JM et les chefs coutumiers de la République démocratique du Congo

09 August 1978

Un docker c’est un bœuf, on le reconnaît à sa bosse sur le cou


ILS forment à eux seuls un des phénomènes sociaux les plus complexes de la société mauricienne. Ils ont, comme il a été prouvé récemment, le pouvoir de paralyser le pays tout entier. Patrons et ministres tremblent devant eux. Et pourtant, malgré cette force, on pourrait dire que la société mauricienne les a oubliés et les met aujourd'hui au rancart. C'est ce mélange paradoxal de force et de fragilité qui, aux premiers abords, frappe ceux qui les abordent. De plus, l'intérêt social et économique qu'ils représentent est accru par le fait qu'ils font aujourd'hui partie d'une espèce en voie de disparition.

Pour démystifier ces personnages et permettre de réajuster l'opinion à la réalité, L'Express a tenu à interviewer UN DOCKER.

Il faudrait dire pour rendre justice à notre interlocuteur, que pendant toute l'interview, cet homme, grand, mince et près de la cinquantaine n'a pas une seule fois montré une attitude hargneuse ou insolente vis-à-vis des problèmes dont il a parlé.

Voici le résultat de l'interview.

Propos recueillis par
Jean-Mée DESVEAUX
L’express du 9 août 1978

Q. Depuis combien de temps faites-vous ce travail?

R. Cela fait 26 ans que je travaille dans les docks. J'ai commencé à l'âge de douze ans en balayant les hangars. J'ai souvent considéré faire autre chose, mais ce qu'il m'était possible de faire ail­leurs — comme être maçon ou "enflé" — offrait encore moins que ce que je pou­vais gagner aux docks.

Q. Est-ce que vous ve­nez d'une famille de doc­kers?

R. J'ai plusieurs frères et des cousins qui sont doc­kers. Mon père lui-même ne faisait pas ce métier et je peux vous assurer que per­sonnellement, père de sept enfants, je refuserais caté­goriquement de les laisser travailler là où je suis. Si c'était à refaire, je ne me jetterais pas encore une fois dans un tel guêpier. Du reste, je ne conseille à personne de le faire. Ima­ginez-vous la situation de travail d'un docker: il n'y a pas de place pour la pitié — c’est qu'on appelle la soli­darité entre travailleurs. Si vous êtes faible, votre place n'est pas là et ne vous atten­dez pas à la compassion de vos coéquipiers! Si vous tom­bez, on vous marche lit­téralement dessus. Ceux qui sont plus forts vous intimident. Et encore les choses ont un peu changé, car fut un temps où les travailleurs se rendaient la vie mutuellement dure en vue de décourager certains pour ensuite toucher plus par tête. C'est la loi du plus fort. Il n'est donc pas étonnant que je préfère que mes enfants ap­prennent un métier ail­leurs.

Q. Malgré ce que vous dites là, n'est-il pas vrai que les dockers forment un groupe assez fermé, qu'ils habitent ensemble et ne fréquentent personne d'autre en dehors du cercle des dockers?
R. Je ne pense pas. Pour commencer, les Dockers Flats auxquels vous vous référez sont aujourd'hui occupés par très peu de dockers. Nous recevons maintenant Rs 30.35 par semaine pour notre loyer et nous sommes éparpillés un peu partout. Nous fréquentons tout le monde et nous sommes bien ouverts. Il est cependant certain qu'il m'est plus facile de parler à un docker comme moi qui peut plus facilement comprendre mes problèmes qui sont aussi les siens. Somme toute, j'aurais peut-être plus confiance en un docker qu'en quelqu'un d'autre.

Q. Comment préférez- vous qu'on vous appelle: docker, débardeur ou travailleur du port?

R. Il vaut mieux dire docker car nous travaillons aux docks. Il arrive même que certains soient vexés par l'appellation "débardeur". Sur le journal, par exemple, il est plus correct de dire "docker" que "débardeur"

Q. Comment peut-on reconnaître un docker en dehors de son travail?

R. Capav reconaitre ène docker comment reconaître ène bœuf, par sa cors, lors so licou. Car en effet, le 'vaccin' du docker c'est la bosse qu'il a sur le cou à force de transporter les balles. Quand il porte une cavate, son col laisse voir un défaut derrière. On peut aussi peut-être le reconnaître s'il parle de politique par exemple, mais, à part cela, il est comme tout le monde.

Q. Pensez-vous que le docker soit mal considéré à Maurice?

R. Pour moi, la situation se résume à celle-ci: si un Mauricien dit d'un "débardeur" qu'il est infréquentable, c'est un homme qui n'est pas honnête avec lui-même car toute sa nourriture passe dans les mains de ce "débardeur"-là. Il est possible que tous ces gens bien habillés pensent ainsi, mais ce n'est pas pour autant que je vais déambuler le long des rues avec deux plumes dans ma poche et faire croire que je suis un "commis". Il y a très peu de gens qui pourraient faire ce travail meme s'ils essayaient. Je suppose donc que certains sont jaloux. Quant aux autres, ils seraient peut-être à ma place s'ils n'avaient pas l'éducation qu'ils ont reçue. Si mes enfants me disent. "Papa, tu es un débardeur", je leur dis "Oui, et c'est par ce moyen que tu as grandi". En général, s'il arrive qu'on lui demande ce que fait son père, il répond franchement.

