ON sait maintenant clairement que la grosse majorité des emplois pour jeunes des années 80 sera ceux d'ouvriers spécialisés. D'où viendront-ils et où les formera-t-on?
A deux cents mètres de l'église de Sainte Croix, se trouve le "Collège technique de St-Gabriel", où le Frère Gilbert et deux autres frères français donnent, depuis quelques années, une formation professionnelle à de jeunes Mauriciens. Là, on peut s'initier à tout ce qui touche à la mécanique générale: le travail des métaux, le maniement des machines, des outils, le tour, etc. L'expérience, s'est avérée positive, car plus d'une cinquantaine d'élèves du collège travaillent déjà un peu partout dans l'île. Ceci pourrait bien servir d'exemple aux responsables de l'éducation secondaire à Maurice. Ces derniers, on se rappelle, ont récemment décidé de "rediriger" les élèves académiquement moins doués vers une formation technique. Bien que cette démarche soit dans la bonne direction, elle comporte d'autres problèmes que le Frère Gilbert a, implicitement, brossés avec L'express. Quelle est l'attitude de la société vis-à-vis du travail manuel? Est-ce que cette attitude ne créera pas une difficulté au niveau du recrutement?
Propos recueillis par Jean-Mée DESVEAUX
L’express du 16/8/1978
Q. Frère Gilbert, comment est-ce que le collège de St.-Gabriel a fait ses débuts?
R. Le collège a commencé à fonctionner à la rue Pope Hennessy, à Port- Louis, dans le bâtiment de l'Union Catholique. Il y avait là, l'atelier d'un côté, et la classe de l'autre. Nous avions un effectif de trente élèves dans des conditions matérielles très précaires. Nous sommes trois frères français ici et, comme à notre arrivée de Madagascar, il y avait une demande pour un collège de formation technique et que nous avions plus de vingt ans d'expérience dans ce domaine, nous nous sommes portés volontaires.
Q. Comment est-ce que le collège est financé?
R. Initialement, Monseigneur Margéot a sollicité l'aide de la Hollande, qui alloue une somme substantielle de son budget au financement des projets visant à la formation des jeunes dans le cadre du développement économique de leurs pays. Après que nous ayons donné aux autorités hollandaises des garanties que le projet serait viable et qu'un besoin se faisait sentir dans le pays pour la main-d’œuvre que nous nous proposions de former, elles ont subventionné à 75% le financement de la construction du bâtiment que nous occupons maintenant, ainsi que l'achat de l'équipement nécessaire à un tel collège. Le diocèse de Port-Louis a fourni les autres 25%. Le secteur privé industriel — l'industrie sucrière principalement — qui avait longtemps souhaité pouvoir recruter des travailleurs à ce niveau, avait aussi montré de l'intérêt dans le projet.
Q. Comment financez- vous votre budget courant?
R. Nos élèves sont à 95% des fils d'artisans et de cultivateurs et proviennent donc de familles qui ne pourraient faire face à la scolarité élevée d'un tel collège. Les compagnies sucrières, les Forges Tardieu et d'autres firmes de ce genre prennent en charge les frais de scolarité et de transport encourus par un groupe d'élèves. Cela s'organise comme suit : au début de chaque année scolaire, les grosses firmes nous présentent des candidats qu'ils ont choisis parmi les familles de leurs ouvriers. Les candidats qui sont reçus à nos examens de sélection, reçoivent une bourse de l'entreprise qui les a parrainés. Il est évident que chaque élève de cette catégorie doit faire un contrat avec l'entreprise qui le subventionne et qui, de plus, lui promet un emploi après son stage au collège.
Q. Comment est-ce que l'organisation de votre emploi du temps diffère de celui des autres collèges?
R. Premièrement, nous suivons ici le système français et secondement, notre objectif est de préparer des jeunes à devenir de bons ouvriers qualifiés. Notre emploi du temps est établi pour toute l'année comme dans toutes les écoles, mais la moyenne de nos cours varie entre trois-quarts d'heures et une heure et demie. Cette durée présente un certain problème au début, mais il nous est difficile d'entrecouper nos exercices et de passer d'un sujet à un autre toutes les demi-heures. Il y a aussi le fait que nous sommes que trois pour enseigner trois classes.
