M Régis Jean, dont les seuls souvenirs constituent une page dense des annales du football mauricien a été pendant longtemps une des plus grandes vedettes de ce sport à Maurice. Il se joignit à l'équipe de la "Fire Brigade" au moment crucial où cette équipe prenait son élan pour atteindre l'apogée où elle allait plafonner durant les années de l'après-guerre.
Régis Jean a ainsi fait partie de la première sélection mauricienne, en 1947, lorsque Maurice prit part au tournoi triangulaire avec Madagascar et la Réunion. Il fut un des seuls à être sélectionné dix années de suite pour représenter notre île face aux équipes étrangères.
Ses souvenirs, qu'il confie pour la première fois à un journal, sont de l'époque héroïque où le football se jouait encore pour le plaisir, où les joueurs n'avaient pas à être protégés par des barrages de fils barbelés.
Pour lui, ''les choses ne sont plus pareilles". Il pense que son apport au football actuel serait probablement limité par le changement qui s'est opéré dans ce sport. C'est avec beaucoup de nostalgie qu'il raconte à L'Express les souvenirs de ses débuts de footballeur, à dix ans.
Propos recueillis par
Jean-Mée DESVEAUX
L’express du 24 août 1978
Q. M. Régis Jean, vous avez longtemps brillé en tant que "star" du football mauricien, mais vous avez montré beaucoup de réticence à être interviewé. Pourquoi cette attitude paradoxale?
R. J'aime à rester dans mon coin. Je n'aime pas beaucoup voir mon nom dans les grands titres des journaux. La preuve, c'est que c'est la première fois que j'accorde une interview bien que cela fait longtemps qu'on me cuscute. Je suis comme cela de nature. Je pense que je dois être timide. Et puis, vous dites "star" ; "on" dit que j'étais "star" mais...
Q. Est-ce que vous ne l'avez pas cru vous-même?
R. Pas vraiment et je vais vous en donner une illustration. Je me rappelle une fois, alors que j'avais cessé de jouer, j'eus la chance d'assister à un match de football qui opposait les Muslim Scouts au Cosmos. Il y avait là un joueur du Cosmos qui jouait tellement bien que je n'ai pu m'empêcher de demander à l'ami qui m'accompagnait: "Est-ce que je jouais comme ce bonhomme-là?" Il m'a répondu que ce n'était pas comparable, que je jouais mieux mais je ne l'ai pas cru. Après le match, j'ai tenu à aller féliciter le joueur.
Q. Comment devient-on Régis Jean?
S. Dès ma plus tendre enfance, le football était ma vie. C'était tout pour moi. J'ai dû commencer par taper des coups de pieds dans les noyaux de mangue, je prenais un grand plaisir, à dix ans, à aller jouer tous les après- midis aux casernes centrales. C'était difficile en ce temps-là, on tapait dans n'importe quoi et bien souvent c'était dans une balle de vieux chiffons. C'est à cet âge-là que je décidai, avec d'autres amis de Bell-Village, de former une petite équipe de football que nous avons appelée la "Bell-Village Football Association". Nous avons cotisé pour acheter une petite balle à Re 1.25, ce qui était cher dans le temps — ainsi qu'un tricot sur lequel nous avons fait broder un petit coeur.
Ensuite, à douze ou treize ans, je suis entré dans l'équipe du "Cassis Sporting Club" et là j'ai dû jouer en cachette car ma mère ne voulait pas entendre parler que je joue au football. Mon plus grand désir était de jouer pour l'équipe de "L'Immaculée Conception" dont mon frère faisait partie; mais la volonté maternelle était formelle et elle m'obligeait à jouer en cachette.
Après quoi, mon frère étant mort à l'âge de seize ans, j'eus la mauvaise surprise, un jour, en rentrant de la messe, de voir tout mon équipement de football sur mon lit. Mes amis avaient oublié qu'il ne fallait pas apporter cela à la maison. Ce jour-là, j'ai dit à ma mère: "Maman, c'est mon seul plaisir, laisse-moi jouer au football", elle a été d'accord et elle m'a même dit: "Va jouer à l'Immaculée Conception où ton frère René jouait". Ce dimanche, je jouai mon dernier match pour le Cassis Sporting.
J'avais quinze ans et l'"Immaculée" était une des meilleures équipes de l'île. C'était, si vous voulez, l'équivalent d'une équipe de première division de maintenant et il y avait donc là, des joueurs de 25 ans ou plus. Là, j'étais ailier gauche.
