JM et les chefs coutumiers de la République démocratique du Congo

12 August 1978

Un Mauricien d’outre-mer blâme l’absence d’une identité mauricienne


UN certain recul permet peut-être une plus grande lucidité vis-a-vis des questions qu'on se propose d'analyser. M. Frantz I. Hypolite, qui a émigré en France depuis quinze ans, a des vues qu'il ne faut pas négliger et qu'il a esquissées pour L'Express sur quelques aspects de la société mauricienne. Il a, de plus, beaucoup d'acuité dans son approche en ce qui concerne la situation des immigrants mauriciens en France où il est le président- fondateur de la "Communauté Mauricienne de France".


Propos recueillis par
Jean-Mée DESVEAUX
L’express du 12 août 1978

Q. M. Hypolite, vous êtes en France depuis quinze ans, pensez-vous que les Mauriciens de France souffrent d'un problème d'identité?

R. Les Mauriciens souffrent en effet d'un énorme problème d'identité. Un Mauricien à l'étranger "vient" de partout sauf de Maurice. Vous les entendez souvent commencer une phrase avec : "Nous les Britanniques...''ou alors ils se réfèrent souvent à leurs "grand-parents métropolitains".

Q. Quelles sont d'après vous les causes d'une telle attitude?

R. L'explication de ces causes remonte à l'ère coloniale. Nous avons été colonisés en deux temps par deux colonies différentes et l'une comme l'autre nous a fait comprendre que nous ne pouvions être autre que Français ou Anglais. Nous n'avons pas à aller très loin pour comprendre ce phénomène. On se rappelle le temps où les Mauriciens de peau noire n'iraient pas à une fête s'ils ne s'étaient pas poudrés au préalable. Du reste, l'armée africaine qui était sous le commandement des Anglais à Vacoas démontrait clairement l'infériorité du noir vis-à-vis de son chef blanc. S'il y a une critique à faire ici c'est notre formation qui devrait être blâmée. La preuve flagrante est que nous étudions tout le monde à part de nous-même. Nous avons peur de parler créole et pourtant c'est le véhicule de nos communications et c'est donc une langue dont nous ne devrions pas rougir.

Q. Est-ce qu'il y a une issue à ce problème?

R. On devrait sérieusement étudier la possibilité de créer un groupe de recherche sur l'identité mauricienne. Pour oeuvrer dans ce sens, on pourrait viser à la création de centres de culture mauricienne plutôt que de nous importer des maisons de culture à la française. Chacun, à son niveau, devrait prendre conscience du fait qu'aucune des communautés mauriciennes ne peut se réclamer de son pays d'origine. Le Franco-mauricien ou l'Indo-mauricien parle, agit et pense différemment du Français ou de l'Indien. L'un et l'autre ont plus de choses en commun qu'ils ont avec les gens de leur origine raciale ailleurs car ils sont nés et ont grandi sur ce même sol mauricien.

Q. Comment se manifeste le racisme en France?

R. On ne peut dissocier ce problème de racisme en France de celui que pose le racisme mauricien. Le Mauricien qui foule le sol français a déjà reçu un conditionnement quant à la "valeur" associée au noir ou au blanc. Quand il n'a pas eu l'habitude, chez lui, d'être sur un pied d'égalité avec un blanc, il a envers le Français un sentiment d'infériorité et il montre une certaine hésitation dans son comportement. Pour le Français, la situation se définit autrement. S'il montre une hostilité envers le nouveau venu ce n'est pas en tant que blanc vis-à-vis d'un noir, mais en sa capacité de Français vis-à-vis de l'envahisseur. C'est plus du nationalisme que du racisme, au départ tout du moins, car il est évident que l'attitude servile que nous avons vue peut très bien causer un sentiment de supériorité chez le Français.