Durant les deux premières années, les élèves consacrent une heure et demie par jour au travail d'atelier et, durant la troisième année, ils font plus de deux heures de travail pratique. Ils passent le reste du temps en classe à suivre des cours de mathématiques, de technologie, de dessin industriel et de formation générale. De plus, nous offrons des cours spéciaux sur l'hygiène professionnelle, le civisme et la législation du travail. Nos élèves reçoivent donc la culture générale dont le travailleur a besoin. C'est cette connaissance technique-théorique qui différencie nos élèves du "main-œuvre" qui apprend son travail en cinq ans en aidant les ouvriers dans les menues tâches de l'atelier. Ces derniers sont incapables de lire un plan de pièce. Ils ne peuvent faire un calcul industriel et ne connaissent pas la technologie associée à leur métier.
Apprentis d’aujourd’hui ouvriers de demain. |
Q. Est-ce que vos élèves sont immédiatement productifs à leur sortie du Collège St Gabriel?
R. Non, il faut dire qu'ils ne sont pas immédiatement productifs. Il leur faut une période d'adaptation qui peut durer quelques mois. Il est évident que quoique nous essayions de les initier progressivement, à travers notre pédagogie pratique, à toutes les difficultés qu'ils peuvent rencontrer plus tard, nous ne pouvons pas tout prévoir et ils auront certaines choses à apprendre sur place. Il est aussi vrai de dire qu'il ne leur sera pas demandé d'utiliser immédiatement leur connaissance théorique, mais ceci est un atout qui est apte à les rendre plus rapidement autonomes. Nous essayons cependant de limiter le problème d'adaptation qui surgirait à la sortie du collège en demandant aux élèves de faire quatre à six semaines de pratique dans les ateliers en production durant leurs vacances.
Q. Quels sont les certificats que vous remettez à vos élèves à la fin de leurs stages?
R. Nous n'avons pas d'examens réellement officiels mais ce que nous offrons est semblable au certificat d'aptitude professionnelle, diplôme de l'ouvrier qualifié dans le système français. Pour donner un caractère officiel à notre certificat, pour lui donner aussi le sérieux nécessaire pour qu'il soit reconnu, nous organisons un comité d'examens formé par quatre ingénieurs ou conseilleurs techniques de l'industrie sucrière ou des Forges Tardieu. Ces messieurs consacrent bienveillamment toute une semaine au collège durant la période des examens et il y en a toujours un présent pendant la durée même des concours. Ils coopèrent aussi à la correction des épreuves tant techniques que théoriques. Cela fait que le certificat que nous distribuons à la fin de la troisième année, est reconnu par tout le secteur industriel privé à Maurice.
Q. Vos élèves sortant pour la plupart d'un système d'éducation académique très compétitif, ne sont-ils pas trop traumatisés par les échecs du passé pour pouvoir pleinement s'intégrer à un nouveau modèle d'éducation?
R. Il est important de réaliser au départ que nous avons aussi des élèves qui s'accommodaient assez bien dans le système dont vous parlez. Ceux-là ont préféré la formation technique à l'éducation académique qu'ils recevaient ailleurs. Ils ont choisi de s'écarter des matières qui leur seraient inutiles plus tard. Je dois dire, en passant, qu'il y a trop d'élèves qui prennent plaisir à faire des études qui ne débouchent sur rien; c'est un gaspillage de temps. C'est toutefois correct de dire que la majorité de nos élèves ont réalisé qu'ils n'iraient pas jusqu'au bout ailleurs. Plutôt que de rester dans un système où ils n'étaient pas heureux, ils ont opté pour la formation mécanique générale que nous offrons ici. Il est vrai qu'il y a un problème humain que nous pourrions peut-être appeler traumatisme. Il faut leur redonner goût à la vie scolaire, à l'effort intellectuel, car on ne se contente pas ici de jouer avec des outils et des machines, — cela comporte un certain attrait au départ — il y a encore des devoirs et des leçons difficiles. Il faut qu'ils acceptent cela et qu'ils s'y mettent. Le contexte dans lequel nous travaillons les aide, dans une certaine mesure, à résoudre leurs problèmes. Nous formons une famille ici, nous sommes comme des grands frères vers qui ils peuvent aller pour résoudre leurs difficultés. Certains élèves demandent à être poussés, car le côté théorique de notre éducation leur paraît parfois difficile. Mais nous insistons, car notre établissement n'aurait pas sa raison d'être si nous nous limitions au côté technique de notre éducation. Nous avons aussi quelques échecs car nous exigeons des résultats. Il y a une décantation qui se fait entre la première et la troisième année et une classe qui commence avec trente élèves peut être réduite à ving-deux élèves en finale. Il nous est très désagréable d'éliminer certains éléments chaque année. C'est un moment douloureux, mais si nous ne le faisions pas, nous aurions ici des élèves qui viendraient juste pour passer leur temps.