La guerre arriva et l'''Immaculée" fut dissoute car nos joueurs se dispersèrent: certains joignirent la police, d'autre la Territorial Force.
En 1940, donc à 18 ans, je m'enrôlai dans la Fire Brigade à laquelle s'étaient joints beaucoup de mes coéquipiers de L'Immaculée Conception" tels René Latour, Martin et Barbe.
M. Dale, qui était le chef de la pompe en ce temps- là, voulait avoir une bonne équipe.
Q. Quel fut le rôle de M. Dale dans la promotion de la Fire Brigade?
R. L'apport de M. Dale au football ne s'est pas arrêté à la promotion de la Fire. Je pense que c'est grâce à lui que le football est arrivé à ce stade à Maurice. Anciennement, les équipes de Curepipe — les "Dodos" et les "Faucons" — qui étaient les meilleures de l'île, ne jouaient que contre la Police. De ce fait, nous étions automatiquement exclus de participer aux coupes les plus prestigieuses de ce temps: la Charles Lamb Cup, la Jubilee Cup et la Earl Haig Cup. M. Dale s'était mis dans la tête que la "Fire Brigade" devait jouer contre les équipes curepipiennes.
Je me rappelle de mon premier match contre les "Dodos". Je ne me rappelle pas de la date exacte, mais ça a dû être vers 1944 ou 1945. Il pleuvait à torrents et le terrain était un vrai bourbier. C'était l'hiver et nous claquions tous des dents. Ce jour-là, on s'inclina devant les "Dodos" qui nous battirent cinq buts à zéro: trois de nos joueurs furent hospitalisés à cause du froid. L'expérience était coûteuse, mais elle avait porté ses fruits: ils ont vu que nous étions valables et, depuis ce jour-là, nous avons pris part à tous les grands tournois. C'est comme cela que nous avons commencé à avoir contact avec les équipes curepipiennes.
Q. Est-ce que les choses ont bien été par la suite?
R. Oui, nous avons gagné la Earl Haig Cup en deux fois et nous avons aussi gagné la Jubilee Cup en finale contre les "Dodos" un 24 décembre. Je n'oublierai jamais ce match. M. Dale était sur le point de quitter Maurice et il m'avait dit: "Je voudrais avoir cette coupe avant de partir". Je lui ai répondu sans trop y croire que nous allions gagner. Pour l'ennuyer, j'avais écrit sur le tableau "Fire" 3, "Dodos" 0. A la demi-finale, les "Dodos" se surpassèrent en battant les "Faucons" 8 buts à 3. C'était effrayant, car les deux équipes avaient été d'habitude de même force. Le lendemain, M. Dale vint me voir tout goguenard. Le dimanche suivant, ce fut la finale contre les "Dodos" qu'on battit par 3 buts à 1, ce 24 décembre. Ce jour-là, nous avons tout fait pour gagner car nous voulions lui faire plaisir. M. Dale ne voulait pas y croire, nous non plus, du reste.
Q. A quel poste est-ce que vous jouiez en ce temps-là?
R. A l'''Immaculée Conception", où j'étais ailier- gauche, j'avais beaucoup admiré I'inter-gauche de l'équipe qui était Philippe Ohsan. Je le regardais jouer et je voulais faire comme lui. Comme il n'y avait pas d'inter-gauche à la "Fire" et que France Martin, avec qui j'avais l'habitude de jouer, était avant-centre, c'est ce poste que je choisis.
Q. Quel genre d'entraînement est-ce que vous receviez de M. Dale?
R. L'entraînement était intensif. On partait le matin en uniforme, en formation de "squad" — 'by the left, quick, march'! jusqu'au Champ-de-Mars où on faisait de la culture physique, après quoi on s'entraînait à faire du contrôle de ballon. Durant cet exercice, la ligne avant de l'équipe s'opposait à la ligne arrière. Le retour se faisait toujours en squad. Arrivés à la station, nous avions quinze minutes de repos et tout de suite après, nous reprenions notre travail. Ce n'était pas de tout repos, car nous avions chacun notre tâche. Moi, j'étais menuisier-charpentier et je faisais des machines de pompe: le châssis m'était envoyé et moi je le montais. On travaillait dur toute la journée, et ensuite, nous avions un match de volley ou un match amical. Nous étions toujours "on the move".
