est qu'ils vivent au rythme de la musique. Tous les autobus sont équipés de haut- parleurs et la musique bat son plein durant le trajet. C'est simple, si le bus n'a pas de musique, il fait faillite. Les gens marchent dans la rue avec leurs cassettes, le volume réglé au maximum et ils vont même à l'église avec leurs musiques. Ils en sont imprégnés et ils suivent en cela, leurs ancêtres qui plantaient des haricots au rythme des ségas. Les Rodriguais veulent préserver leur culture ancestrale. 

Tous les samedis, il y a bal et on danse au rythme rapide de son "séga tambour". Les danses anciennes comme le "Kotis" (Scottish), le "mazoke" (mazurka), la Polka russe et la quadrille reviennent en
vogue. Je ne pense pas qu'il existe un Rodriguais qui ne sache pas danser. Tout est accordéon, triangle et ravanne.

Finalement, le Rodriguais ne se presse pas. Il a tout son temps devant lui et ne se presse donc jamais. Il se laisse vivre. Un touriste nouvellement venu à Rodri­gues m'a demandé une fois, "Is it a public holiday?" J'ai dû lui répondre; "They are working". Je pense qu'on devrait changer un peu de rythme.

Q. N'est-ce pas vouloir changer les moeurs d'un peuple que de vouloir lui imposer un rythme qui n'est pas le sien?

R. Il faut changer. Le Mauricien qui va travailler, se presse; ceci reflète son attitude vis-à-vis de son travail. A Rodrigues, per­sonne n'a l'air de travailler. Il serait bon pour le Rodriguais lui-même de changer, car il doit prendre son travail à coeur. C'est agréable d'être gâté mais c'est néfaste si on veut voler de ses propres ailes.

Q. Le Rodriguais accepte-t-il la même désinvolture des personnes qui l'entou­rent?

R. C'est là que c'est intéressant. Le Rodriguais travaille pour le gouverne­ment. Les autres aussi. Ainsi le policier, le commis, l'infirmier, travaillent égale­ment pour le gouvernement mais cette fois pour le servir. Donc, ils doivent faire diligence. Si sa paye est le moindrement en retard, il protestera énergiquement.

Q. Ne montrez-vous pas un peu trop de sévérité envers vos compatriotes?

R. C'est vrai. A m'entendre parler, on pourrait penser que je ne suis pas Rodriguais, moi-même, ou bien que je ne m'identifie plus avec mon peuple. Et pourtant, Dieu sait que c'est l'amour que je lui porte qui m'incite à m'élever contre cette mentalité qui va éventuellement nous étouffer et qui nous met à la merci de ceux qui peuvent tirer profit de notre apathie.

Q. Y a-t-il beaucoup d'argent qui circule dans l'île?

R. Oui, il y en a énor­mément avec le travail fourni par le gouvernement mais le Rodriguais ne sait pas le dépenser. Tout cet argent n'enrichit finalement que les commerçants. Le Rodriguais boit beaucoup parce qu'après son travail, il n'a rien d'autre à faire. Sa terre ne produit plus. Là où il pouvait dans le temps "gagne ène cari" en pêchant, l'usage des sennes en trop grand nombre a dé­peuplé ses lagons. Il n'a pas d'autre distraction. Donc il boit, quoiqu'une bouteille de bière à Rodrigues coûte entre Rs 5 et 7. Je suis sûr que si on faisait une étude comparative de la quantité d'alcool consommé par rapport au nombre d'habi­tants, on s'apercevrait que les Rodriguais consomment, proportionnellement par­lant, dix fois plus d'alcool que les Mauriciens.

Q. Sir Ben, la situation où Rodrigues se trouve, nous permet-elle de parler de l'effet néfaste de la distance?

R. Par rapport aux autres Rodriguais non, car son plus proche voisin n'est jamais à plus de 1500 pieds. Mais par rapport au reste du monde, c'est très vrai. Tout ce qui nous est précieux nous vient de loin. Ceci cause une certaine névrose, une peur sourde que ce cordon ombilical ne soit coupé et que les Rodriguais ne soient laissés à eux-mêmes. Cette névrose est un facteur clé d'un certain jeu politique dont la victime n'est autre que la dignité du Rodriguais.

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