(L'épouse de notre interlocuteur intervint ici pour laisser entendre qu'il existe certainement des femmes de dockers qui ont honte de laisser savoir ce que font leurs maris quoique elle- même n 'est pas de celles-là.)

Toutefois, de mon point de vue, je considère que nous sommes tous humains que nous portions cravates ou non. Je dois ajouter que je suis très heureux quand je vois un de mes voisins réussir. S'il peut par exemple envoyer son fils à une meilleure école que celle où se trouvent les miens, ni moi ni mes fils ne peuvent l'envier car si nous sommes là où nous sommes c'est parce que c'est notre chance et personne n'est à blâmer pour cela. Sur ce chapitre, vous seriez peut-être intéressé de savoir que "longtemps quand ène zène débardeur aile fréquenté mama tifi là ferme la porte divant so néné mais maintenant ça fine sanzé in pé, fami réalisé ki débarder na pas dévergondé".

Q. Le public en général pense que les dockers sont parmi les gens les mieux payés à Maurice. Est-ce que c'est vrai?

R. Oui, c'est ce que pense le public en général. Ce qu'il ne réalise pas c'est que, bien que cet argent existe, il faut aller le chercher au prix d'énormes efforts physiques. Laissez-moi vous expliquer la journée d'un docker: le travail s'organise comme suit: les dockers se groupent en "gangs" de seize hommes et ils ont pour tâche de manipuler 1 680 sacs pesant entre 160 livres (le poids légal) et 200 livres. S'ils commencent à 8 h 30, ils peuvent finir vers les onze heures et demie. Après avoir accompli cette tâche, ils ont droit à Rs 27.33. S'ils ont beaucoup à marcher pour délivrer les sacs, comme dans le cas d'un "magasin" de 75 pieds, ils peuvent finir leurs 1 680 " sacs vers 13 h 30. Cette somme, vous réalisez bien, ne suffit pas pour nourrir une famille. S'il veut se faire une bonne semaine, ce qui se situe entre Rs 300 — Rs 400, le docker doit donc, après ses 1 680 sacs, chercher une équipe qui accepte de continuer à travailler. Là, il peut rester jusqu'à ce qu'il ait manipulé 3 000 à 5 000 sacs. Il ne faut pas oublier que chaque sac lui passe sur la tête ou entre les mains. Il lui faudrait travailler de 8 h 30 à 18 h, six jours par semaine, pour obtenir cet argent et je ne connais personne qui puisse faire cela durant plus de deux semaines.

"Nous tout ti a content gagne ça Rs 400 là mais létant ou rentre la caze ou lécorps raye rayé, ou tellement maussade ki bonne femme capav lève ène la guerre are ou; des fois ou camarade bisin lave ou lé dos tellement ou fatigué, ou vine comme éne ti baba."

Q. Si cet argent est si durement gagné, comment se fait-il que les dockers dépensent des sommes folles en un seul soir?

R. Il y a une confusion dans l'esprit du public quant à ce que font les différents travailleurs du port. Il existe des dockers, des 'ti-colis', des arrimeurs, des stevedores et d'autres encore. Il ne faut pas les mettre dans le même panier, car ils sont différents et ils ne touchent pas tous des sommes énormes. Les stevedores, eux, il est vrai, touchent bien. Ils peuvent, certaines semaines, se faire sept à huit cents roupies, pendant ki mo pé cokin bonne femme ène ti Rs 50 par semaine pou mo casse éne fatigue, stevedore li pé tire Rs 200; li pé faire descendre bouteille whisky, et si nous saye suivre li nous reste sans manzé. Et si le stevedore avait à faire le travail d'un docker, tout le sucre du Marché commun resterait dans le port.

Q. II y a des gens qui touchent peut-être moins que vous et qui sont intéressés par la culture en général. Ils vont au théâtre, écoutent de la musique ou lisent. Est-ce-que cela vous intéresse?

R. Je peux aller au théâtre, mais ce serait seulement pour me rendre compte de ce qui se passe et de ce que les gens sont à dire autour de moi. Si je vais aujourd'hui, je n'irai pas encore demain. Si mes enfants me demandent de l'aigent pour y aller, je leur en donne volontiers et je voudrais qu'ils puissent, eux, apprécier ce genre de chose. Il faut réaliser que ceux qui ont été à l'école peuvent apprécier, mais pour moi qui ai choisi ce métier justement parce que je n'avais pas l'éducation nécessaire...! Cé ki péna lédication li dire 'alla éne zoli la voix!' mais li pas pé comprend cé ki pé dire; li batte la main quand les zottes batte la main, mille fois li mette éne séga ki ça la misik clasik là. Pour moi, au lieu de payer Rs 20 et de rien comprendre, je préfère aller à la taverne et me ''défatiguer'' avec mes camarades de travail.