Q. Et quel a été le résultat de cet entraînement intensif?
R. Nous étions toujours en excellente forme. Il nous est arrivé de jouer deux matches de suite et cela avec aise. Il était prévu ce jour-là que nous rencontrerions la U.S.A, une équipe port-lousienne, après quoi la ''Territorial Force'' devait rencontrer une autre équipe qui, en fait, ne se présenta pas sur le terrain. Après que nous ayons battu la U.S.A par 6 buts à 0, M. Dale nous demanda de jouer contre la Territorial car le public était là qui attendait. De notre côté, nous ne demandions pas mieux, car l'alternative était de rentrer à la caserne pour continuer à travailler. Nous avons préféré jouer le match, qui finit sur un draw — et après, rentrer à la caserne. La meilleure récompense que nous recevions était une permission jusqu'à minuit quand on gagnait une finale.
Q. Vous avez très souvent joué pour la sélection mauricienne. Quels sont les moments les plus palpitants que vous avez connus lors de ces matches?
R. En effet, j'ai joué pour la sélection depuis le premier tournoi triangulaire en 1947 jusqu'en 1956, à l'exception de 1955 quand je fus assez grièvement blessé. Le premier match que nous avons joué eut lieu à Madagascar contre la sélection réunionnaise. J'ai débuté le match en tant qu'ailier-gauche, mais comme les Réunionnais menaient à la fin de la première mi-temps, nous avons décidé de changer le classement et je pris le poste d'inter- gauche. Le score final fut 4 buts à 2 en notre faveur. Mais le match le plus palpitant reste celui que nous avons joué contre le "Desportivo" de Lorenzo Marques. C'était une équipe formidable et nous n'étions pas venus pour gagner mais pour apprendre. Ce jour-là, les Mauriciens se sont surpassés: cette grande équipe s'inclina devant nous par 5 buts à 0. Les matches contre le "Natal" furent aussi pleins de suspense. A la fin de la première mi- temps du premier match de la série, nous étions down par 3 buts à 1 et nous avons quand même gagné le match par 4 buts à 3. Le second match se termina sur un score nul de deux buts partout et nous avons gagné le troisième de la série par 3 buts à 1, dont deux de moi. Comme toujours, j'étais là à construire le jeu mais il m'arrivait, comme ce jour-là, de marquer. Il faut dire qu'on donne toujours le meilleur de soi-même quand on joue un match international.
Après avoir été blessé à la cheville par notre arrière durant un match d'entraînement en 1955, je reçus l'ordre du Dr. Bathfield de ne pas toucher à une boule pendant trois mois. Mais comme nous venions de faire match nul contre les "Muslim Scouts" et que le match retour était quinze jours après, j'ai préféré écouter les copains plutôt que le docteur et j'ai joué. Ma cheville était devenue énorme et le docteur m'a dit cette fois que je pouvais prendre ma hache de pompier et couper mes souliers en petits morceaux. Cette année-là, je ne pus jouer pour la sélection. Pour la première fois, Maurice essuya une défaite, durant un tournoi triangulaire. En 1956, après avoir étudié un système pour annuler la déformation dont je souffrais à la suite de cet accident (système qui consistait à hausser mon talon gauche), malgré la douleur que je ressentais, je fus sélectionné. Comme j'étais le porte-bonheur de Maurice, notre sélection gagna cette année-là. Ce fut mon dernier tournoi triangulaire.
Q. Est-ce que ce fut aussi la fin de votre carrière de footballeur?
R. J'ai continué à jouer pour la "Fire" quand je ne souffrais pas trop. La dernière fois que j'ai joué, je me rappelle, c'était en 1960 et je venais juste de subir une opération. France Martin, l'entraîneur de l'équipe, est venu me voir pour me demander de jouer au cas où il ne réussirait pas à trouver le nombre de joueurs suffisant. Le problème était que les vedettes de l'équipe n'étaient pas venues s'entraîner, pensant que l'équipe adverse était trop faible. J'ai joué ce jour-là car effectivement un joueur manquait. Nous avons gagné et j'ai par la suite continué le tournoi. Nous avons même été jusqu'en finale contre les "Dodos" qui nous ont battus par 3 buts à 2. A partir de ce moment, j'ai cessé. Nous avons formé une petite équipe de vétérans et on s'amusait de temps en temps à faire des tournées à la Réunion pour ensuite inviter les Réunionnais ici.