Je peux cependant dire sans hésitation que le Mauricien qui ne se trouve pas dans un besoin immédiat de sortir d'une difficulté, qui a la compétence nécessaire à bien faire son boulot et qui a été rodé en France, ne connaît pas le racisme. Par contre, s'il est en compétition pour un poste avec un Français qui possède les mêmes diplômes que lui, il connaîtra bien vite une forme de "racisme" assez répandue. Les gens qui parlent mal le français sont eux, à tout coup, sujets à une autre forme de racisme encore. Ils gênent ceux vers qui ils vont pour chercher de l'aide et ils sont accueillis par des "passez plus tard" ou des "revenez la semaine prochaine".

Q. Y a-t-il une forme de racisme qui soit plus aiguë que les autres?

R. Pour moi toutes les formes de racisme sont aiguës. Le fait de refuser à quelqu'un une entière égalité avec une autre personne est en soi-même aberrant. Il n'y a pas de petit ou de grand racisme. Il faut aussi identifier les groupes sociaux-économiques où le racisme se démontre. Les Français de la classe ouvrière tendent à être très racistes car ils ont peur que le travailleur immigré leur prenne leurs postes. Certains bourgeois qui ont généralement des visières tendent à l'être aussi mais, par contre, on ne rencontre jamais ce phénomène  dans un milieu intellectuel.

Il m'est déjà arrivé, au métro, d'être accueilli par "encore un nègre!" mais en général c'est plutôt la réaction : "Vous vous n'êtes pas un noir, vous êtes un Français comme nous". Une telle réaction démontre toujours que la personne dont on parle s'est totalement adaptée à la société française. Je voudrais aussi dire que les Français ne sont pas plus racistes que les Mauriciens ou les Anglais.

Q. Vous avez parlé d'adaptation, est-ce que c'est un procédé douloureux?

R. Le problème initial est celui de la solitude, que j'ai personnellement connue dans les années 60, et qui pèse très lourd. Le choc est moins grand maintenant, car il y a des organisations mauriciennes pour accueillir les nouveaux venus. Il faut compter une année avant que le Mauricien se sente chez lui. Il lui faut un certain temps pour apprendre la façon de vivre du Français. Pendant ce temps-là, il vit au jour le jour. Ce n'est qu'après cette période qu'il peut contempler l'avenir. Il va sans dire que son adaptation dépend de sa volonté de s'adapter. Le Français n'aime pas, par exemple, que des immigrants se parlent dans une langue étrangère devant lui. En fin de compte, on pourrait dire que se sentir bien c'est agir à la française. Si vous le faites, le Français vous acceptera.

- Q. On a entendu à Maurice des rumeurs selon lesquelles les jeunes Mauriciennes se faisaient exploiter en France. On a même parlé de prostitution. Qu’estce-que vous en pensez ?

R. Le fléau est plus réel en Italie qu'en France et je sais que le 'Mouvement des travailleurs Mauriciens' a étudié cette question à fond. En France, on n'en voit pas. Il n'y a pas de Mauricienne à Pigalle, tout du moins on n'en voit pas. Je vous dirai par contre qu'il y avait plus d'exploitation dans le temps avec le système de mariage par correspondance. Vous aviez là un homme qui avait besoin d'une femme car il ne pouvait tout simplement pas subvenir à ses besoins, étant perdu dans un coin retiré de la France. Là c'était le vrai esclavage et beaucoup de Mauriciennes en ont souffert.