Q. Chaque élève venant avec une formation différente, cela ne présente-t-il pas un problème?
R. En effet, certains de nos élèves nous arrivent de la Form II tandis que d'autres viennent de la Form IV ou parfois même de la Form V. Cela ne présente pas une difficulté énorme, car nous revoyons sérieusement toute la base de la formation générale durant les premiers mois que les élèves passent au collège. On doit aussi prendre en considération que l'acquis initial ne joue pas un très grand rôle car la plupart des sujets sont nouveaux pour tout le monde.
Q. On peut supposer qu'un de vos objectifs est de revaloriser le travail manuel. Comment vous prenez-vous pour combattre certains préjugés bien enracinés dans la société mauricienne quant à ce qui est noble et ce qui ne l'est pas?
R. Il est certain que c'est notre objectif et il est vrai aussi que cette mentalité existe ici. La preuve est que des enfants de certaines classes sociales ne sont pas envoyés ici, ou s'ils le sont, c'est uniquement parce que nous leurs offrons une planche de salut. Mais qu'y a-t-il de plus noble que de créer quelque chose de ses mains? N'est-ce pas plus noble que de s'asseoir derrière un comptoir toute une vie? Je crois que les élèves sont capables de comprendre la noblesse de ce travail.
Q. Frère Gilbert, il y a eu beaucoup d'essais de collèges qui initialement se voulaient techniques mais qui ont malheureusement pris la pente des collèges académiques. Quelles mesures prenez-vous pour éviter un tel changement de direction?
R. Cela ne pourrait pas se passer ici. Notre programme est parfaitement défini. Nous sommes directement orientés vers la formation technique. Nous n'enseignons pas l'histoire ou la géographie. Nous avons à peine le temps nécessaire pour donner la formation technique que nous voudrions donner. Comment voulez-vous que nous assumions la responsabilité de l'enseignement académique? Je pense que les collèges dont vous parlez ont probablement rencontré des problèmes au niveau du recrutement d'un personnel spécialisé dans l'enseignement technique. Pour nous, un tel changement n'est pas envisageable car nous ne sommes même pas un établissement 'mixte' où les deux genres d'éducation sont donnés. Nous sommes uniquement orientés vers la formation professionnelle. Par ailleurs, nous voulons assurer la pérennité de notre établissement en donnant à nos meilleurs élèves une formation d'éducateur qui leur permettrait de prendre la relève.
Q. Le ministère de l'Education vient d'introduire un système selon lequel les élèves académiquement faibles seraient réorientés, dès la Form III, vers des études pratiques. Pensez- vous que ce soit un pas vers le collège technique St- Gabriel?
R. Il faudrait créer les établissements qui recevraient ces élèves. Il y a énormément de jeunes qui quittent l'école à quatorze ou à quinze ans. Ils n'ont absolument rien à faire jusqu'à ce qu'ils soient absorbés dans le monde du travail à l'âge de 18 ans. On ne s'occupe pas d'eux et ils ne reçoivent pas de formation pratique en vue de les préparer à devenir de bons travailleurs. Cela me rappelle ce qu'un commerçant de Port-Louis m'a dit dernièrement. Il faisait ressortir le fait qu'en prison, les jeunes recevaient une formation technique qu'ils n'auraient pas reçue, à cet âge-là, dans la société. N'est-ce pas un peu encourager les jeunes à faire une grosse bêtise afin de trouver cette formation qui n'existe pas en dehors de la prison?
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