Q. Le football ne vous manque-t-il pas maintenant?
R. Si, mais avec l'âge, c'est difficile. A chaque fois que je vois une boule, je tape un coup de pied dedans.
Q. Est-ce que vous assistez encore à des matches de première division?
R. C'est très rare. Il y a le travail, qui prend beaucoup de mon temps. Je suis théoriquement on duty vingt-quatre sur vingt-quatre. Quand j'ai un dimanche de libre, je préfère le passer en famille plutôt qu'au stade.
Q. Est-ce que cet éloignement pourrait être causé par le sentiment que Maurice n'a pas de reconnaissance envers ses vedettes d'antan?
R. S'il fallait être reconnaissant envers tous ceux qui ont joué au football, on n'en finirait pas. Je ne suis pas le seul, vous savez. En ce temps-là, on aurait même pu faire trois sélections de Maurice. Vous aviez Jean Gallet, Zouzou Desvaux, Martin, Favori, Abandi, Loulou Eynaud que j'appellais "Master" et tant d'autres.
Q. Ne sentez-vous pas que vous auriez un rôle à jouer dans le domaine du football à Maurice?
R. Je sais que j'ai un rôle à jouer, et, du reste, les amis me le répètent souvent. Mais je travaille nuit et jour, tout au moins, je dois être sur place tout le temps. Et puis, ce n'est pas le même jeu qu'autrefois. La façon de jouer est complètement différente. Anciennement, on avait la "MW". J'aimais ce système. Lorsque vous attaquez, vous êtes à sept et lorsque vous vous repliez, vous êtes toujours à sept à le faire. Les deux ailiers et les deux demis prêtaient main-forte aux trois arrières ou aux trois joueurs avant, selon la nécessité. On était arrivé à marquer jusqu'à 15 buts avec ce système. Maintenant, vous avez le 4-3-3 et le 4-2-4 ou X-Y-Z. On vous dira maintenant que vous êtes vieux jeu. J'ai peur d'offenser les gens. Je pourrais dire quelque chose à un joueur qui le ferait peut-être penser que je veux me passer pour quelqu'un.
Q. Le match de football est devenu l'occasion pour certains de donner libre cours à leur agressivité. Comment s'assurer que les choses à Maurice n'atteignent pas les excès qu'elles ont atteint à l'extérieur.
R. Tout cela dépend des gens. Dans notre temps, il n'y avait pas tout cela. Il n'y avait même pas de gradins et aucune séparation n'existait entre le public et le joueur. Il n'y avait jamais de bagarre: c'était un plaisir de jouer. Aujourd'hui, le fencing donne aux joueurs l'aspect peu attrayant d'animaux dans un zoo. Je n'aurais pas aimé jouer à l'intérieur de ces fences. Dans le temps, tout le monde était ensemble et le match fini, tout le monde rentrait tranquillement.
Comment faire pour éviter cet état de choses? Je ne sais pas. Il s'agirait peut-être, pour commencer, pour les joueurs de ne pas exciter leurs supporters. Le football n'est pas un jeu de salon, mais il y a un certain comportement qui est nécessaire. Si quelqu'un qui est touché, peut-être même involontairement, fait un vilain geste, il est évident qu'il excitera ses partisans.
R. Oui, nous avons gagné la Earl Haig Cup en deux fois et nous avons aussi gagné la Jubilee Cup en finale contre les "Dodos" un 24 décembre. Je n'oublierai jamais ce match. M. Dale était sur le point de quitter Maurice et il m'avait dit: "Je voudrais avoir cette coupe avant de partir". Je lui ai répondu sans trop y croire que nous allions gagner. Pour l'ennuyer, j'avais écrit sur le tableau "Fire" 3, "Dodos" 0. A la demi-finale, les "Dodos" se surpassèrent en battant les "Faucons" 8 buts à 3. C'était effrayant, car les deux équipes avaient été d'habitude de même force. Le lendemain, M. Dale vint me voir tout goguenard. Le dimanche suivant, ce fut la finale contre les "Dodos" qu'on battit par 3 buts à 1, ce 24 décembre. Ce jour-là, nous avons tout fait pour gagner car nous voulions lui faire plaisir. M. Dale ne voulait pas y croire, nous non plus, du reste.