Q. Vous avez la réputation d'être un peu irresponsable. Est-ce que vous pensez à l'avenir et aux conséquences quand vous prenez une décision comme, par exemple, celle de déclencher une grève?

R. Il nous faut penser à l'avenir, à notre budget, aux moyens de continuer à élever nos enfants avec l'installation du vrac. Quand nous faisons une grève, nous nous assurons qu'elle nous permettra d'aller de l'avant. Le patron a un quota et il a un délai pour envoyer son sucre au Marché commun. Nous ne pouvons oublier les responsabilités qui lui incombent tout comme il doit lui aussi se pencher sur notre misère. Et s'il le faisait, son sucre partirait en deux mois au lieu de trois car le sucre est notre produit national et nous avons besoin de l'exporter pour que l'argent rentre au pays — mais si éne maman zoué ek so piti toute la zournée et ki piti la nek rié même, maman la zamais pas pou conné si lifaim ou bien si li malade. Fodé li ploré pou faire conné. Nous aussi fodé nous plaigné pou misié la comprend nous souffert.
Mais cependant quand les coupes se suivent sans que les demandes faites depuis longtemps soient agréées, quand le juge va faire des voyages à l'extérieur, une décision doit être prise et nous avisons notre syndicat. Évidemment, beaucoup en souffrent et cela ne nous fait pas plaisir non plus. Mais si le patron montrait un peu de bonne volonté seulement, il n'y aurait jamais eu de grève ou de go-slow. Piblik souffert,patrons souffert, mais nous zenfants aussi souffert!

Q. Est-ce que vous souffrez d'un sentiment d'insécurité dans ce travail?

R. Oui et il est énorme. Prenez par exemple, le travailleur qui a atteint l'âge de la retraite. Ou fine vié, ou né pli capav travail, patron dire ou arrêté, li dire ou li bien satisfait ou fine rendre satisfaction pendant 25 ans, li remercié ou, li donne ou un lump sum Rs 150. (le tout dit avec un visage imperturbable). Du reste, c'est un travail qu'on ne peut pas faire pendant longtemps. Les trois-quarts des dockers doivent partir après quinze ou vingt ans de service. De plus, avec l'avènement du vrac, on ne sait si le patron va créer un autre boulot pour nous. Il est clair que la majorité partira, mais nous ne savons pas avec quels dédommagements si dédommagement il y a. Il me faudra donc à mon âge chercher un autre boulot après avoir peiné ici toute ma vie. Je pense personnellement que les patrons devraient nous indemniser en nous payant Rs 300 à Rs 400 par mois. Il est évident que nous méritons plus mais ils pourraient au moins nous donner cela. Cette somme serait éventuellement ajoutée à ce que nous essayerions de gagner ailleurs en tant que gardien de nuit, pêcheur ou autre.

Q. Vous parlez des syndicats, ne pensez-vous pas qu'ils soient trop politisés pour pouvoir vraiment représenter l'intérêt du travailleur?

R. D'après moi, la politique et le syndicalisme sont deux activités bien distinctes et elles ne devraient pas être confondues. Du reste, les officiels de notre syndicat, ceux qui sont payés pour s'occuper de nos problèmes industriels, ne font pas de la politique. Notre négociateur fait de la politique mais alors il n'est pas un officiel payé par le syndicat. Du moment que les officiels font ce que nous leur demandons de faire, nous sommes assurés que l'action ne vise que notre propre bien-être. Pour qu'un dirigeant du syndicat déclenche une grève, il faut qu'il nous prouve que c'est dans notre intérêt. La décision même de faire la grève appartient uniquement aux travailleurs.
Après, éna boucou travailleur qui encore pense 1971 quand ti bisin marche dans barblé pou soigne zotte fami. Il y a eu beaucoup de changement. Dans le passé, les syndicats se formaient et disparaissaient à vue d'oeil sans que le travailleur ait pu savoir ce qui était advenu des fonds sur lesquels il n'y avait, du reste, aucun contrôle. Quand le secrétaire allait dans le bureau du patron pour nous représenter, on n'avait aucun moyen de s'assurer qu'il restait de notre côté durant les pourparlers, car personne ne pouvait l'accompagner. Nous avons maintenant une délégation au lieu d'un seul homme. Nous pouvons démocratiquement élire nos officiels tout comme nous pouvons nous débarrasser d'eux et nous avons un contrôle strict sur les fonds recueillis. Mais l'essentiel est que nous recevons maintenant beaucoup d'avantages dus à l'action de notre syndicat quoiqu'il faut faire ressortir que c'est notre effort et le mérite de notre travail qui nous valent cet argent et que le syndicat n'est à la fin qu'un intermédiaire entre les patrons et nous.

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