Q. Les problèmes dont vous avez parlé expliqueraient-ils donc l'existence des organisations mauri-ciennes en France?

R. En effet. Comme il y a un certain conflit entre le travailleur français et le mauricien, celui-ci reconnaît immédiatement l'enjeu qui est son propre bonheur en France — et il fonce. C'est peut-être à l'étranger qu'on peut mieux voir le caractère combatif de nos compatriotes. Le Mauricien n'admet pas être battu, il s'organise et il revient à la charge jusqu'à ce qu'il trouve satisfaction et c'est peut-être aussi pour cela qu'il a la réputation d'être bon travailleur ceci indépendamment de ce qu'a pu être sa condition sociale à Maurice. Nous avons donc le "Mouvement des Travailleurs Mauriciens' qui s'occupe des "sans papiers" et qui se spécialise dans la défense du travailleur mauricien. Il y a aussi la Communauté Mauricienne de France, dont je suis le fondateur et le président actuel, qui groupe plus de mille membres et qui, elle, vise à aider le Mauricien qui entre en France en vue de s'installer. Nous organisons aussi des activités culturelles et sociales de façon à  permettre aux Mauriciens de se rencontrer et de se détendre ensemble de temps en temps, car on travaille très dur en France.

Q. Le problème des "sans papiers", dont vous avez parlé, est-il maintenant moins grave?

R. Les choses ont changé car le gouvernement français a décidé, comme vous savez, pour des raisons humanitaires, de régulariser la situation des Mauriciens qui sont entrés illégalement en France jusqu'au mois de décembre 1975.

Q. Pouvons-nous parler de l'effet que cette situation illégale a eu sur nos compatriotes dans le passé?

R. La situation était le résultat de l'irrationalité avec laquelle l'immigration mauricienne en France s'est faite dans le passé. Chacun partait quand il pouvait, on leur faisait croire que tout était rose en France et ils pensaient donc que les 'papiers' pourraient être obtenus à l'arrivée — il y a beaucoup de gens qui ont tiré un profit de ce désordre. Donc, arrivé en France, sans per­mis de travail, le Mauricien est un indésirable. Il foule le sol français illégalement et, comme il ne peut pas offi­ciellement trouver du tra­vail, il se fait exploiter pour survivre. A ce moment, il abuse de l'alcool et s'isole complètement. Nombreux sont nos compatriotes qui ont connu une fin tragique –suicide ou perte de la raison – dans une telle situation.

Q. Comment réagissent les Mauriciens qui sont 'installés' vis-à-vis de ceux qui se trouvent dans la  situation que vous venez de décrire?

R. Un Mauricien ne peut rester sans manger en France s'il rencontre un autre Mauricien. Là, il n'est plus question d'appartenance à telle ou telle communauté. L'un en face de l'autre, ils sont Mauriciens tout court et ils sont solidaires.

Q. Il est difficile de se mettre dans la peau de quelqu'un qui a été absent du pays pendant quinze ans. Où se trouve votre patrie?

R. Maurice est ma patrie.

Q. Pensez-vous qu'il serait juste de dire que si les Mauriciens à l'étranger étaient assurés de retrouver à Maurice les facilités matérielles dont ils jouissent ailleurs, ils reviendraient à la terre natale?      

R. Il y a beaucoup de facteurs à considérer. Nous avons acquis des habitudes nouvelles, nous jouissons d'une liberté à laquelle nous tenons et qui consiste un peu à pouvoir dire : "Si vous n'êtes pas content c'est votre droit!" Il faut aussi prendre en considération les nombreux Mauriciens qui sont naturalisés et les nombreux enfants qui sont nés en France. Il est évident qu'on est mieux chez soi, mais les avantages dont nous jouissons ne s'arrêtent pas à nos salaires.

Voir un fils de quatorze ans lire la musique et vous parler du soleil; le voir marcher à côté du petit Français sans aucun complexe — tandis que nous nous débattons encore pour nous débarrasser des derniers vestiges de notre ancienne mentalité — tout cela nous retient. Redonnez-nous cette identité mauricienne de façon à ce que nous soyons tous les mêmes et nous aurons plus intérêt à revenir. C'est notre pays, mais il y a aussi le pays qui nous a accueillis et qui nous donne des possibilités que nous n'avons pas chez nous. En France, nous avons plus l'impression d'être l'égal de tout le monde tandis qu'à Maurice, avec les inégalités qui existent entre les différentes couches sociales, la chose est difficile. Le type qui courbe l'échine devant un autre…cela nous ne pourrions plus l’accepter.

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