Q. A quel poste est-ce que vous jouiez en ce temps-là?
R. A l'''Immaculée Conception", où j'étais ailier- gauche, j'avais beaucoup admiré I'inter-gauche de l'équipe qui était Philippe Ohsan. Je le regardais jouer et je voulais faire comme lui. Comme il n'y avait pas d'inter-gauche à la "Fire" et que France Martin, avec qui j'avais l'habitude de jouer, était avant-centre, c'est ce poste que je choisis.
Q. Quel genre d'entraînement est-ce que vous receviez de M. Dale?
R. L'entraînement était intensif. On partait le matin en uniforme, en formation de "squad" — 'by the left, quick, march'! jusqu'au Champ-de-Mars où on faisait de la culture physique, après quoi on s'entraînait à faire du contrôle de ballon. Durant cet exercice, la ligne avant de l'équipe s'opposait à la ligne arrière. Le retour se faisait toujours en squad. Arrivés à la station, nous avions quinze minutes de repos et tout de suite après, nous reprenions notre travail. Ce n'était pas de tout repos, car nous avions chacun notre tâche. Moi, j'étais menuisier-charpentier et je faisais des machines de pompe: le châssis m'était envoyé et moi je le montais. On travaillait dur toute la journée, et ensuite, nous avions un match de volley ou un match amical. Nous étions toujours "on the move".
Q. Et quel a été le résultat de cet entraînement intensif?
R. Nous étions toujours en excellente forme. Il nous est arrivé de jouer deux matches de suite et cela avec aise. Il était prévu ce jour-là que nous rencontrerions la U.S.A, une équipe port-lousienne, après quoi la ''Territorial Force'' devait rencontrer une autre équipe qui, en fait, ne se présenta pas sur le terrain. Après que nous ayons battu la U.S.A par 6 buts à 0, M. Dale nous demanda de jouer contre la Territorial car le public était là qui attendait. De notre côté, nous ne demandions pas mieux, car l'alternative était de rentrer à la caserne pour continuer à travailler. Nous avons préféré jouer le match, qui finit sur un draw — et après, rentrer à la caserne. La meilleure récompense que nous recevions était une permission jusqu'à minuit quand on gagnait une finale.
Q. Vous avez très souvent joué pour la sélection mauricienne. Quels sont les moments les plus palpitants que vous avez connus lors de ces matches?
R. En effet, j'ai joué pour la sélection depuis le premier tournoi triangulaire en 1947 jusqu'en 1956, à l'exception de 1955 quand je fus assez grièvement blessé. Le premier match que nous avons joué eut lieu à Madagascar contre la sélection réunionnaise. J'ai débuté le match en tant qu'ailier-gauche, mais comme les Réunionnais menaient à la fin de la première mi-temps, nous avons décidé de changer le classement et je pris le poste d'inter- gauche. Le score final fut 4 buts à 2 en notre faveur. Mais le match le plus palpitant reste celui que nous avons joué contre le "Desportivo" de Lorenzo Marques. C'était une équipe formidable et nous n'étions pas venus pour gagner mais pour apprendre. Ce jour-là, les Mauriciens se sont surpassés: cette grande équipe s'inclina devant nous par 5 buts à 0. Les matches contre le "Natal" furent aussi pleins de suspense. A la fin de la première mi- temps du premier match de la série, nous étions down par 3 buts à 1 et nous avons quand même gagné le match par 4 buts à 3. Le second match se termina sur un score nul de deux buts partout et nous avons gagné le troisième de la série par 3 buts à 1, dont deux de moi. Comme toujours, j'étais là à construire le jeu mais il m'arrivait, comme ce jour-là, de marquer. Il faut dire qu'on donne toujours le meilleur de soi-même quand on joue un match international.
Après avoir été blessé à la cheville par notre arrière durant un match d'entraînement en 1955, je reçus l'ordre du Dr. Bathfield de ne pas toucher à une boule pendant trois mois. Mais comme nous venions de faire match nul contre les "Muslim Scouts" et que le match retour était quinze jours après, j'ai préféré écouter les copains plutôt que le docteur et j'ai joué. Ma cheville était devenue énorme et le docteur m'a dit cette fois que je pouvais prendre ma hache de pompier et couper mes souliers en petits morceaux. Cette année-là, je ne pus jouer pour la sélection. Pour la première fois, Maurice essuya une défaite, durant un tournoi triangulaire. En 1956, après avoir étudié un système pour annuler la déformation dont je souffrais à la suite de cet accident (système qui consistait à hausser mon talon gauche), malgré la douleur que je ressentais, je fus sélectionné. Comme j'étais le porte-bonheur de Maurice, notre sélection gagna cette année-là. Ce fut mon dernier tournoi triangulaire.
Q. Est-ce que ce fut aussi la fin de votre carrière de footballeur?
R. J'ai continué à jouer pour la "Fire" quand je ne souffrais pas trop. La dernière fois que j'ai joué, je me rappelle, c'était en 1960 et je venais juste de subir une opération. France Martin, l'entraîneur de l'équipe, est venu me voir pour me demander de jouer au cas où il ne réussirait pas à trouver le nombre de joueurs suffisant. Le problème était que les vedettes de l'équipe n'étaient pas venues s'entraîner, pensant que l'équipe adverse était trop faible. J'ai joué ce jour-là car effectivement un joueur manquait. Nous avons gagné et j'ai par la suite continué le tournoi. Nous avons même été jusqu'en finale contre les "Dodos" qui nous ont battus par 3 buts à 2. A partir de ce moment, j'ai cessé. Nous avons formé une petite équipe de vétérans et on s'amusait de temps en temps à faire des tournées à la Réunion pour ensuite inviter les Réunionnais ici.
Q. Le football ne vous manque-t-il pas maintenant?
R. Si, mais avec l'âge, c'est difficile. A chaque fois que je vois une boule, je tape un coup de pied dedans.
Q. Est-ce que vous assistez encore à des matches de première division?
R. C'est très rare. Il y a le travail, qui prend beaucoup de mon temps. Je suis théoriquement on duty vingt-quatre sur vingt-quatre. Quand j'ai un dimanche de libre, je préfère le passer en famille plutôt qu'au stade.
Q. Est-ce que cet éloignement pourrait être causé par le sentiment que Maurice n'a pas de reconnaissance envers ses vedettes d'antan?
R. S'il fallait être reconnaissant envers tous ceux qui ont joué au football, on n'en finirait pas. Je ne suis pas le seul, vous savez. En ce temps-là, on aurait même pu faire trois sélections de Maurice. Vous aviez Jean Gallet, Zouzou Desvaux, Martin, Favori, Abandi, Loulou Eynaud que j'appellais "Master" et tant d'autres.
Q. Ne sentez-vous pas que vous auriez un rôle à jouer dans le domaine du football à Maurice?
R. Je sais que j'ai un rôle à jouer, et, du reste, les amis me le répètent souvent. Mais je travaille nuit et jour, tout au moins, je dois être sur place tout le temps. Et puis, ce n'est pas le même jeu qu'autrefois. La façon de jouer est complètement différente. Anciennement, on avait la "MW". J'aimais ce système. Lorsque vous attaquez, vous êtes à sept et lorsque vous vous repliez, vous êtes toujours à sept à le faire. Les deux ailiers et les deux demis prêtaient main-forte aux trois arrières ou aux trois joueurs avant, selon la nécessité. On était arrivé à marquer jusqu'à 15 buts avec ce système. Maintenant, vous avez le 4-3-3 et le 4-2-4 ou X-Y-Z. On vous dira maintenant que vous êtes vieux jeu. J'ai peur d'offenser les gens. Je pourrais dire quelque chose à un joueur qui le ferait peut-être penser que je veux me passer pour quelqu'un.
Q. Le match de football est devenu l'occasion pour certains de donner libre cours à leur agressivité. Comment s'assurer que les choses à Maurice n'atteignent pas les excès qu'elles ont atteint à l'extérieur.
R. Tout cela dépend des gens. Dans notre temps, il n'y avait pas tout cela. Il n'y avait même pas de gradins et aucune séparation n'existait entre le public et le joueur. Il n'y avait jamais de bagarre: c'était un plaisir de jouer. Aujourd'hui, le fencing donne aux joueurs l'aspect peu attrayant d'animaux dans un zoo. Je n'aurais pas aimé jouer à l'intérieur de ces fences. Dans le temps, tout le monde était ensemble et le match fini, tout le monde rentrait tranquillement.
Comment faire pour éviter cet état de choses? Je ne sais pas. Il s'agirait peut-être, pour commencer, pour les joueurs de ne pas exciter leurs supporters. Le football n'est pas un jeu de salon, mais il y a un certain comportement qui est nécessaire. Si quelqu'un qui est touché, peut-être même involontairement, fait un vilain geste, il est évident qu'il excitera ses partisans.
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